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Première partie : La société terrorisée

II. Thabit et al-Berry : Fictions istoriques ?

Enfin, je ne cacherai pas d’avoir souffert à ainsi livrer la grande et petite histoire de gens que j’ai fréquentés durant une longue période de ma vie en partageant leurs joies et leurs malheurs. Quelques-uns d’entre eux pourraient croire que j’ai voulu leur porter tort. Ce serait une erreur. Je ne souffrirais pas moins si les lecteurs de ce livre en venaient à penser que ceux-là qui furent mes « frères » dans la Jamaa sont les plus mauvais des êtres, privés de toute humanité.

Mais quoi qu’il en soit de ces souffrances et autres sentiments pénibles, je n’entends pas plus aujourd’hui présenter

يرخأ

ا ً

تيؤر نينلأ لملأاب يروعش يفخأ نل

مهحارفأ في لايوط انمز مهتشياع صاخشأ رابخأ

هل ديرأ نينأ أطخ مهفي دق مهنم ادحأ نلأو ،منهازحأو

اذه ءارق مهف ام اذإ لمأتأ نينإ ثم .تيور ام في رشلا

"ةعاملجا" في "تيوخإ" اوناك نيذلا كئلوأ نأ باتكلا

.ارط سانلا أوسأ مه

لاآ نكل

،راذتعلاا ىلع نيلمتح لا هذه يم

.ملاكلا نع نيفقوت نلو

2

1 Bouju, Emmanuel. « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman istorique contemporain » dans Écrire l’histoire, numéro 11, dossier « Présent (1) » sous la direction de Sylvie Aprile et Dominique Dupart, Marseille : Éditions Gaussen, 2013, p. 51-60.

des excuses que me taire.1

Ainsi se termine la préface3 du texte de Khaled al-Berry La terre est plus belle que le

paradis. Journaliste égyptien, il décide d’accéder à la proposition d’un ami et d’écrire sur son

expérience au sein d’un groupe islamiste. S’étant trouvé de l’autre côté de la barrière, Khaled al-Berry revient d’un monde marqué par la haine et la violence, à propos duquel il ne peut plus se taire et envers lequel il ne formulera aucune excuse. Dans cette préface, l’auteur souligne la dimension douloureuse mais curative de l’écriture, ainsi que la nécessité de témoigner de son expérience. Une première version de l’œuvre a été publiée avant les attentats du 11 septembre 2001. Dans une deuxième préface expliquant les modalités de réécriture du texte, l’auteur souligne que la première version était un « témoignage journalistique4 » (

ةيفحص ةداهش

), un regroupement d’articles sur son expérience, rédigés avec un style très bref et factuel. Mais ce témoignage change de statut après les attentats et se fictionnalise en « autobiographie romancée »5 (

ةيتاذ ةيرس

) à la suite de remarques formulées par des commanditaires d’une traduction anglaise. L’ordre du récit est modifié, la fragmentation du texte est atténuée et des commentaires sur son ressenti sont insérés. Alors que les codes de l’écriture du témoignage soulèvent beaucoup de questions, ce qui nous préoccupe ici tient bien de la fictionnalisation du personnage de témoin et du récit qu’il produit, en tant que traces de l’événement.

La production de plus en plus importante de fictions choisissant d’aborder l’histoire sous l’angle des codes du témoignage interpelle Emmanuel Bouju qui propose de concevoir ces textes comme des « fictions istoriques », jouant sur l’étymologie et sur la typographie pour penser une nouvelle forme narrative de l’écriture de l’histoire, prolifique en ce début de XXIe siècle. Il élabore des pistes de réflexion sur la poétique de ces œuvres et sur leur relation aux autres formes d’écriture fictionnelle de l’histoire qui privilégiaient la représentation de

2 .دلاج ،يبرلا ةنلجا نم لجمأ ايندلا ،تييرلما راد :ةرهاقلا ، 2009 ( 2004 .ص ،) 9 .

1 Al-Berry, La terre est plus belle que le paradis, op. cit., p. 17

3 La traduction française a changé le titre du prologue en « Pour solde de tout compte », alors que la version originale ne stipule que « prologue » (ديهتم ). Cette partie est commune aux deux éditions.

4 Cette désignation est contenue dans la préface à la seconde édition, pour laquelle le texte a été remanié pour devenir « une autobiographie fictive » )ةيتاذ ةيرس(.

