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Première partie : La société terrorisée

I. Le terrorisme suicidaire

2.2. Désubjectivisation dans le passage à l’acte suicidaire

Le narrateur des Étoiles de Sidi Moumen, Yachine, s’adressant au lecteur à partir de limbes, finit par admettre qu’il n’a pas choisi de commettre l’attentat-suicide, et que c’est par mégarde qu’il a appuyé sur le bouton :

Puis je vis le vigile venir de loin d’un air déterminé, je savais que c’était pour moi. Il était à deux doigts de me saisir quand l’explosion retentit dans le restaurant. Puis je ne vis plus rien, car ce fut mon sursaut dû à la déflagration qui m’emporta avec tous les touristes qui m’entouraient. […] j’avais tiré malgré moi parce que la ruse de Satan avait presque fonctionné en dépit de toutes mes prières.2

Dans sa démarche auto-réflexive, le personnage principal est présenté comme prenant conscience de son absence dans la réalisation de son geste. La dimension visuelle oragnise ce

1 Žižek, Slavoj. « Le suicide et ses vicissitudes », Clinique du suicide, op. cit., p. 224.

passage. Nous adoptons le point de vue de Yachine qui voit le vigile puis ne voit plus. La construction de la phrase ne pose pas Yachine comme le sujet du verbe « emporter », mais comme le complément d’objet direct, le sujet étant « [son] sursaut ». L’emploi de l’adjectif possessif « mon » souligne la désubjectivisation dont est victime Yachine car il s’agit tout de même d’une action qu’il réalise lui-même, mais dont il n’a pas conscience d’être l’auteur. La dimension religieuse apparaît à la fin de la citation avec la mention de « la ruse de Satan » face à ses « prières », mais de manière sarcastique : ce sont des images du Bien et du Mal qui viennent représenter le combat intérieur de Yachine dont il ne serait que le spectateur paralysé.

Geneviève Morel, partant d’entretiens avec des patients qui sont passés à l’acte mais qui y ont survécu, souligne que la plupart d’entre eux affirment qu’ils n’avaient pas la volonté de se donner la mort, mais qu’ils voulaient mettre un terme à une situation compliquée1. De ces témoignages, elle déduit une absence du sujet à lui-même au moment du passage à l’acte : l’objet cause du désir dont le manque structure le sujet, submerge le sujet qui ne peut plus le limiter dans le symbolique à l’aide du langage et s’exprime dans le passage à l’acte. Le sujet est absent de lui-même :

L’acte lacanien est, en effet, déduit d’un paradoxe du dire et du désir : s’il veut

dire, c’est qu’il est le produit d’un désir supporté par des signifiants, et s’il ne dit pas,

c’est que le désir présente une incompatibilité de structure avec la parole. Aussi l’acte est-il la conséquence ultime du désir, lequel n’est pas orienté par l’objet qu’est-il semble consciemment viser mais par sa cause, elle complètement ignorée du sujet. Et c’est cette cause – que Lacan nomme « objet a » - qui est le véritable agent de l’acte, au moment où le sujet s’en absente dans un « je ne pense pas » radical. On comprend dès lors la difficulté du sujet à parler après coup de « son » acte : celui-ci l’a changé, il n’est plus le même qu’avant, et d’ailleurs, au moment de l’acte, il n’y était pas !2

Les personnes interrogées se trouvent dans l’incapacité de parler de leur acte ou bien de l’expliquer, ce qui pose problème à l’entourage et à la société interpellés par ce geste extrême. Cette absence du sujet correspond, selon Martine Menès, à une tentative de suspension du temps dans l’acte suicidaire : le sujet chercherait, en s’absentant, à suspendre le cours de la vie, à entrer dans un entre-deux entre la vie et la mort pour ne plus subir l’angoisse

1 « Lorsque l’on écoute des personnes qui ont tenté de se suicider, que ce soit peu de temps après l’acte ou beaucoup plus tard, on est saisi par un fait : elles dénient souvent avoir voulu mourir, affirment avoir visé tout autre chose ou semblent n’accorder aucune importance à ce qui leur est arrivé. Parfois même, elles ne peuvent strictement rien dire de ce qui s’est passé. » Morel, Geneviève. « Introduction. Actes réussis, actes ratés : lectures psychanalytiques du suicide », Clinique du suicide, op. cit., p. 13.

de son existence1. Cette conception de la temporalité dans l’acte suicidaire vient compléter le constat fait par Geneviève Morel dans son introduction sur l’affirmation des sujets de ne pas avoir voulu se donner la mort.

