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Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

2.1. Effacer les traces

Il crut qu’il se trouvait au mauvais endroit. C’était vraiment ça ? Ce lieu qui avait été assez vaste pour abriter toutes les horreurs, les chutes, les flammes et les effondrements… paraissait maintenant si petit. Tout s’était évanoui : les silhouettes des formes métalliques, les immenses poutres à moitié enterrées, les bas-côtés faits de stores et de miettes de béton, les monticules de débris et de fenêtres déchiquetés, les décombres, gris, impossibles à identifier, les collines et des fosses de gypse, de tissu et… et d’acier ! L’acier qui avait pris la forme de murs de cathédrale, de fourreaux, d’arches, de

He imagined for a moment that he was in the wrong place. Was this really it? Christ, it seemed so small. Before, it had been vast enough to contain every horror (falling, and burning and collapsing)… but that was all gone now. Everything was gone: the silhouetted steel shapes, half-burried I beams, berms of window blinds and powdered concrete, mounds of rubble and jagged window frames, gray undefined

rubble, hills and pits of gypsum and cloth

and… and steel! Steel forming itself into cathedral walls and sheaths and arches and caverns and trunkless legs of stone, like

1 « Une mort presque sans cadavre, car le mien a été ramassé à la cuillère. L’ironie, ils ont enterré avec moi des restes de Khalil : une mâchoire édentée, deux doigts de la main droite, celle qui avait actionné le dispositif, et un pied avec sa cheville car nous avions eu la mauvaise idée d’acheter des espadrilles identiques la veille du grand jour. Ils ont fait ça à la va-vite car sa pointure était visiblement supérieure à la mienne. », Binebine, Mahi. Les

cavernes et de jambes de pierre dépourvues de tronc ; l’acier qui avait sculpté ces formes en ruine, mais parfaites.

Il s’attendait à ressentir quelque chose. Mais que ressent-on face à un endroit qui a été gratté jusqu’à l’os ? Qu’y avait-il sous tous ces monticules ? Rien ni personne ?1

perfect ruined sculptures.

He had expected to feel something. But what can you feel about a place when that place has been scraped away? What was beneath all those piles? Nothing? No one?2

Le site de Ground Zero est le seul endroit où Remy se sent apaisé. Cette description du site déblayé est marquée par l’énumération des différents déchets qui ne sont plus à leur place, comme s’ils apparaissaient au personnage de manière fantomatique. La juxtaposition des termes « powdered concrete » (miettes de béton), « mounds of rubble » (monticules de débris,

décombres), crée un réseau sémantique lié à la destruction, aux déchets, qui accentue à la fois la disparité des éléments, l’aspect fragmentaire du lieu, mais aussi son caractère poussiéreux. L’auteur crée une montée de la tension dramatique au cours de cette description d’une part en jouant de l’attente contenue dans l’usage des points de suspension, d’autre part en construisant progressivement la personnification de l’acier. Celui-ci est tout d’abord sujet d’une tournure passive qui permet la transition entre l’espace chaotique des décombres et l’analogie à un site plus structuré que représente la cathédrale. Puis il est pris dans une personnification explicite lorsqu’on lui attribue des « trunkless legs of stone » (jambes de

pierre dépourvues de tronc) ; d’un monument inerte il passe à un objet vivant bien que difforme. Cette progression offre une dynamique, une force vive aux éléments du site. Le gigantisme disparu se retrouve dans le réseau sémantique du démesuré (« mounds », « hills », « cathedral ») et retrouve le caractère sublime de la description d’ouverture du roman : les ruines étaient « perfect3 ». L’individu devient, quant à lui, réifié face à ce spectacle : il est

1 Walter, Jess. Le Zéro, trad. Julien Guérif, Paris : Rivages, 2012, p. 298.

2 Walter, Jess. The Zero, New York: Harper Perennial, 2006, p. 308.

3 “They burst into the sky, every bird in creation, angry and agitated, awakened by the same primary thought, erupting in a white feathered cloudburst, anxious and graceful, angling in ever-tightening circles toward the ground, drifting close enough to touch, and then close enough to see that it wasn’t a flock of birds at all – il was paper. Burning scraps of paper. All the little birds were paper. Fluttering and circling and growing bigger, falling bits and frantic sheets, some smoking, corners scorched, flaring in the open air until there was nothing left but a fine black edge… and then gone, a hole and nothing but the faint memory of smoke. Behind the burning flock came a great wail and a moan as seething black unfurled, the world inside out, birds beating against a roiling sky and in that moment everything that wasn’t smoke was paper. And it was beautiful.”, Walter, Jess. The Zero, op.

cit., p. 3.

