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Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

2.3. Les restes humains

« Dans les endroits où ça arrive, les survivants, les gens à proximité qui sont blessés, quelquefois, des mois plus tard, ils ont des grosseurs, disons, faute

“In those places where it happens, the survivors, the people nearby who are injured, sometimes, months later, they develop bumps, for

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 28.

2 Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 19.

3 Nous pouvons encore nous référer aux travaux de Louise Lachapelle qui démontrent la manipulation de l’expérience individuelle pour servir les intérêts de la société.

d’un autre terme, et on s’aperçoit que ça vient de petits fragments, de fragments minuscules du corps du kamikaze. Le terroriste explose en morceaux, il est littéralement atomisé, et les fragments de chair et d’os sont projetés à une telle vitesse et une telle force qu’ils heurtent les gens qui se trouvent à proximité et s’enfouissent dans leur corps. Vous imaginez ? Une étudiante est assise dans un café. Elle survit à l’attentat. Et puis, des mois plus tard, on découvre ces petites, quoi, ces esquilles de chair, de chair humaine, qui se sont incrustées dans la peau. Des shrapnels organiques, qu’on appelle ça. »1

lack of a better term, and it turns out this is caused by small fragments, tiny fragments of the suicide bomber’s body. The bomber is blown to bits, literally bits and pieces, and fragments of flesh and bone come flying outward with such force and velocity that they get wedged, they get trapped in the body of anyone who’s in striking range. Do you believe it? A student is sitting in a café. She survives the attack. Then, months later, they find these little, like, pellets of flesh, human flesh that got driven into the skin. They call this organic shrapnel.”2

Ces paroles du médecin adressées à Keith (un des personnages centraux du roman de Don DeLillo) après l’attentat du World Trade Center semblent gratuites, puisqu’il en conclut que Keith n’est pas concerné par ces « shrapnels organiques ». Le choix de l’indétermination, de la généralisation de son propos (« those places where it happens », « people », « a

student», « a café ») permet de dépasser le cadre particulier des attentats du 11 septembre

2001 pour offrir une parenthèse, une pause durant laquelle émerge une question liée au terrorisme suicidaire en général : la désintégration des corps, et l’inscription physique (qui dédouble l’inscription mentale) des morts dans les vivants, du bourreau dans sa victime ici, mais aussi des victimes dans les survivants. L’impossibilité de nommer précisément les « bumps » (grosseurs) engendrées par ces éclats humains qui viennent s’incruster dans d’autres corps est intensifiée par les détails et les répétitions utilisées par le médecin ; détails qui viennent également exprimer une sorte de fascination dans l’horreur pour ces restes humains fragmentés. Il ne reste rien, ou presque, des corps des personnes tuées dans un attentat. Ces shrapnels sont une forme de réminiscence de ces corps disparus, mais qui ne concerne que les terroristes, ceux qui étaient le plus près de la charge d’explosifs ; de leurs victimes, il ne reste souvent rien, si ce n’est des morceaux et des cendres. Aussi, dans le roman de Jess Walter, Remy est traumatisé par un morceau de cuir chevelu qu’il a retrouvé dans les décombres du World Trade Center et dont il ne sait que faire3.

1 DeLillo, Don. L’homme qui tombe, op. cit., p. 24.

2 DeLillo, Don. Falling Man, op. cit., p. 16.

3 “Second day at The Zero, he’d found a section of a woman’s scalp – gray and stiff – in the debris. He hadn’t known what to do, so he put it in a bucket. They searched all afternoon near where it was found, but there were

La question des restes humains est centrale dans l’élaboration des traces de l’événement et devient une obsession pour les personnages, une clé de lecture tout en demeurant une énigme. Le rituel d’enterrement des corps est un passage social important dans le processus de deuil, une cérémonie du dernier au revoir, un premier pas dans l’acceptation de la perte. Mais avant cela, il faut bien déterrer les restes humains des décombres du site de l’attentat. Tant que les corps ne sont pas retrouvés, les personnes sont « portées disparues », elles s’apparentent à des morts-vivants pour leurs proches.

La colère d’Oskar, dans le roman de Jonathan Safran Foer, face à ce qu’il considère être une mascarade d’enterrement pour son père, provient du constat qu’il n’y a rien à enterrer, le cercueil demeure vide. Cette colère évoque également la résistance du personnage face au rituel social censé permettre de surmonter l’événement. Or, Oskar refuse de surmonter l’événement puisqu’il refuse d’accepter la mort de son père. Il le cherche alors, et pense l’avoir trouvé dans un nom écrit sur un morceau de brouillon sur lequel les clients d’une papeterie essayent des crayons. Le père d’Oskar est mort depuis le début du roman, mais c’est un personnage qui hante le récit, qui est présent sans l’être, aussi bien à travers les souvenirs d’Oskar que dans les lettres du grand-père de celui-ci écrivant à son fils.