Slavoj Žižek, propose une typologie liée aux trois dimensions sur lesquelles le sujet se structure : l’imaginaire, le réel et le symbolique évoqués précédemment. Le suicide dans

l’imaginaire serait celui dans lequel le sujet se met en scène, imagine la manière dont son acte

sera perçu par la société. Le suicide politique comme l’attentat-suicide relèverait de cette catégorie selon le philosophe2. La notion de message adressé à l’Autre, ainsi que l’idée de « mise en scène » dans l’impossibilité de mettre en mots ce message touchent ainsi, selon l’auteur, à l’imaginaire, à la manière dont on se forme des représentations du réel pour pouvoir le contenir. Cependant, lorsque le passage à l’acte demeure, les images ne suffisent pas pour border le réel angoissant, ce que parvient en revanche à faire le suicide qui relève du

symbolique. Slavoj Žižek explique à son lecteur que ce type de suicide empêche le passage à

l’acte car il est mis en mots. Bien que sérieusement envisagé, il est comme déjà réalisé dans les mots ce qui rend son actualisation inutile. Le sujet a décidé sa mort, c’est ainsi une chose réglée dans le langage. Reste le suicide dans le réel qui correspond à cette pleine dépossession du sujet de lui-même, à un débordement du réel tel qu’il réalise le passage à l’acte. C’est celui que Mahi Binebine représente dans Les Étoiles de Sidi Moumen, lorsqu’il fait prendre conscience à son narrateur décédé qu’il n’était pas impliqué consciemment dans son attentat-suicide, qu’il a appuyé par mégarde.

L’inaccessibilité à la réelle identité du personnage principal du roman de Salim Bachi représente notamment cette dimension psychologique, le personnage étant présenté dans une grande précarité identitaire qui le pousse à la fois à errer dans ses souvenirs, son passé, mais aussi semble justifier son passage à l’acte. Son vrai nom n’est jamais livré, seuls divers pseudonymes apparaissent au fur et à mesure de l’intrigue. Le rapport au langage est très finement représenté par la déréliction des mots comme symbole de la réalisation de l’attentat :

La porte du cockpit s’ouvrit et laissa pénétrer la lumière ; il se leva et ses auxiliaires se levèrent avec lui.

Mais ton histoire est très triste Oui très triste

Et quand il n’en resta plus qu’un, le plus vieux, le plus patient, le chambellan l’appela et lui dit qu’il pouvait enfin voir le Dieu des hommes, et le plus vieil homme de

1 Menès, Martine. « Suspendre le temps : une mortelle tentation », Clinique du suicide, op. cit..

la création eut un sourire amer, toute l’humanité avait disparu : sur la terre ne demeuraient que les vestiges du temps et de l’histoire

Et il n’est pas parti, il a attendu, lui demanda-t-elle en le regardant comme un enfant incrédule

Oui il avait attendu ce moment-là sans jamais renoncer – regardant croître et mourir les générations, les unes après les autres -, et cela bien que toute l’humanité eût été anéantie depuis des millénaires

À présent il l’invitait à entrer Mon Dieu s’exclama-t-elle

Oui, c’est ça, comme tu le dis si bien Quoi

Son nom, il ne le savait plus, il l’avait oublié comme il risquait d’oublier la fin de son histoire

Non, tu ne peux pas faire ça ! Si, il le pouvait, c’était un homme

Je plaisantais, répondit-il et il se mit à rire et elle aussi

Et le dernier homme pénétra dans la salle du trône où il vit des milliers de miroirs qui l’entouraient et reflétaient à l’infini ses multiples et effrayants visages.

Et l’Éternel dit : « Contemple ma face ! »

Le cœur horrible, il précipita l’avion sur les miroirs et entra dans la nuit noire et aveugle.1

À l’instant de réalisation de l’attentat-suicide, nous constatons que la ponctuation est chaotique, voire souvent inexistante, que la syntaxe crée un mélange entre les focalisations ainsi qu’entre les temporalités puisqu’à l’instant de l’attentat se mêle une réminiscence du moment passé avec la jeune femme durant la nuit précédente. Cet instant n’est pas évoqué de manière détachée comme un souvenir, au contraire, il est actualisé et présenté comme faisant partie du même moment. De plus, les récits s’imbriquent, la fable sur le vieil oiseau faisant corps avec le récit du passage à l’acte, notamment dans l’objection formulée, l’on suppose, par la jeune femme : « Non, tu ne peux pas faire ça ! » qui peut être entendue comme « tu ne peux pas oublier la fin de l’histoire » mais aussi comme « tu ne peux pas commettre cet attentat ». Ainsi le langage s’effrite et se disloque, formellement sur la page, mais aussi narrativement. Le symbolique ne parvient plus à contenir le réel, la seule représentation du passage à l’acte n’est plus suffisante et le suicide se réalise. Le narrateur est d’ailleurs détaché du personnage dans la dernière phrase, soulignant que l’action en elle-même ne peut être évoquée que par un regard extérieur.

Cette absence à soi est le moteur du roman de Jess Walter qui littéralement plonge son personnage principal dans la posture de spectateur de sa propre vie. Bien que moins flagrant que chez Salim Bachi, Le Zéro propose également une symbolisation de cette désubjectivisation en jouant d’une part des points de suspension et des sauts de paragraphe

pour symboliser concrètement les trous de mémoire, d’autre part en utilisant l’italique à la fin du roman pour distinguer la réminiscence de l’attentat qui ouvre le roman dans l’imminence de la réalisation d’un nouvel attentat1. Tout comme chez Salim Bachi, l’événement précédent vient contaminer l’événement présent et s’y superpose.

L’attentat terroriste (et notamment l’attentat-suicide) a recours à une stratégie dont l’efficacité est conditionnée par l’impact psychologique de l’acte sur la société, autant (voire plus) que par les pertes réelles provoquées chez l’ennemi. « L’ébranlement moral » avancé par François Géré fait de l’attentat terroriste un événement.