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Deuxième partie : La fiction face à l’événement terroriste

II. Les discours médiatiques : porte-paroles du récit héroïque

5.1. Révéler l’envers du décor

La narration effectue une distinction claire entre les passages liés à l’intrigue, et l’insertion de scènes médiatiques en en soulignant les mécanismes. Ainsi elle révèle l’envers du décor, expose les outils et les ressorts utilisés pour orchestrer l’information. Cela passe la plupart du temps par la mention récurrente des « écrans » comme mode d’accès, annonçant le caractère médiatique de ce qui suit, comme dans le passage cité précédemment où Remy se trouve happé par les images des tours s’effondrant à l’hôpital. Avant de commencer la description des images et des émotions qu’elles suscitent chez le personnage, la narration prend soin de mentionner que la télévision est fixée sur un pilier, donnant l’impression qu’elle surplombe le personnage, le dominant ainsi ; puis elle se rapproche de l’écran « clignotant » avant d’entrer dans le vif des images. Inaam Kachachi utilise le même procédé pour introduire l’annonce des attentats du World Trade Center et les images liées à l’affaire d’Abou Ghraïb. Mais dans d’autres passages plus détaillés, toute la description de la scène passe par l’agencement des outils filmiques, comme chez Don DeLillo, lorsque Lianne tombe sur la partie de poker à la télévision :

Elle tomba sur un tournoi de poker à la télé. Il était dans la pièce à côté, en train de passer au crible un véritable tombereau de courrier accumulé. Elle vit trois ou quatre tables, en plan éloigné, avec des spectateurs assis entre elles, regroupés çà et là dans une lugubre lumière bleuâtre. Les tables étaient légèrement surélevées, et les joueurs immergés dans une lueur fluorescente et courbés dans une tension mortelle. Elle ne savait ni où cela se passait, ni quand, et elle ne savait pas pourquoi la méthode habituelle ne s’appliquait pas, gros plans sur les pouces, les jointures, les cartes, et les visages. Mais elle regardait. Elle coupa le son et observa les joueurs assis autour des tables tandis que la caméra balayait la salle et elle se rendit compte qu’elle s’attendait à apercevoir Keith. Les spectateurs étaient

She came across a poker tournament on TV. He was in the next room scanning a landfill of accumulated mail. She saw three or four tables, in long shot, with spectators seated among them, clustered in pockets, in spooky blue light. The tables were slightly elevated, players immersed in a fluorescent glow and bent in mortal tension. She didn’t know where this was taking place, or when, and she didn’t know why the usual method was not in effect, close-ups of thumbs, knuckles, cards and faces. But she watched. She hit the mute button and looked at the players seated around the tables as the camera slowly swept the room and she realized that she was waiting to see Keith. The spectators sat in that icy violet light, able to see little or nothing. She wanted to see her husband. The camera saught the faces

assis dans cette lumière d’un mauve glacial, incapables de voir grand-chose. Elle voulait voir son mari. La caméra capturait les visages de joueurs jusqu’alors tenus dans l’ombre, et elle les scruta l’un après l’autre. Elle s’imagina en personnage de dessin animé, en cinglée absolue, se précipitant dans la chambre de Justin, échevelée, et le tirant de son lit pour le poster devant l’écran, afin qu’il puisse voir son père […].1

of players previously obscured and she looked closely, one by one. She imagined herself in cartoon format, a total fool, hurrying to Justin’s room, hair flying, and dragging him out of bed and standing him up in front of the screen so he could see his father […].2

La dimension sonore est évacuée de l’analyse de la scène puisqu’elle la coupe. En revanche, d’autres éléments essentiels à une analyse de séquence filmique sont pris en compte comme la lumière, trois fois mentionnée (« blue light » (« lumière bleuâtre »), « fluorescent

glow » (« lueur fluorescente »), « icy violet » (« mauve glacial »)) ; les mouvements de

caméra offrant une vue d’ensemble (« the camera slowly swept the room » (« la caméra

balayait [doucement] la salle »)) puis un gros plan sur les joueurs (« the camera saught the

faces of players » (« La caméra capturait les visages de joueurs »)). De plus, ce recours aux

outils filmiques est justifié par la narration qui souligne le caractère inhabituel de telles méthodes : « the usual method was not in effect, close-ups of thumbs, knuckles, cards and

faces » (« la méthode habituelle ne s’appliquait pas, gros plans sur les pouces, les jointures,

les cartes, et les visages »). Mais cette disposition télévisuelle contamine l’univers du personnage, qui s’imagine en « cartoon format » (« personnage de dessin animé »), « hair

flying » (« échevelée »). Lianne se met ainsi elle-même en scène en ayant recours aux mêmes

outils, comme pour signifier le regard distancié qu’elle porte sur son existence. La publicité de Paul, dans le Zéro, est présentée sur le même mode. Il s’agit clairement d’une analyse filmique qui s’intéresse à la musique « stimulante », au mouvement de caméra qui va de l’extérieur de la maison à l’intérieur, se focalisant sur les enfants en train de manger leurs céréales. Les angles de prise de vue sont également étudiés, proposant notamment un plan du pompier et du policier en « contre-plongée » dans le but de les magnifier, « comme des super-héros »3. Enfin, l’agencement de l’arrière-plan ainsi que l’enchaînement entre l’émission précédente et cette page de publicité font l’objet d’une remarque.

