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Remarques finales

2. LES ORIGINES ET LE DEVELOPPEMENT DU MUSÉE

2.4 Le musée et la construction des nations

La figure du musée évolue avec la consolidation des nations. En France, la « nation » s‟est identifiée au cours de la Révolution, au réaménagement de l‟héritage du passé, à l‟accumulation des œuvres et des achats progressifs sous l‟état protecteur. Les états nationaux en Europe évoluent également à partir de la disparition du système napoléonien et de l‟Ancien Régime103. Selon Werner Oechslin, cette période se construit dans une sorte de : « bagarre »104 européenne pour le pouvoir dans le domaine de l‟art. Il s‟agit d‟un conflit ou

102 POULOT, Dominique. Une histoire des musées de France, XVIII e – XX e siècle, Op.Cit., p. 6

103 OECHSLIN, Werner. “Le goût et les nations: débats, polémiques et jalousies au moment de la création des musées au XVIIIe siècle”dans POMMIER, Édouard (dir.)

Les musées en Europe à la veille de l‟ouverture du Louvre, Klincksieck, Musée du

Louvre, 1995, Paris, France, 1995, p.367.

104 L‟auteur explique les perceptions, les questions et les rivalités culturelles entre les nations. Il explique que le danger du chauvinisme est inhérent à toute considération sur la nationalité, Ibidem p. 368.

guerre culturelle des nations où les Européens, Italiens, Français, Anglais et autres, combattent pour l‟excellence de la peinture et de l‟architecture parce qu‟ils pensent que les arts assurent et montrent la « magnificence d‟une nation »105. En somme, l‟évolution des écoles d‟art et la lutte pour le perfectionnement en matière de goût augmente la ferveur et le sentiment national de l‟Europe du dix-neuvième siècle.

« Le musée classique du XIXe siècle européen est le symbole d‟une nation ou d‟une collectivité. Tous ses objets sont autant d‟éléments caractéristiques ou représentatifs d‟une œuvre, d‟une culture, d‟un grand homme, bref d‟une partie de la communauté imaginaire en question. Ils répondent à des strictes exigences d‟authenticité, de qualité et de propriété publique et s‟organisent en vue d‟une régénération de la mémoire culturelle pour les tâches présentes. L‟autorité du musée dépend de sa maîtrise d‟un savoir positif, dont il use éventuellement pour l‟emporter sur des collectionneurs privés ou les musées d‟autres pays… cette concurrence acharnée entre établissements, au nom du

prestige gagé sur leurs collections106 ».

Au dix-neuvième siècle, les sentiments nationaux de l‟époque sont encouragés par l‟art et ses instances d‟exposition, c‟est le cas des salons et des expositions universelles107. Le musée devient une sorte de confirmation du goût et des mœurs raffinées du moment et apparaît comme un système « fermé » et institutionnel traduit comme patrimoine. L‟institution muséale

105 Ibid.

106 POULOT, D. Musée et muséologie, Op.Cit., Chapitre “Les musées au XIX siècle”, p. 43.

107 Les principales expositions universelles datent de 1851. Elles ont eu lieu à Londres, six fois à Paris mais aussi à Vienne, à Philadelphie, à Chicago, à Saint Louis, à San Francisco, à Bruxelles, à New York, à Montréal et la dernière à Osaka en 1970. Voir Annexe dans ORY, Pascal. Les expositions universelles de Paris, éditions Ramsay, France, 1982, p. 153.

commence à configurer un régime de représentation en faveur de la démarcation des différences. Malgré les efforts de la révolution pour rendre l‟art public, dans le musée du dix-neuvième siècle s‟installent les mœurs et le « goût » des hommes de pouvoir qui visent à consolider la Nation :

« La visite au musée elle-même, permet de s‟assurer de ses goûts, conforte une appartenance, constitue un mode de distinction, entretien enfin des liens avec la différenciation sexuelle des conduites : la femme doit se détourner des images jugées malhonnêtes, tandis que

l‟homme peut en jouir108 ».

À la lumière de cet exemple, nous pouvons constater la domination morale des hommes sur les femmes, domination qui fût parfois détournée par des femmes écrivaines comme George Sand. Mais malgré tout, la haute culture -qui commençait à devenir la norme de l‟époque - interdisait aux femmes le droit de regard dans le musée mais interdisait aussi :

« […] l‟accès au droit de vote et à l‟éligibilité… l‟accès à tous les niveaux d‟enseignements et à tous les segments du marché du travail, et encore l‟égalité des époux dans le mariage, voire dans le partage des

tâches des espaces familiaux109 ».

À la même époque, on observe dans les expositions coloniales des spectacles dénigrants où les personnes venues des peuples d‟ailleurs étaient mises en scène avec des chaînes, des grillages ou des barrières.

