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L’orchestration des récits individuels par la société au service des récits héroïques

Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

4.2. La « mort collective » : commémorations et récits héroïques

4.2.2. L’orchestration des récits individuels par la société au service des récits héroïques

Le personnage d’Edgar, dans le roman de Jess Walter, affirme à tous ses camarades de classe que son père est mort dans les attentats du World Trade Center alors que celui-ci est toujours en vie. Choisissant d’effectuer son deuil social par un faux deuil personnel, il s’explique devant son père en disant que c’est la seule manière qu’il ait trouvé pour faire face à l’événement1. Ainsi le mensonge est présenté comme une forme plus authentique de deuil,

1 “General grief is a lie. What are people in Wyoming really grieving? A loss of safety? Some shattered illusion that a lifetime of purchases and television programs had meaning? The emptiness of their Palm Pilots and SUVs and baggy jeans? Look around, Mom. Generalized grief is a fleeting emotion, like lust. It’s a trend, just some weak shared moment in the culture, like the final episode of TV show everybody watches. It’s weightless. You wake up the next day and wonder when the next disaster is scheduled.

“But real grief… oh, God.” He cocked his head and stared at his mother. “Real grief weighs on you like you can’t imagine. The death of a father… is the most profound thing I’ve ever experienced.” Edgar’s eyes seemed to be tearing up. “It’s hard to get out of bed. And you want me to take a test? Play softball? Are you kidding? There are times when I can bearly breathe. I can’t… get over it. And I don’t want to. The only way to comprehend something like this is to go through it. Otherwise, it’s just a number. Three thousand? Four thousand? How do you grieve a number?”, Walter, Jess. The Zero, op.cit., p. 34.

« Le deuil général est un mensonge. De quoi les habitants du Wyoming font-ils vraiment le deuil ? De leur sentiment de sécurité ? De l’illusion que leurs journées remplies d’achats et de programmes de télévision vont donner un sens à leurs vies ? Du vide sidéral de leurs téléphones portables, de leurs grosses voitures et de leurs jeans à la mode ? Regarde un peu autour de toi maman. Le chagrin collectif est une émotion éphémère, comme la luxure. C’est juste une mode, un instant minable partagé dans une culture collective, comme le final d’une série télé que tout le monde regarde en même temps. Ça ne pèse rien. On se réveille le lendemain en se demandant quand le prochain désastre aura lieu. Mais le véritable chagrin… oh, mon Dieu. » Il tourna la tête pour mieux fixer sa mère. « Le véritable chagrin est bien plus difficile à supporter. La mort d’un père est la chose la plus profonde que j’ai jamais vécue. » Les yeux d’Edgar semblaient se remplir de larmes. « C’est déjà dur de se lever le matin, et tu veux que je passe un examen ? Que je joue au softball ? Tu plaisantes ? Il y a des moments où j’ai du mal à respirer. Je n’arrive pas… à le surmonter. Et je n’en ai pas envie. La seule manière de

car il donne alors la priorité aux émotions suscitées par un tel événement sur la réalité chiffrée et concrète de la catastrophe. Participant de fait au besoin de l’individualisation de l’événement pour pouvoir le saisir, le choix de la construction de ce rapport pose tout de même Edgar comme un imposteur. Egdar se forge une fausse expérience de l’événement car il lui semble que c’est le seul moyen pour trouver sa place dans l’expérience sociale. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un exemple de récupération d’une expérience individuelle pour consolider le récit héroïque, nous retrouvons le même enjeu : Edgar crée une expérience personnelle qu’il mettra en scène à l’école, pour pouvoir faire partie du récit héroïque, puisque son père est une figure de héros pour la société, dans le récit d’Edgar, Remy est un policier mort en essayant de sauver ses compatriotes des tours sur le point de s’effondrer.