1 DeLillo, Don. L’homme qui tombe, op. cit., p. 256.

2 DeLillo, Don. Falling Man, op. cit., p. 213.

Ces ressorts sont accentués dans un autre passage du roman de Jess Walter, lors du tournage de l’émission de télé-réalité rapportant l’histoire de Gus et d’April :

« Attendez une minute. » Une femme corpulente portant un jean et une banane bourrée à craquer fit irruption dans le salon d’April. « Ecoutez, c’était formidable, mais on n’a pas tout compris. Vous pouvez répéter les dernières répliques ? » Remy et April étaient assis dans le canapé, en face d’un jeune homme [assi sur une chaise] penché en avant, comme s’il s’apprêtait à leur révéler quelque chose. […]

Derrière lui, un homme avec une caméra de télévision sur l’épaule et une ceinture à outils autour de la taille s’activait pendant que la femme à la banane manipulait les fils électriques et l’équipement audio. Les lumières baignant la pièce étaient aveuglantes.

« On la refait avec vous deux dans le même plan », dit joyeusement la femme à la banane. Renaître des cendres était inscrit au dos de leurs coupe-vent. « C’était fabuleux, Gus. Vraiment bouleversant. »

Gus sourit malgré lui avant de reprendre une expression neutre. « Ok, dit la productrice à la banane. Dès que je vous donne le signal, je veux que vous répétiez tout ce que vous venez de dire. Exactement comme la première fois. Avec le même naturel. »1

“WAIT. WAIT.”A stout woman wearing jeans and a bulging fanny pack came into April’s living room. “Look, that was great, but we didn’t quite get it. Do you think you could repeat that exchange?” Remy was sitting on the couch with April, across from a young man sitting on a chair in front of them, leaning across his knees as if he were breaking something to them. […]

Behind Gus, a man with a television camera on his shoulder and a utility belt around his waist was scurrying to change positions as the woman with the fanny pack moved the power cords and a bundle of audio equipment. The lights in the room were blinding.

“We need to get this again in a two-shot,” said the fanny-pack woman cheerily. She and the cameraman both wore windbreakers reading From the

Ashes. “That was amazing, Gus. Really

powerful.”

Gus smiled in spit of himself and then worked to clear his face.

“Okay,” said the producer in the fanny pack. “When I say go, I want you two to repeat what you just said. Just like you did it before. Natural.”2

Le seul personnage à prendre la parole est la réalisatrice. Elle donne ses directives et félicite son acteur principal. Tout le passage tourne autour de ce personnage, les autres étant réduits au rang de figurants. Nous retrouvons les mêmes éléments que chez Don DeLillo : la lumière, la caméra, les fils électriques auxquels s’ajoute ici la prise de son. La mise en scène est l’objet central du passage, la rencontre entre April et son frère ne constituant que le prétexte à la mise en place de ce dispositif. La contradiction existant entre la nécessité de

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 203.

répéter exactement les mêmes mots et le besoin de naturel accentue l’artificialité du procédé et en constitue une critique. L’usage de quelques termes d’exagération comme « a bulging fanny pack » (« une banane bourrée à craquer »), « great », « amazing », « powerful »

(« formidable », « fabuleux », « bouleversant ») ou encore « blinding » (« aveuglantes »), renforce la dimension critique du passage, tout comme la dénomination de la réalisatrice par « the fanny-pack woman » (« la femme à la banane »), périphrase qui confère un aspect burlesque à ce personnage. Le changement d’expression de Gus renforce également l’artificialité de la scène, puisqu’il ne s’autorise finalement pas une émotion authentique mais cherche à retrouver le plus vite possible un masque de neutralité.

L’insistance sur le procédé de fabrication du matériau médiatique est également présente à propos des journaux papiers. En effet, lors de l’entretien avec Regina Barnhurst dans Si je t’oublie, Bagdad, la narratrice mentionne à deux reprises l’implication du journaliste qui insiste tout d’abord pour avoir l’histoire de Regina, puis qui « l’abandonne » car sa compassion envers les mères irakiennes n’est pas ce qu’il recherche. Le changement d’avis radical du journaliste relève du même paradoxe que la nécessité de la répétition naturelle chez Jess Walter. Il en va de même avec les « Portraits de Chagrin » décrits par April. Ils font l’objet d’un dialogue argumentatif entre April et Remy au cours duquel elle souligne l’absurdité du contenu évoqué dans cette rubrique ainsi que leur grand nombre. Leur production est de fait présentée comme industrielle, et leur objectif artificiel. April ne comprend pas ce qu’elle est censée ressentir à la lecture de ces paragraphes, et Remy lui transmet la version de l’opinion publique : ces portraits sont censés faire en sorte que le lecteur se sente vivant. Quant aux rubriques nécrologiques traditionnelles, que ce soit chez Don DeLillo ou bien Laila Halaby, la disposition et le style employé sont présentés comme signes distinctifs du propos. Leur contenu importe peu, seule leur présence au milieu des pages est essentielle.

La mise en scène radiophonique est beaucoup moins évidente, notamment parce que le média est moins présent. Toutefois, le passage le plus développé sur le sujet dans le roman de Laila Halaby ouvre et clôt la scène sur la mention du bouton de scan des stations, ce qui rappelle la mention des écrans de télévision dans les autres romans. Le discours médiatique est toujours introduit, annoncé, d’une manière ou d’une autre. Cette insistance sur les procédés de mise en scène pousse le lecteur à confronter le discours médiatique avec le discours fictionnel selon le degré d’authenticité de l’un et de l’autre.

5.2. De l’autre côté du miroir : artificialité médiatique et authenticité