« Ils explosèrent dans le ciel, tous les oiseaux de la création, perturbés par la colère, réveillés par la même pensée primaire ; ils se dispersèrent en une violente averse de plumes blanches, impatiente et gracieuse, filant vers le sol en décrivant des cercles toujours plus petits, dérivant assez bas pour le toucher, assez près pour qu’on comprenne qu’il ne s’agissait pas d’oiseaux… mais de papier. Des bouts de papier incandescent. Tous les petits oiseaux

dépourvu de sentiments. Seules des questions rhétoriques se succèdent et font écho aux énumérations constitutives de la description du site. L’usage de l’indirect libre transmet au lecteur la perception morcelée du site par le personnage, ainsi que l’angoisse qui est liée à la disparition des traces. Le lieu est vide, les traces ont été matériellement effacées, mais elles ont tout de même laissé une empreinte mnésique sur le personnage.

La passivité et le désarroi des personnages face au déblaiement du site révèlent la rapidité du traitement de ces restes par rapport au temps nécessaire à l’individu pour élaborer lui-même son récit. Les traces lui ont été enlevées trop tôt et il demeure submergé par l’événement. À la nécessité de trouver les survivants le plus vite possible s’ajoutait le besoin d’agir et de tenter d’effacer l’événement en effaçant les traces1. Louise Lachapelle montre, dans ses travaux, que le travail de domestication des restes nécessitait un rapide déblaiement des déchets (transportés à Fresh Kills Landfield) pour être ensuite triés (dans le hangar 17 de l’aéroport JFK) en fonction de leur utilité d’une part dans les enquêtes policières en cours, d’autre part pour l’activité mémorielle qui passe notamment par le travail de collection puis d’exposition en musée.

Ce travail de déblaiement a été plus rapide que le travail de deuil, travail dans lequel les survivants et témoins sont précipités par l’effacement rapide des traces qui soutiennent leur démarche. Dans le roman de Jess Walter, le collègue de Remy, Guterak, l’exprime très bien, lui qui culpabilise d’avoir fui le site au moment de l’effondrement des tours et a envie de vomir dès qu’on le considère comme un héros. Le déblaiement du site sur lequel il se trouve tous les jours le perturbe, tentant de faire du mieux qu’il peut, n’imaginant plus se trouver ailleurs2. Effacer les traces, jeter les déchets le plus loin possible du milieu domestique permet

étaient en papier. Ils battaient des ailes et tournoyaient dans les airs ; des morceaux de papier en chute libre, des pages affolées, certaines encore fumantes, les coins calcinés, s’embrasant en plein vol jusqu’à ce qu’il ne reste plus que d’infimes contours noircis… et puis plus rien, un trou et le vague souvenir de la fumée. Un puissant hurlement retentit derrière cette volée en proie aux flammes ; un gémissement explosa, la noirceur grouillante se déversa et le monde fut comme renversé sur lui-même : les oiseaux battirent des ailes sur le ciel trouble, et à cet instant, tout ce qui n’était pas fumée était fait de papier. Et c’était sublime. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 13.

1 Nous étudierons par la suite le rôle du site dans la construction narrative.

2 “The whole thing looks different now. Every day, they take shit away and it just never comes back. Take it to

Fresh Kills and squeeze it like orange juice until all the paper and blood comes out and then they go back for another truckload.” […] “I just wanna tell’em, ‘Leave it!’ You know? Leave the shit. Everything. The piles and mounds. What’s the fuggin’ rush? Let me and the smokers spend the rest of our lives going through it one piece at a time if we want.”, Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 154.

« Tout a l’air différent maintenant. Chaque jour, ils emportent des trucs dont on ne revoit jamais la couleur. Ils embarquent tout à Fresh Kills, ils le pressent comme des oranges jusqu’à ce qu’ils aient récupéré le sang et le papier, puis ils vont chercher une nouvelle cargaison. […] Je veux juste leur dire de tout laisser ! Tu vois ? De laisser cette merde comme elle est. Tout. Les piles, les monticules… Pourquoi ils sont si pressés, putain ? Qu’ils

de choisir parmi ces traces pour les réinjecter ensuite dans le domestique. Cette délimitation matérielle relève, selon Louise Lachapelle, d’un besoin de maîtriser l’événement terroriste, mais aussi d’une culture du sacrifice et du salut, qui manipule les traces pour s’assurer que l’identité sociale défiée par l’attentat retrouve sa stabilité1.

Effacer les traces pour pouvoir reconstruire sur les sites touchés et laisser place à la vie ; trier les traces pour pouvoir construire le récit héroïque et subvertir les traces pour instrumentaliser le récit individuel. Cette triple dynamique du traitement des traces premières de l’événement fait l’objet de l’activité culturelle observée et analysée par Louise Lachapelle. Les œuvres fictionnelles s’opposent aux dispositifs muséologiques et proposent une autre forme de traitement des traces de l’événement qui dénoncent les processus d’effacement et suggèrent d’autres façons de les collecter.