L’expression « récit héroïque », empruntée par Carol Gluck à Herbert Butterfield, désigne la version de l’événement qui se construit par de multiples voix dans l’immédiateté de celui-ci. Il devient la version officielle et est difficilement contredit :

[…] un récit héroïque émerge soit pendant, soit immédiatement après un événement dramatique ou traumatisant. Ce récit n’est héroïque que dans la mesure où l’événement a une dimension ample, les agresseurs et les victimes étant clairement identifiables et la trame narrative ne souffrant aucune ambiguïté ou ambivalence.1

Le récit héroïque correspond à la version de l’événement que les instances de la société véhiculent dans le but de consolider les fondements de son identité ébranlée par l’attentat et pour justifier ses actions comme, dans le cas des attentats du 11 septembre 2001, la guerre en Afghanistan et en Irak2. Il n’existe généralement qu’un récit héroïque par événement et, justement, il ne tolère aucune autre version. Louise Lachapelle souligne que la seule situation où le récit héroïque autorisera un ou plusieurs récits individuels, c’est lorsque ceux-ci viennent le corroborer :

[…] lorsqu’il arrive que le récit identitaire dominant du sacrifice, de la mémoire et de la War on Terror tolère ou intègre la nécessité d’une certaine diversité de points de vue, notamment par la collection et l’archivage systématique et spectaculaire des récits personnels et des témoignages individuels recueillis à travers le pays, c’est dans la mesure où ces diverses versions du récit constituent des variantes qui, ultimement, reconduisent la même interprétation de l’événement ou des artefacts. Ainsi, l’interprétation dominante

comprendre ce genre de chose est de le vivre, de le traverser. Sinon, ça n’est qu’un chiffre. Trois mille ? Quatre mille? Comme porter le deuil d’un chiffre ? », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 43.

1 Gluck, Carol. « 11 septembre : guerre et télévision au XXIè siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales, op.

cit., p. 137.

2 Cf. Gluck, Carol. « 11 septembre : guerre et télévision au XXIè siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales,

ne semble pas contestée, au contraire, elle se verrait potentiellement réaffirmée et « authentifiée » par chacune de ces expressions individuelles.1

Ainsi, la société cherche à orchestrer les récits des expériences individuelles de l’événement pour renforcer sa propre interprétation. Nous aborderons ce point à travers deux éléments. Le premier concerne ce que Louise Lachapelle nomme la « muséologie de la guerre », le second réside en une étude d’un cas précis au sein d’une œuvre du corpus, il s’agit des Portraits de chagrin.

4.2.2.1. La « muséologie de la guerre »

Dans le cadre d’une série d’articles sur le traitement des restes du World Trade Center, Louise Lachapelle définit un processus qu’elle nomme une « muséologie de la guerre2 ». Elle explique que les restes du World Trade Center ont été traités comme des « déchets », rejetés en dehors de l’espace domestique que représente la ville, regroupés dans l’ancienne décharge de Fresh Kills, ouverte de nouveau pour l’occasion. Ce travail de déplacement et de rassemblement des restes relève également d’une tentative de saisissement et de contrôle de l’événement que Louise Lachapelle exprime très justement :

[…] l’évacuation et le traitement des vestiges de Ground Zero amorçaient un processus de domestication des restes du 11 septembre 2001 ; un processus qui permet encore aujourd’hui à la rhétorique de la nation résiliente de contenir l’événement, de l’enclore dans les limites d’une interprétation dominante.3

Ainsi, le travail de muséologie participe de la domestication des restes de l’événement, servant à reconstruire, sur les mêmes bases culturelles, un espace intérieur marqué par la nécessité de se sentir en sécurité.

L’importante déstabilisation de la société par l’attentat pousse les instances sociales à faire pression sur l’individu, à l’étouffer et à le manipuler en tant que trace de l’événement ; l’empêchant d’effectuer sa part de travail dans le processus mémoriel, le bloquant dans l’entre-deux du trauma.

1 Lachapelle, Louise. « Ground Zero (3) : Inside the New American Home », op. cit..

2 Lachapelle, Louise. « The law of the altar, the law of the gate: Ground Zero (2) », Fictions et images du 11

septembre 2001, Cahier Figura dirigé par Bertrand Gervais et Patrick Tillard, Montréal : Figura, Centre de

recherche sur le texte et l'imaginaire, coll. Figura, vol. 24, 2010, « Ground Zero (3) : Inside the New American Home », op. cit.