« À partir du dix-neuvième siècle, il ne s‟agit plus seulement de « montrer » des animaux plus ou moins « exotiques », mais aussi des hommes. Avant cette date, les premiers voyageurs avaient rapporté quelques spécimens « exotiques » des quatre coins du monde pour les exhiber dans les plus grandes cours d‟Europe, puis progressivement, dans les cabinets de curiosité…

108 POULOT, D. Musée et muséologie, Op.Cit., p.43.

109 SCHWEITZER, Sylvie. Femmes de pouvoir, une histoire de l‟égalité

L‟Europe, depuis Vespucci ou Cortés, ou avec les Indiens Tupi présentés au roi de France en 1550, a ponctuellement connu ce phénomène. Au dix-neuvième siècle, Londres est la capitale de ces exhibitions « exotiques », de la Venus Hottentote (1810) aux Indiens (1817), des Lapons (1822) aux Eskimos (1924), des Guyanais (1939) aux Bushmen (1847), des Cafres (1853) à la vague de Zoulous et des Ashantis… mais le phénomène est encore parcellaire et ne constitue pas encore un « genre ». C‟était alors une forme ludique de la force, de l‟étrange, du curieux ou de la cruauté qui

était mise en scène110 ».

La relation entre les sexes, l‟ancien rapport à la culture des autres, ainsi que les pratiques de représentation des anciennes expositions du type « zoo humain » semblent aujourd‟hui inacceptables. Malgré tout, les pratiques au dix-neuvième siècle démontrent que la figure de l‟étranger était comprise probablement comme une « race » différente, comme une race non Ŕ humaine, digne de la curiosité des spectateurs. Les personnes exposées en cages étaient en effet des objets exotiques. Tout cela rappelle111 d‟anciennes controverses comme celle de Valladolid devant Charles X en 1550, où Sepúlveda posa à Bartholomé de Las Casas la célèbre question sur les populations originaires d‟Amérique : « Sont-ils de véritables hommes ? ». L‟ensemble des faits propres aux imaginaires du dix-neuvième siècle, c‟est-à-dire la construction des nations à travers l‟art et la différence, la concurrence et la mise en place des monuments, va de mise avec l‟évolution de la société industrielle. Comme l‟expliquent les spécialistes :

« Le zoo humain cristallise plusieurs évolutions majeures des sociétés préindustrielle et industrielle au

cours du XIXe siècle. En cela, il se révèle un

110 BANCEL, N., BLANCHARD, P., BOËTSCH G., DERRO, E., LEMAIRE, S. Zoos

humains. XIXe et XXe siècles, Éditions la Découverte, Paris, 2002, p. 8.

111C‟est Tony Bennett qui souligne cette idée. Voir « The exhibitionary Complex » dans Thinking about Exhibitions, Greenberg, Ferguson et Nairne (éds), Routledge, USA, Canada, 1996, pp. 81-112.

extraordinaire analyseur de ces transformations. De façon complexe, multiforme, souhaité ou non, les « spectacles anthropozoologiques », en tant que médias de masse, ont été le vecteur essentiel du passage d‟un racisme scientifique touchant une élite savante à une vision raciale du monde, structurante des rapports coloniaux et des relations Nord/Sud. Mais c‟est bien là tout le paradoxe, ils ont aussi été le creuset de la construction des identités nationales… tant pour

l‟Occident, que pour les populations exhibées112 ».

Nous assistons à une époque où la configuration des nations s‟instaure grâce aux images et représentations de l‟altérité. C‟est à travers la représentation d‟autres peuples que s‟est dessiné le caractère de chaque nouvelle nation occidentale. La logique est la suivante : « Nous sommes nous, parce que nous ne sommes pas l‟autre. L‟autre est différent. Donc, celui qui est différent ne fait pas parti de Nous ». Au dix-neuvième siècle, le problème est que les nouveaux dispositifs des musées qui se construisaient et s‟élargissaient sur tout le territoire commençaient à utiliser cette rhétorique qui servait aussi les intérêts des nations :

« Les nouveaux musées, désormais liés aux traditions

historiques régionales ou locales, ont vocation à illustrer toute la gamme des ferveurs civiques. L‟emboîtement des petites patries dans la grande nourrit le sens de l‟appartenance à la « communauté imaginaire » dessinée par l‟éducation et la presse, contribuant à l‟élaboration d‟une culture commune. À la veille du XXe siècle, la France reconnaît unanimement le musée pour l‟un des symboles les moins contestables de la modernité, porteur des valeurs

112 BANCEL, N., BLANCHARD, P., BOËTSCH G.et Al. Zoos humains Op.Cit., p. 21.

les plus élevées de l‟humanité comme des preuves de sa

fierté nationale113 ».

Le musée, la peinture et les arts sont devenus ainsi des instruments pour stimuler la conduite civique et promouvoir ainsi la démocratie des États. Mais au-delà de l‟art, c‟est le dispositif d‟exposition qui domine parce que les artistes sont assujettis aux institutions. Comme l‟explique Laurence Bertrand, l‟interdiction morale et politique est passée de la main de l‟Église aux mains des institutions artistiques qui ont régulée les formes de la représentation et même la légitimation de l‟art. Si au dix-neuvième siècle l‟instrument de cette légitimation était le scandale114, aujourd‟hui ce qui règne c‟est le spectacle115.