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De l’autre côté du miroir : artificialité médiatique et authenticité fictionnelle

Deuxième partie : La fiction face à l’événement terroriste

II. Les discours médiatiques : porte-paroles du récit héroïque

5.2. De l’autre côté du miroir : artificialité médiatique et authenticité fictionnelle

La présence régulière des médias au sein de la fiction propose une autre version de l’événement qui sert de base à l’intrigue. Ainsi, deux visions différentes du même sujet se confrontent dans l’ouvrage. Alors que le discours médiatique est mis en scène dans l’inauthenticité de la neutralité avec laquelle il est censé transmettre la réalité, la fiction revendique, par la nature même de son statut, la part d’imagination et d’invention qu’elle contient. De prime abord, l’artifice serait un outil prioritairement fictionnel permettant d’immerger le lecteur dans l’univers créé. Toutefois, ce que ces textes suggèrent pose la revendication d’artificialité de la fiction comme authentique, offrant alors une voie plus efficace pour approcher la réalité de l’événement. Celui-ci fait toujours l’objet d’une reconstruction, quel que soit le mode de mise en récit adopté. L’exposition des rouages médiatiques par la fiction révèle ce qui d’ordinaire demeure caché et qui permet de demander l’adhésion du spectateur. C’est ainsi qu’un renversement de perspective se produit. Seul le roman de Jess Walter travaille abondamment ce point dans trois passages différents : la scène de tournage de l’émission de télé-réalité, la perception onirique de son environnement par Remy à la fin, et la série policière diffusée juste avant la publicité de Paul.

Une fois de plus, c’est à travers le personnage de la réalisatrice que ce renversement est exprimé, car elle énonce un paradoxe dont elle ne semble pas avoir conscience :

« Écoute, April, je comprends tout à fait que tu ne te sentes pas vraiment à l’aise. Je suis avec toi. Je respecte ce que tu ressens. Et je ne veux pas que tu fasses quelque chose qui te donne l’impression d’être bidon. Ce serait trop glauque. Tu sais pourquoi on appelle ça télé-réalité ? Tu sais pourquoi ? Parce que c’est beaucoup mieux quand c’est… réel. Plus c’est réel, mieux c’est. C’est la devise de notre émission. On prend des histoires tragiques et on permet au public de les comprendre de l’intérieur. » […] « Essaye juste d’être aussi naturelle que possible. Serre-le dans tes bras. Pleure si tu en as envie. Le plus important c’est que tu fasses comme si on n’était pas là. Agis comme une personne normale dans ce genre de

“Look, April, I totally get your discomfort. Totally. And I respect it. In fact, I don’t want you to do anything that makes you feel phony. That would be creepy. Do you know why we call it “reality”? Do you? Because it’s best when it’s…real. The realer the better. That’s what our show is about. Taking these stories of tragedy and letting people inside.” […] “Just try to be as natural as possible. You know, give him a hug. Cry if you want to. The most important thing is that you act as if we’re not here. Just do exactly what a normal person would normally do… when seeing your last living sibling for the first time since your sister… died such a horrible, unbearable death. This is reality; what we want is real

situation… tu revois le dernier membre de ta famille pour la première fois depuis la mort… si atroce et insupportable de ta sœur. C’est la réalité, on veut des vraies émotions. »1

emotions.”2

Les termes « real » et « reality » sont employés à cinq reprises dans ce bref passage,

marquant l’insistance de la réalisatrice sur ce qui est l’essentiel de leur émission. Leur démarche se base sur une compréhension de « l’intérieur » des histoires individuelles qu’ils sélectionnent, visant de fait l’immersion du « public » dans l’intimité des personnes. La compréhension alors de l’événement ne passe plus par sa mise à distance mais par l’exposition aux yeux de tous des détails des plaies qu’il a ouvertes. La deuxième partie de la citation est principalement composée de phrases injonctives qui définissent la vision de ce que sont des « real emotions » pour la réalisatrice. Elle qualifie la mort de March avec des termes appartenant au registre pathétique (« a horrible, unbearable death »). Elle en appelle