Cet écrasement de l’individu est représenté dans le roman de Jess Walter notamment par deux éléments concentrés sur le personnage de Remy : ses trous de mémoire et l’incompréhension dont il est victime. Les trous de mémoire rythment la narration dont les diverses scènes se closent sur des points de suspension en plein milieu d’une phrase, suivis d’un blanc puis une nouvelle scène commence. Cherchant constamment où il se trouve, comment il y est arrivé, ce qu’il a fait depuis son dernier souvenir, Remy finit par demander à son collègue Guterak de le suivre pour compléter les vides. Remy est ainsi privé de sa mémoire, marqué par le trauma, mais aussi métaphoriquement spolié de ses souvenirs par les institutions pour lesquelles il travaille, qui sont centrées sur la gestion des documents et des restes. Non seulement victime de ses trous de mémoire, Remy ne parvient jamais à expliquer son état à son entourage ni aux personnes qu’il croise. Chaque fois, ses paroles sont prises au sens figuré alors qu’il utilise le sens propre, comme lorsque Dave, l’agent de la CIA, présente le fonctionnement de la cellule terroriste et Jaguar pour la première fois :

« ― C’est pas possible. Je connais ce type », dit Remy.

Dave poussa un soupir et se tourna face à l’image floue de Jaguar. « Ouais. Je ressens la même chose. » Il s’approcha du mur et son regard se braqua sur l’image indistincte de l’homme au manteau de laine. « Quand tu finis par découvrir le visage de l’ennemi, tu as l’impression de l’avoir connu toute ta vie.

―Non…, commença Remy. »1

“No, I know that guy,” Remy said. “Yeah.” Dave sighed and turned to face the fuzzy image of Jaguar. “That’s how I feel.” He walked to the wall and stared into the fuzzy image of the man in the wool coat. “When you finally see the enemy’s face, it’s like you’ve known him your whole life.”

“No ―”Remy began.2

Alors que Remy reconnaît vraiment l’homme qui se trouve sur la photo, Dave interprète son commentaire à un second degré, entraînant un dysfonctionnement de communication. De plus, un jeu de regard construit la scène. Dave et Remy scrutent la photo de Jaguar qui est « floue » (fuzzy) et qui leur renvoie un regard fixe et trouble. Les regards de Dave et de Remy ne se croisent pas, mais ils cherchent une confrontation avec celui de Jaguar. Le côté flou et figé de l’image de Jaguar renforce le côté légendaire, fictif, de l’homme de l’ombre que personne n’a jamais rencontré. Alors que la mention du manteau de laine laisse supposer que toute la silhouette de Jaguar est présente sur l’image, Dave s’attache

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 265.

à son visage comme venant incarner « l’ennemi ». Cette scène n’est qu’un exemple du mode sur lequel toutes les relations qu’entretient Remy se déroulent. L’apogée de l’effacement de l’individu se trouve dans l’attitude d’Edgar, le fils de Remy, face à son père : il clame à tout le monde que Remy est mort dans les attentats. Lui niant ainsi son existence propre, Remy se retrouve tel un mort-vivant au milieu d’une société qui s’active.

Louise Lachapelle illustre cette mainmise des institutions sur la sphère privée en rappelant que l’individu a envahi l’espace social1 par le développement des traces de l’expérience personnelle comme matière première du processus social. Elle ajoute que la société s’invite dans la sphère privée en imposant un seul mode de conservation des traces de l’événement. La domestication instrumentalisée des restes par la guerre contre la terreur, propulse la démarche muséologique au sein de la maison, indiquant la manière de conserver les traces de l’événement, formatant l’expérience personnelle aux besoins de la société :

Dans un contexte où la muséologie en général, et celle de 9/11 en particulier, s’approprie de plus en plus les méthodologies qui valorisent l’expérience individuelle (et privée) en regard et en complément de l’expérience historique – je pense entre autres aux méthodologies de l’oral history et du story telling – la possibilité d’intégrer dans l’espace domestique de la maison des méthodologies d’archivage muséal en vue de sélectionner et de conserver les artefacts personnels reliés à 9/11 peut ressembler à un « juste retour des choses ».2

La société récupère des données personnelles pour justifier, légitimer le récit héroïque, et les individus utilisent les méthodes de la société pour conserver leurs traces. À propos des attentats du World Trade Center, il existe une pratique emblématique de la récupération de données personnelles pour construire le récit héroïque, il s’agit des Portraits de Chagrin.

4.2.2.2. Les Portraits de Chagrin

« Et toi… ça t’arrive de t’imaginer ce que raconterait le tien ?

