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Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

4.3. Fictions d’archives ou bien archives fictionnelles ?

4.3.3. Le fantôme : une archive interne tournée vers l’avenir

Jacques Derrida travaille la relation au fantôme lorsqu’il questionne les propos de l’historien Yerushalmi vis-à-vis de Sigmund Freud. Selon Jacques Derrida, les absents nous parlent et les archives de ces paroles constituent des « traditions » et des « cultures » :

Cela parle, un fantôme. Qu’est-ce que cela veut dire ? En premier lieu ou de façon préliminaire, cela veut dire que sans répondre il dispose d’une réponse, un peu comme ce répondeur automatique (answering machine) dont la voix survit à son moment d’enregistrement : vous appelez, l’autre est mort, maintenant, que vous le sachiez ou non, et la voix vous répond, de façon très précise, parfois avec allégresse, elle vous instruit, elle peut même vous donner des instructions, vous faire des déclarations, vous adresser des demandes, des prières, des promesses, des injonctions. À supposer, concesso non

dato, qu’un vivant réponde jamais de façon absolument vivante et infiniment ajustée, sans

le moindre automatisme, sans qu’une technique d’archive déborde jamais la singularité de l’événement, nous savons en tout cas qu’une réponse spectrale (donc instruite par une

tékhné et inscrite dans une archive) est toujours possible. Il n’y aurait ni histoire ni

tradition ni culture sans cette possibilité.1

La métaphore du répondeur employée ici par Jacques Derrida constitue un fil conducteur du roman de Jonathan Safran Foer. Oskar demeure obnubilé par les messages laissés sur le répondeur de la maison par son père juste avant l’effondrement des tours. Il a entendu la voix de son père filtrée par le répondeur en direct, puis il a de nouveau écouté les messages une fois son père décédé. Ils sont mentionnés dès le début, lorsque les attentats ont

lieu. Au cours du récit, Oskar les écoute à nouveau, les uns après les autres, lorsqu’il a besoin de se donner du courage1 ou bien lorsqu’il ressent fortement l’absence de son père :

Après dîner, je suis allé dans ma chambre. J’ai pris la boîte dans le placard, j’ai sorti la boîte de la boîte, et le sac, et l’écharpe pas terminée, et le téléphone.

Message quatre. 9h 46. C’est papa. Thomas Schell. C’est Thomas Schell. Allô ? Vous m’entendez ? Y a quelqu’un ? Décrochez. S’il vous plaît ! Décrochez. Je suis sous la table. Allô ? Pardon. J’ai une serviette mouillée sur la figure. Allô ? Non. Essayez l’autre. Allô ? Pardon. Les gens commencent à s’affoler. Il y a un hélicoptère qui tourne autour de nous et. Je crois qu’on va monter sur le toit. On dit qu’il va y avoir. Une espèce d’évacuation ― je ne sais pas, essayez celui-là ―, on dit qu’on va essayer de nous évacuer de là-haut, c’est pas idiot si. Les hélicoptères arrivent à s’approcher. C’est possible. S’il vous plaît, décrochez. Je ne sais pas. Oui, celui-là. Vous êtes là ? Essayez celui-là.

Pourquoi il a pas dit au revoir ? Je me suis fait un bleu.

Pourquoi il a pas dit, « Je vous aime » ?

Mercredi, la barbe. Jeudi, la barbe.

Vendredi aussi, sauf que c’était vendredi, c’est-à-dire presque samedi, j’étais d’autant plus près de la serrure,

After dinner, I went up to my room. I took the box out of the closet, and the box out of the box, and the bag, and the unfinished scarf, and the phone.

Message four. 9:46 A.M. It’s Dad. Thomas Schell. It’s Thomas Schell. Hello? Can you hear me? Are you there? Pick up. Please! Pick up. I’m underneath a table. Hello? Sorry. I have a wet napkin wrapped around my face. Hello? No. Try the other. Hello? Sorry. People are getting crazy. There’s a helicopter circling around, and. I think we’re going to go up onto the roof. They say there’s going to be some. Sort of evacuation – I don’t know, try that one – they say there’s going to be some sort of evacuation from up there, which makes sense if. The helicopters can get close enough. It makes sense. Please pick up. I don’t know. Yeah, that one. Are you there? Try that one.

Why didn’t he say goodbye? I gave myself a bruise.

Why didn’t he say “I love you”? Wednesday was boring.

Thursday was boring.

Friday was also boring, except that it was Friday, which meant it was almost Saturday, which meant I was that much

1 “That night when I decided that finding the lock was my ultimate raison d’être – the raison that was the master over all other raisons – I really needed to hear him.