également à une norme émotionnelle qui aurait cours dans de telles situations, qui nécessiterait un contact entre les deux personnages et l’expression visible de leur peine par des larmes. De nouveau, ce discours contient le paradoxe entre authenticité et artificialité puisqu’elle lui demande de « faire comme si », c’est-à-dire de simuler. Retraçant l’histoire d’April tout au long du roman, nous arrivons au constat que ce n’est que dans l’intimité de sa relation avec Remy que celle-ci peut exprimer ses sentiments les plus sincères et laisser libre cours à sa propre façon de vivre l’événement. Qu’il s’agisse de cette scène avec son frère, de l’entretien qu’elle a avec l’avocat qui cherche à la persuader de jouer la veuve éplorée pour pouvoir obtenir une pension conséquente, ou encore lorsqu’elle se trouve avec ses collègues, elle porte toujours un masque, il y a toujours une distance qu’elle impose entre elle et les autres. Une distinction importante s’effectue entre les scènes sociales et les scènes intimes. La fiction, n’ayant aucune prétention à la réalité la plus fidèle, cherche ainsi à reconstruire ce que pourraient être les sentiments d’un personnage ayant une telle histoire et donne alors au lecteur l’impression de s’en approcher bien plus près que toutes les tentatives médiatiques. Ce passage avec Gus illustre la déviance médiatique de la télé-réalité, alors que la scène finale qui voit Remy refusant de se réveiller dans son lit d’hôpital, analyse explicitement le trouble engendré par l’événement face à la question de l’authenticité médiatique :

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 204-205.

Les rêves télévisés évitaient adroitement les épisodes désagréables, ils allaient de la mort aux clips en survolant l’information sans informer personne. Ils sautaient d’une chaîne à l’autre, d’un emplacement à l’autre, d’une tragédie déchirante à une comédie absurde, avec les rires enregistrés pour seule différence. Un jour, il rêva que deux hommes débattaient pour savoir si le rebond de popularité du président était entièrement dû au récent démantèlement d’une cellule terroriste, durant lequel quatre des cinq membres avaient été tués et où une seule des bombes avait explosé… Sur un quai de gare quasiment vide… ne tuant que six personnes… dont le poseur de bombes… et blessant grièvement un officier de police à la retraite…1

The televised dreams were especially clever the way they could skip away from anything unpleasant, go from death to music videos, and pass on information without informing. The way they could jump from channel to channel, from site to site, from wrenching tragedy to absurd comedy, with only the laugh track to differentiate them. One day he dreamed two men debating whether the recent bounce in the President’s popularity was entirely due to the recent victory over a terrorist cell, in which four of the five members were killed and only one bomb was detonated… on a mostly empty train platform… killing only six… including the bomber… and severly wounding a retired police officer -2

Les émissions télévisuelles sont tout de suite rejetées dans le domaine onirique, et l’énumération des variétés d’émissions existantes souligne leur non-sens. La dimension sélective de ce qui peut être abordé insiste sur le fait que l’objectif premier n’est pas l’information mais le divertissement. Il ne faut aborder que des choses agréables et ne jamais creuser un sujet. Ainsi la télévision passe de thème en thème (skip away). Le parallélisme grammatical entre « channel to channel », « site to site » et « wrenching tragedy to absurd

comedy » crée un rythme rapide de passage entre deux extêmes conférant un aspect nihiliste

au contenu puisqu’une tragédie ne diffère en rien d’une comédie, mis à part les rires artificiels qui sont enregistrés. La deuxième partie de la citation est centrée sur le récit de l’attentat commis par Jaguar, marqué par des vides, des non-dits, des manques, symbolisés par l’usage des points de suspension et proposant une toute autre version que celle que le lecteur vient de parcourir. La version médiatique restaure l’ordre social, réservant le beau rôle au président qui est remonté dans les sondages, et présentant les agents infiltrés comme de véritables terroristes. Enfin, la part active jouée par Remy est totalement occultée, le reléguant au rang de policier à la retraite. Ainsi le discours médiatique est-il présenté comme mensonger et manipulateur.

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 313.

Toutefois, la situation n’est pas si simple, car bien que Remy dénonce la vacuité des émissions de télévision, il prend aussi conscience que son fonctionnement correspond exactement à la manière dont se déroule sa propre vie1. Les dimensions se fondent, la télévision dénoncée comme mensongère se retrouve comparée à la vie menée par le personnage, ce qui la ramène dans une certaine forme d’authenticité. Toutefois, la dualité du personnage ainsi que la passivité que la narration lui attribue laissent supposer que ce que vit Remy n’est pas « sa » vie mais celle que les circonstances et la société lui ont imposée. La haine et le dégoût qu’il éprouve le poussent à considérer qu’il existerait deux Remy dont l’un ne lui correspondrait pas du tout, et qui serait alors une hallucination, un rêve. D’autre part, le dernier passage qui s’interroge sur le rapport entre fiction et réalité concerne la diffusion d’une série policière juste avant la publicité de Paul. Le dispositif, fictionnel ici, est de nouveau exposé à travers la mention de la musique qui bat le rythme, de l’ouverture de la « scene », des « regular detectives », des mouvements de caméra (« The camera panned down