― Mon quoi ? Remy ouvrit les yeux. « Ton portrait de chagrin. C’est pas comme une rubrique nécrologique. Ni un condensé de ton CV, ou un simple

“So… do you ever think about what yours would say?”

“My ―” Remy opened his eyes. “Your portrait in grief. They’re not like obits ― see. They’re not résumés or tributes. They’re more like crosscuts, a

1 Ou plutôt que l’espace social s’est emparé de l’individu.

hommage. Ça ressemble plus à une coupe transversale, une vision fugitive d’une partie de ton existence. Un moment. Un thème. Alors, à ton avis, que dirait ton portrait ?

― J’en sais rien, répondit Remy. ― Je sais ce que raconterait le mien. ― Quoi ?

― Elle considérait la mort comme l’un de ces mariages auxquels elle n’était pas invitée.1

strobe flash on one part of your life. One moment. One theme. So what would yours say?”

“I don’t know,” Remy said. “I know what mine would say.” “What?”

“She saw death as just another wedding she wasn’t invited to.”2

La définition donnée par April de ces portraits nous montre à quel point ils participent d’une vision parcellaire d’un individu montré sous un angle bien précis. Un peu avant cet extrait, April déplore la dense publication de ces portraits (trois ou quatre par jour) qui viennent se juxtaposer avec les critiques de cinéma3. La récupération de ces histoires individuelles et leur instrumentalisation exaspèrent et désespèrent April, qui ne peut qu’être amère en imaginant le sien. « Vision fugitive d’une partie de [l’]existence », ces portraits constituent également des figures4 de l’événement et révèlent la réappropriation de l’individuel par la société : la publication se fait dans un quotidien qui, bien sûr, sélectionne les histoires selon leur potentiel de sensationnel. Questionnés de manière sarcastique chez Jess Walter, ils participent à l’héroïsation d’histoires individuelles qui cimentent la cohésion patriotique et aident à véhiculer le récit héroïque de l’événement.

Cette série des « Portraits de Chagrin » publiée dans le Times après les attentats du 11 septembre 2001 relèvent de cette démarche mémorielle individuelle : il s’agit de brosser le portrait d’une victime des attentats en quelques mots, décrire ce qu’elle était, quelles étaient

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 148.

2 Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 146-147.

3 ““This whole thing… it just became another section in the paper. Like movies reviews. Or the bridge column.” […] “I just don’t know how we all got so…” And then she stared off again, as if the rest of the sentence were somewhere out the window. “So… what?” Remy asked. “Used to it,” she said.”, Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 145.

« « Tout se qui s’est passé… s’est transformé en une nouvelle rubrique. Comme les critiques des nouveaux films. Ou les mots croisés. » […] « Je ne sais pas comment on a tous pu devenir si… » Puis son regard se perdit, comme si le reste de sa phrase s’était envolé par la fenêtre. « Si… quoi ? demanda Remy. ― Si habitués à tout ça. » » Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 147.

4 Ils sont très peu fictionnalisés dans d’autres œuvres sur les attentats du 11 septembre 2001, ce qui est assez surprenant par rapport à l’ampleur de leurs publications et leur omniprésence dans le Times. Ken Kalfus, dans

Un désordre américain (A Disorder Peculiar to the Country, Londres: Pocket Books, 2007 (2006)) les évoque

car l’un des personnages principaux recherche tous les matins celui d’un de ses collègues et ami qu’il suppose être décédé dans les attentats. Aucun roman, n’en font un artefact central de leur intrigue. Lorsqu’ils sont présents, ils ne sont que mentionnés assez furtivement comme chez Ken Kalfus et Jess Walter.

ses passions, sa vie. Ils constituent une trace individuelle portée au regard de la société, qui les juxtapose à défaut de pouvoir les synthétiser, cherchant toujours à les instrumentaliser pour les faire coïncider avec le discours majoritaire. Présence des absents construite par leurs proches, ces brefs écrits ne parlent jamais de l’attentat, moteur pourtant de leur production.

Une fois la mise en récit effectuée, elle devient une image de l’événement, un symbole de celui-ci que l’on peut conserver et consulter, faire évoluer. Ces récits peuvent être alors inscrits et ainsi archivés. Les œuvres du corpus représentent différents types d’archivage et se construisent elles-mêmes comme archives fictionnelles.