5 L’auteur rend lui-même compte de ce changement de statut au cours de la préface à la seconde édition, et utilise lui-même les termes de « témoignage journalistique » pour désigner la première version (sur laquelle se base la traduction française), et d’« d’autobiographie romancée » pour désigner la seconde (sur laquelle se base la traduction anglaise).

l’historien à celle du témoin1. Interrogeant l’éthique fictionnelle et interpelant le lecteur sur l’autorité potentiellement convoquée de ces fictions qui prennent la place du témoin, Emmanuel Bouju voit dans le développement de ces écritures un symptôme de notre époque contemporaine marquée par le « présentisme » de François Hartog. Jouant de la dilatation de l’instant présent, les fictions istoriques prolifèrent dans la « brèche » arendtienne, dans la suspension du temps d’où elles cherchent à confronter les époques. Elles troublent le lecteur en exposant ostensiblement leur dispositif narratif, tout en permettant de leur assigner une autorité discutable. Les textes de Khaled al-Berry et d’Abdullah Thabit sont des « fictions du témoin » qui prônent une vision personnelle et singulière d’un phénomène marquant de ce début du XXIe siècle, plus que d’un événement historique particulier. L’affirmation de leur caractère fictionnel les situe bien entre deux formes d’autorité que sont le témoin oculaire et l’arbitre :

Et peut-être est-ce bien cette place intersticielle, entre deux garants (le témoin oculaire et l’arbitre) que cherche à occuper l’ingénieux auteur de la fiction du témoin, en faisant de son texte le moyen d’une exposition du témoignage : d’une exposition de soi-même comme témoin et du témoin comme soi-soi-même.2

Cette position des fictions istoriques que met en avant Emmanuel Bouju interpelle car elle est ambivalente. En effet, le texte passe un pacte fictionnel et un pacte autobiographique avec le lecteur qui semblent incompatibles dans leur lien à la réalité, dans leur authenticité feinte mais affirmée. Le texte d’Abdallah Thabit est celui qui expose le plus clairement cette ambivalence. Nous trouvons d’une part la mention « roman » (

ةياور

) sur la couverture du livre, d’autre part une double préface : la première explique le projet d’écriture de l’auteur « Abdallah Thabit » qui s’est vu modifier, influencer, par les attentats du 11 septembre 2001 et introduit le narrateur ainsi que ce qu’il représente (tout jeune saoudien embrigadé dans des

1 « Si l’on fait ainsi l’hypothèse d’une force diagonale qui jouerait dans le roman contemporain comme actualité tensive du présent, on peut essayer d’en examiner la pertinence en considérant la façon très singulière dont certains auteurs s’en emparent, en quittant ce que j’appellerais le paradigme de la fiction de l’histor pour celui de la fiction de l’istor : soit en quittant le modèle dominant, au tournant du vingt-et-unième siècle, de ce que l’on pourrait définir non plus comme le « roman historique » (périmé en tant qu’illusion de la représentation voulant effacer les traces de la décision narrative) mais comme le « roman de l’historien » (au sens où le narrateur imite une figure possible de l’historien en une fiction d’enquête indiciaire attachée à la remontée des traces, à l’écho des voix perdues, à l’archéologie du présent) ; pour rejoindre le modèle actuel d’une fiction du témoin oculaire que j’appelle, par un barbarisme volontaire, roman istorique : incarnation imaginaire du personnage historique, parodie de la micro-histoire en fiction d’énonciation biographique (voire autobiographique) qui actualise le temps historique comme temps vécu au présent – tout en affichant une distance par l’ostentation du dispositif narratif. », Bouju, Emmanuel. « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman istorique contemporain » op.cit., p. 51-60.

2 Bouju, Emmanuel. « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman istorique contemporain », op. cit..

groupuscules islamistes). La seconde est le fait du narrateur qui signe non pas de son nom « Zâhî al-Jibâli » (

ليابلجا يهاز

), mais de l’identité potentielle qui constitue l’enjeu du texte et son titre « le Terroriste n°20 ». Commence ensuite le roman en tant que tel, mais l’ambivalence narrative est à nouveau mise en avant puisqu’une sorte de prologue dont le titre est constitué du nom du narrateur « Zâhî al-Jibâlî » (

ليابلجا يها ز

) suivi d’une formule narrative traditionnelle, typique des Kutub médiévaux : « Zâhî al-Jibâli écrivit : » (

