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Deuxième partie : La fiction face à l’événement terroriste

II. Les discours médiatiques : porte-paroles du récit héroïque

4.3. La radio : un média discret

Il était une fois dans une terre promise de Laila Halaby est le seul ouvrage du corpus à

aborder le média radiophonique. Alors que la télévision est omniprésente mais seulement mentionnée, la radio possède une place plus importante, notamment dans la voiture de Salwa :

Elle pressa le bouton de scan de la radio à la recherche de la station offrant du

soft rock et sans publicité. Une voix

masculine en sortit en beuglant : « Personne n’en a marre ? Personne n’en a assez que rien ne soit fait à propos de tous ces Arabes terroristes? Nom de Dieu ! Ils vivent avec nous. Parmi nous ! Des Musulmans qui n’attendent que de nous attaquer. Tout ce qu’ils veulent c’est… »

Le cœur de Salwa s’accélèra. Pendant un instant, elle n’identifia pas la provenance de la voix et fixait le tableau de bord. Un coup de klaxon la fit sursauter, et un coup d’œil au rétroviseur lui montra le conducteur de la voiture derrière elle levant les bras au ciel. Levant les yeux, elle vit que le feu était passé au vert et elle fit une embardée dans sa direction, incapable de lever une main en signe d’excuse. Troublée, elle pénétra dans le parking d’un centre commercial se trouvant juste de l’autre côté de l’intersection et resta assise, cherchant à retrouver une contenance derrière des vitres teintées, fixant les boutons de sa radio, qui maintenant dansait d’une station à l’autre. Elle éteignit la radio et leva les yeux. Son regard dénombra quatre drapeaux américains, trois dans des magasins et un flottant sur une voiture.1

She pressed the forward scan button on the radio, searching for the station with soft rock and no commercials. A man’s voice blared out: “Is anyone fed up yet? Is anyone sick of nothing being done about all those Arab terrorists? In the name of Jesus Christ! They live with us. Among us! Mahzlims who are just waiting to attack us. They just want…”

Salwa’s heart sped. For a moment she didn’t register where the voice was coming from and stared at the dashboard. A car’s horking startled her, and a glance at the mirror gave her the driver of the car behind her with his hands in the air. Looking up, she saw that the light had turned green and lurched forward, not able to wave an apology. Unsettled, she pulled into the parking lot of a strip mall just on the other side of the intersection and sat, collecting herself behind tinted windows, staring at the buttons of her radio, which was now dancing from station to station. She turned the radio off and looked up. Her eyes counted four American flags, three in stores and one flying from a car.2

Contrairement aux autres romans, le discours médiatique est ici cité, il est rapporté au discours direct. La déformation du terme « Muslims » en « Mahzlims » traduit l’accent du locuteur, et véhicule une connotation péjorative. La radio vient ici transmettre un discours

1 Nous traduisons.

stigmatisant, appelant à la haine, qui nourrit aussi le récit héroïque. L’usage de questions rhétoriques, combiné à des parallélismes grammaticaux qui permettent d’appuyer sur le propos haineux sans répéter exactement la même chose, confère à la fois de la force au propos et une impression de formules incantatoires martelées plus pour le son qu’elles produisent que pour leur contenu. Toutefois, la réaction de Salwa fait de ces propos une arme qui l’a blessée, destabilisée de manière profonde. En effet, comme les images des tours hantent Jassim au début du roman, les mots prononcés par ce prêcheur anonyme hantent Salwa lorsqu’elle rentre chez elle. Ainsi la radio est présentée comme le vecteur d’un discours stigmatisant appelant à la haine. Le message véhiculé n’est pas une information à propos d’un fait, mais une injonction à l’action, et à l’action violente. Cependant, l’opinion inverse est présentée un peu plus loin dans le roman, par le patron de Jassim qui cherche à lui conseiller de prendre un avocat face au FBI :

« Hé, Jassim, est-ce que tu n’écoutes jamais Amy Goodman ?

― Non, qui est-ce ?