I was extremely careful not to make any noise as I took the phone out of all of its protections. Even though the volume was way down, so Dad’s voice wouldn’t wake Mom, he still filled the room, like how a light fills a room even when it’s dim.”, Foer, Jonathan Safran. Extremely Loud and Incredibly Close, op. cit., p.69.

« Le soir où j’ai décidé que retrouver cette serrure était ma raison d’être* suprême – la raison* qui régnait sur toutes les autres raisons* –, j’ai eu vraiment besoin de l’entendre.

J’ai pris extrêmement soin de ne faire aucun bruit en sortant le téléphone de toutes ses protections. Alors que le volume était au minimum, pour que la voix de papa ne réveille pas maman, il remplissait quand même la chambre, comme une lumière remplit une pièce même quand elle est faible. », Foer, Jonathan Safran.

Extrêmement fort et incroyablement près, op. cit., p. 97. Les astérix dans la traduction indiquent les mots qui

c’était le bonheur.1 closer to the lock, which was happiness.2

Chaque fois qu’Oskar écoute les messages de son père, les paroles de celui-ci sont retranscrites dans un paragraphe distinct et rédigées en italique, donnant voix au père d’Oskar, au discours direct. Le lieu d’archivage est précieux pour Oskar puisqu’il cache le téléphone dans son placard, au fond de plusieurs boîtes, il l’enterre, l’enfouit. Cet espace lui est propre et devient sacré. Sa boîte représente également une sorte de cercueil où se trouve la voix de son père. Elle est plus signifiante pour Oskar que le cercueil vide enterré au cimetière. L’écoute de cette archive répond à un besoin urgent d’entendre la voix de l’absent mais elle est également reliée à la quête de M. Black, quête dont l’aboutissement réellement visé est le deuil. Il conserve ces messages pour lui seul, mais il finit tout de même par les faire écouter à son grand-père et les évoque à M. Black lorsqu’il l’a retrouvé. Dans cette ultime rencontre, la mention de ces enregistrements s’inscrit dans une sorte de transfert que fait Oskar sur M. Black en lui demandant de lui pardonner de ne pas avoir répondu à son père ce jour-là. Il demande l’absolution à cet homme comme s’il venait incarner le père absent. Oskar cherche dans les paroles enregistrées sur le répondeur, une manière d’aborder l’après, d’envisager l’avenir, rôle attribué aux archives par Jacques Derrida :

La condition pour que l’à-venir reste à venir, c’est que non seulement il ne soit pas connu mais qu’il ne soit pas connaissable comme tel. Sa détermination ne devrait plus relever de l’ordre du savoir ou d’un horizon de pré-savoir mais d’une venue ou d’un événement qu’on laisse ou fait venir (sans rien voir venir) dans une expérience hétérogène à tout constat, comme à tout horizon d’attente comme tel : c’est-à-dire à tout théorème stabilisable comme tel. Il s’agit de ce performatif à venir dont l’archive n’a plus aucun rapport avec l’enregistrement de ce qui est, de la présence de ce qui est ou aura été

actuellement présent.3

Écoutant en boucle la voix de son père, Oskar revit l’événement, cherche à l’envisager autrement, mais y puise également la motivation pour poursuivre sa quête de la « serrure » dont l’ouverture est censée lui permettre de surmonter sa souffrance, et d’envisager l’avenir plus positivement. Ce cheminement passe aussi par le déterrement du cercueil de son père en compagnie de son grand-père. En effet, une des premières scènes du roman tourne autour de

1 Foer, Jonathan Safran. Extrêmement fort et incrouyablement près, op. cit., p. 292-293. Il est à noter que la traduction française efface la double interprétation possible en anglais quant à l’identité de la personne à qui s’adresse Thomas. En effet, « you » peut à la fois désigner la mère et le fils au pluriel (choix effectué par la traduction française), ou bien désigner seulement Oskar, comme si Thomas savait que seul son fils pouvait être rentré à cette heure-là.

2 Foer, Jonathan Safran. Extremely Loud and Incredibly Close, op. cit., p.207.

l’enterrement du cercueil vide de Thomas Schell, puisqu’aucune partie de son corps n’a été retrouvée. Au moment où Oskar trouve M. Black, il prend conscience que cette quête avait pour seul objectif de lui permettre de rester encore un peu avec son père. Alors qu’il espérait pouvoir faire son deuil ainsi, il se rend compte qu’il est encore plus triste. Déterrer le cercueil de son père et le remplir, sans trop savoir avec quoi, construisent alors du sens. Pour le grand-père d’Oskar, y déposer toutes les lettres destinées à son fils et qu’il n’a jamais envoyées est une façon de consigner cette relation fantasmée, ce qu’il voulait confier à son enfant. Le cercueil, et avec lui la terre où il se trouve, en deviennent les archives. Cela nous amène à la dernière forme d’archivage évoquée dans le roman de Jess Walter : le sol.