ليابلجا يهاز بتك

) précède le premier chapitre. Toutes ces indications appartiennent au paratexte, et le corps du récit, lui, utilise les codes et la structure chronologique de l’autobiographie. L’événement historique dont le narrateur témoigne est le 11 septembre 2001, mais le narrateur en est principalement marqué à cause de sa potentielle implication s’il ne s’était pas éloigné du groupe islamiste dans lequel il a évolué durant son adolescence. Les détails de l’intrigue correspondent fortement à la vie de l’auteur, aspect qui l’éloigne quelque peu des fictions istoriques d’Emmanuel Bouju qui sont entièrement fictionnelles. En effet, une de leurs caractéristiques est bien de n’avoir aucune autorité référentielle, que nous trouvons cachée chez Abdullah Thabit. Mais l’ostentation du dispositif fictionnel dans l’enchâssement des récits et des narrateurs ne permet pas de considérer ce texte comme une autobiographie traditionnelle, ni comme une autofiction, ce qui serait plus le cas de l’ouvrage de Khaled al-Berry, La Terre est plus belle que le paradis.

Cette deuxième autobiographie fictive ne possède pas l’appellation « roman » sur sa courverture, mais « biographie d’un fondamentaliste égyptien » (

يرصم ليوصأ ةيرس

). L’auteur propose une préface classique expliquant l’évolution de son projet d’écriture et laissant la place à son narrateur tout de suite après. L’ambivalence n’est pas présente comme dans le texte d’Abdullah Thabit. Khaled al-Berry affirme très clairement dans ce paratexte que la matière première de son écrit est son expérience personnelle, son parcours au sein d’une

Jama’a. Mais la nécessaire réécriture du texte pour lui apporter un style romanesque suggère

un besoin de fictionnaliser cette expérience pour lui donner plus de poids, pour qu’elle touche plus de personnes, pour qu’elle puisse, tout simplement, être traduite en anglais. C’est ce besoin qui relève de la dynamique des fictions istoriques, moins le récit de Khaled al-Berry en lui-même.

Loin de statuer sur cet objet, Emmanuel Bouju attire notre attention sur une catégorie de textes qui partagent une poétique similaire, dont l’avenir est incertain, mais qui offrent

(lorsqu’ils sont bien écrits) une multitude de pistes de réflexion sur la mise en récit de l’histoire au présent.

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Les œuvres du corpus n’apportent finalement aucune réponse à la « frénésie interrogative » qui s’empare de chacun après l’attentat. Il ne s’agit pas pour elles de faire l’histoire. Elles ouvrent un espace, une forme de refuge ou bien de zone d’exclusion où l’individu peut chercher à gérer son rapport à l’événement à sa manière, loin du récit héroïque forgé par la société. Les romans expriment cette frénésie interrogative, ils créent une multitude de questionnements qui peuvent accompagner l’individu et la société dans leur appréhension de l’événement traumatique, notamment en soulignant la difficile relation entre le langage et l’événement, et en exposant les différentes formes de discours à son propos.

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L’attentat terroriste est un événement traumatique, l’ampleur de certains d’entre eux fait qu’ils marquent la société, qu’ils ont un impact sur son histoire. Ils peuvent alors remettre en cause les fondements de la société et provoquer un tel traumatisme que les victimes s’y retrouvent enfermées, bloquées dans la temporalité suspendue du trauma. La reconstruction d’une place pour chacun et la nécessité de repenser le fonctionnement général de la société constituent une source de conflit dans lequel les récits de l’événement sont les armes utilisées.

Le positionnement de l’écriture fictionnelle face à de tels événements est particulier et problématique. Les œuvres du corpus cherchent à ne pas seulement représenter l’événement qui s’est produit, mais à en dépasser la dimension factuelle pour le travailler comme un archétype permettant d’aborder la question du trauma de manière beaucoup plus vaste.

Le développement des nouvelles technologies de communication a participé à l’élaboration de récits de l’événement durant sa phase de réalisation, détruisant le recul mémoriel et temporel nécessaire à une telle démarche. Les œuvres du corpus questionnent la capacité du langage dans toutes ses réalisations (parole, silence, écriture) à saisir l’événement.

Nous allons étudier les difficultés du langage face à l’attentat par le biais de la représentation des différents discours de l’événement (médiatique, d’autorité, des victimes), ainsi que par les détours intertextuels que les œuvres empruntent pour tenter de l’aborder obliquement.

Deuxième partie :