― Elle anime une émission radiophonique. Elle parle de ce qui se passe réellement dans ce pays, du nombre d’Arabes, de Pakistanais et d’autres Musulmans qui ont été arrêtés sur des allégations sans fondement, et qui sont retenus Dieu seul sait où sans être autorisés à contacter leurs familles, de la manière dont ils peuvent être déportés à cause de violations de visa. Jassim, elle est la raison qui me pousse à te parler du FBI. Elle m’a fait prendre conscience de ce que notre gouvernement est capable de faire pour pouvoir justifier ce qu’ils considèrent comme une revanche. Écoute, le conseil que je veux te donner est de prendre un avocat. Ainsi, si tu parles au FBI, tu le fais en présence d’un avocat et ils ne pourront pas sortir quoi que ce soit de son contexte, tu sais, affirmer que tu as dit quelque chose mais en lui donnant un sens totalement différent. »1

“Hey, Jassim, do you ever listen to Amy Goodman?”

“No, who is that?”

“She has a radio program. She talks about what is really happening in this country, about the scores of Arabs and Pakistanis and other Muslims who have been arrested on baseless allegations, who are being held who knows where and are not allowed contact with their families, and how they may be deported because of visa violations. Jassim, she is the reason I’m telling you about the FBI. She has made me realize the extent our government will go to for the sake of justifying what they see as revenge. Look, my advice to you is to get a lawyer. That way, if you talk to the FBI, you do it with a lawyer and they won’t be able to take anything out of context – you know, say you said something but give it a totally different meaning.”2

1 Nous traduisons.

Pas de citation d’Amy Goodman cette fois-ci, mais le résumé de ses propos. La fonction attribuée à la radio demeure cependant la même : il s’agit de pousser les auditeurs à l’action (ce que Marcus fait puisqu’il affirme « […] she is the reason I’m telling you about the

FBI. She has made me realize […]. » (« […] elle est la raison qui me pousse à te parler du

FBI. Elle m’a fait prendre conscience […]. »)). La radio est alors la scène d’affrontement des différents discours sur l’événement, permettant à la fois de nourrir le récit héroïque tout en offrant la possibilité de le dénoncer. Elle fonctionne sur l’autorité du locuteur plus que sur la pertinence des informations qu’il fournit. Bien que le nom du premier prêcheur ne nous soit pas communiquer, la rhétorique ne peut être portée que par une personnalité de poids, car il n’y a pas d’argumentaire, juste des imprécations.

Les différentes formes médiatiques sont donc bien représentées dans les fictions du

corpus et, même si elles ne constituent pas le pivot de l’intrigue, elles demeurent

omniprésentes, apparaissant régulièrement dans de brefs passages ou bien faisant seulement l’objet d’une mention. Les divers aspects de l’événement sont abordés : son émergence avec les images des flashs et les bandeaux d’informations, ses causes potentielles avec, chez Abdullah Thabit, les revendications vidéos des auteurs de l’attentat, et ses conséquences, que ce soit à travers les « Portraits de Chagrin », les entretiens avec les victimes, les télé-réalités, les publicités ou encore les prêches. Cette multiplicité de la représentation du discours médiatique souligne son importance dans l’élaboration du récit héroïque ainsi que dans l’appréhension individuelle et sociale de l’événement. Cependant, comme le souligne Lianne dans L’Homme qui tombe, le discours médiatique ne semble pas permettre de dépasser l’événement, au contraire, il attise les braises de la douleur et maintient l’individu au cœur du trauma. L’orchestration de l’information par les médias n’est pas explicitement dénoncée par la fiction qui choisit d’en représenter la réception et l’impact sur les personnages, disséminant sa présence dans des passages brefs mais tout au long des œuvres du corpus. Chaque passage évoquant la prise en charge médiatique de l’information est construit autour de la mention des outils filmiques ou scripturaux utilisés pour la mettre en scène, accentuant la mise à distance tout en pointant l’articificialité de leur version. Le lecteur est alors poussé à comparer le discours fictionnel avec le discours médiatique et se demande lequel se révèle être le plus authentique.

5. Prise de distance et stupeur : surexposition du dispositif médiatique