[…] The camera looked up to the window […]2 »), de la structure de l’épisode ainsi que de l’avancement de l’intrigue. Toutefois, le contenu résumé par Remy et les propos parfois rapportés au discours direct témoignent d’une adéquation complète entre le sujet de la série et le roman que le lecteur est en train de lire. Cette coïncidence entre la vie menée par Remy jusqu’ici et l’histoire présentée dans la série trouble le personnage qui voit sa propre existence rejouée sous ses yeux. Bien que la revendication de l’émission d’être « ripped from the headlines / le reflet cru de la réalité3 » soit énoncée de manière ironique, c’est le seul passage télévisé qui corresponde en tout point à ce qui constitue la réalité du personnage principal, même dans l’onomastique puisque l’inspecteur s’appelle « Denny », donnant lieu, d’ailleurs, à une coquille dans la traduction qui remplace ce nom par celui du personnage principal. Une certaine ambiguïté est cependant maintenue car il n’y a que Remy qui perçoive cette ressemblance, aucun autre personnage ne prête attention à la série, ni même Paul, qui ne fait pas le lien entre la demande de filature que Denny fait auprès de l’inspecteur qui vient le chercher à l’aéroport et celle que Remy a formulée auprès de lui quelques pages auparavant.

1 “[…] the television skipped happily from rising poll numbers to the winners of ballroom dancing competitions, from a double date between teenagers to men worrying about the rate of inflation. And Remy recognized that this had been his condition. This was what life felt like. This.”, Ibid., p. 325.

« […] la télévision zappa gaiement de sondages en hausse aux vainqueurs d’une compétition de danse de salon, d’un rendez-vous entre deux couples d’adolescents à un panel d’hommes préoccupés par le taux d’inflation. Et Remy reconnut sa maladie. C’était à ça que ressemblait sa vie. À ça. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 313.

2 Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 283. « La caméra piqua du nez […] puis se redressa vers la fenêtre […]. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 274.

Toute la stratégie narrative du roman repose sur cette confusion entre réalité et fiction, qui demeure même à la fin, laissant au lecteur le soin de trancher sur la question ainsi que sur l’avenir de Remy. L’ambiguïté intradiégétique contenue notamment dans cette scène peut s’appliquer au niveau extradiégétique, poussant le lecteur à se demander si l’œuvre de fiction qu’il a entre les mains ne lui permet pas plus authentiquement d’approcher l’événement dont il est question. L’histoire de Brian Remy, avec ses doutes, ses flous et son artificialité revendiquée par le statut générique de l’œuvre propose une image pluridimensionnelle et mouvante de l’événement, là où les productions médiatiques cherchent à en construire une image inattaquable.

Certes, seul le roman de Jess Walter représente aussi explicitement cette ambiguïté, mais le choix de la surexposition du dispositif médiatique dans tous les autres ouvrages étudiés aboutit au même résultat. L’événement traumatique est d’une telle ampleur que toute tentative pour l’aborder de front semble rejeter la réalité dans le domaine onirique, particulièrement celui du cauchemar.

*

Le discours médiatique sur l’événement est omniprésent dans les œuvres qui abordent les attentats du 11 septembre 2001. Bien qu’il fasse l’objet de passages brefs, il ponctue régulièrement les récits. La narration lui attribue ainsi un pouvoir sur le spectateur, à travers les images télévisuelles et la puissance de certains discours radiophoniques. Les mots deviennent un prétexte pour exposer la forme médiatique qui est disséquée par la narration, exposée aux yeux du lecteur dans le détail de ses rouages. Une critique de son fonctionnement et de ses objectifs se construit alors, dénonçant sa revendication de véridicité. Il est présenté comme le vecteur privilégié du récit héroïque de l’événement qui s’institue en version majoritaire. Le discours médiatique cherche à obtenir une certaine emprise sur son audience, immergeant celle-ci dans l’événement. Rappelant les propos de Carol Gluck, le récit héroïque n’est pas le fait d’un individu particulier, ni d’une instance particulière, mais d’une multitude de voix plus ou moins anonymes. Si le discours médiatique est le vecteur privilégié de ce récit, c’est à cause de sa capacité à accueillir plusieurs points de vue, plusieurs voix de natures différentes en son sein. Certes, ce sont surtout des voix individuelles et populaires qui ont fait l’objet de l’analyse jusqu’à présent, posant le journaliste comme marionnettiste de ces informations, mais les médias offrent également l’opportunité à des instances plus officielles de diffuser leur propre version. Ainsi, les formes de discours d’autorité, qu’il s’agisse d’une

autorité religieuse ou bien politique, sont transmises de manière importante à travers les médias, même si ce n’est pas leur seul moyen de communication.