La découverte d’un corps ou bien d’une partie, son identification, est nécessaire pour permettre à ceux qui restent de savoir (ou bien les obliger à savoir), de ne plus être dans

no other body parts, just a six-inch piece of a forehead and singed hairline. An EMT and an evidence tech debated for ten minutes what to do with the scalp, before they finally took it out of the bucket and put it in one of the slick body bags. Remy carried it to a reefer truck, where it sat like a frog in a sleeping bag, a slick black bump on the empty floor. At least five times a day, Paul brought up the scalp. Whose scalp did Remy think it was? Where did he think the rest of the head was? Would they simply bury the scalp? Finally, Remy said he didn’t want to talk about it anymore – didn’t want to talk about what a piece of someone’s head felt like, how light it was, how stiff and lonesome and worthless, or about how many more slick bags and meat trucks there were than they needed, how the forces at work in this thing didn’t leave big enough pieces for body bags.”, Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 12-13.

« Lors de son deuxième jour au Zéro, il avait retrouvé un morceau de cuir chevelu de femme… gris et durci, au beau milieu des débris. Ne sachant quoi en faire, il l’avait posé dans un seau. Ils avaient fouillé la zone tout l’après-midi sans trouver aucun autre morceau du corps, juste quinze centimètres de front et de racines capillaires brûlées. Un ambulancier et un spécialiste des preuves avaient débattu pendant dix minutes avant de le sortir du seau et de le placer dans l’un des sacs mortuaires. Remy l’avait transporté jusqu’au camion frigorifique, où le bout de cuir chevelu était resté posé, comme une grenouille dans un sac de couchage, une petite bosse toute lisse sur le sol du camion vide. Paul parlait du morceau de cuir chevelu plusieurs fois par jour. Il demandait à Remy s’il savait à qui il appartenait, où se trouvait le reste de la tête. Est-ce qu’ils allaient se contenter de l’enterrer ? Remy avait fini par lui dire de ne plus en parler. Il ne voulait plus se souvenir de ce qu’on ressentait en touchant un morceau de tête de quelqu’un d’autre ; si c’était léger, durci, déconnecté de son ensemble ou sans valeur. Il ne voulait plus parler du nombre de sacs ou de camions à viande dont ils auraient besoin. Il ne voulait plus entendre que, vu la nature de l’événement, les morceaux n’étaient pas assez grands pour les sacs mortuaires. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 22-23.

l’hypothèse. S’ensuit parfois une fétichisation des restes humains, qui participe au processus d’héroïsation de certaines victimes1.

Les corps des victimes du World Trade Center ont tout d’abord été cachés, par respect et par horreur. Alors que la photographie représentant potentiellement le crâne défoncé d’Oussama Ben Laden prolifère sur internet, aucune image de cadavres du 11 septembre 2001 n’est disponible. Nous nous retrouvons face aux gravats, face aux tours en feu, face aux pompiers travaillant sur le site, mais jamais face à une image de corps2. Peu de romans s’attardent sur, voire mentionnent seulement, la fragmentation des corps dans l’attentat, la victime devient toujours une figure, qui parfois s’incarne, comme dans « l’homme qui tombe » pour les attentats du World Trade Center3, mais dont l’intégrité est conservée.

La juxtaposition des objets et des corps comme éléments participant tous les deux à l’élaboration des traces de l’événement les contamine mutuellement : les objets sont parfois personnifiés (représentant la personne à qui ils appartenaient), et les corps sont réifiés (ils ne sont plus vivants, plus animés, et sont classés et étiquetés comme les objets). Mais leur traitement dans le processus de conservation et de « muséologie » diffère : les corps restent dans le domaine de l’individuel, ils sont rendus à leurs proches après identification ; certains objets sont également rendus aux familles et constituent le point de départ du processus mémoriel personnel, mais les autres forment les premières données des archives sociales. Seule l’image des corps, le nom des défunts, sont récupérés par la société pour construire la masse. Mais les corps demeurent cachés.

En revanche, les blessures des survivants sont exploitées par la fiction et acquièrent une valeur symbolique pour représenter le trauma4. Le personnage principal de L’attentat est médecin. L’attentat commis par sa femme est abordé en premier lieu par l’image de l’arrivée en masse des premières victimes à l’hôpital. La description de leurs blessures et de leurs cris permet d’aborder l’événement dans toute son horreur :

1 Ce processus n’est pas propre aux attentats terroristes, nous le retrouvons notamment dans les religions, le catholicisme par exemple, qui enferme dans des reliquats les restes des saints.

2 Il en va de même pour tous les attentats terroristes, qu’il s’agisse du métro londonien, du train madrilène ou encore du café de Marrakech. Quelques rares images de corps sont disponibles, mais toujours recouverts d’un drap ou d’une couverture. Nous ne distinguons qu’une masse informe, dont parfois les pieds dépassent.

3 La construction et le rôle de la figure de la victime dans les fictions du terrorisme seront analysés dans la troisième partie.

4 Ce rapport entre blessures physiques et trauma est au cœur de la trilogie de l’auteur britannique Pat Barker,

Regeneration, qui traite des traumatismes de la Première Guerre Mondiale chez les soldats britanniques. Basée

sur des faits réels, l’intrigue se déroule dans un hôpital militaire, et met en scène des expériences individuelles de soldats traumatisés.

Les cris des blessés retentissent dans la salle. Une femme presque nue, aussi énorme que sa frayeur, se contorsionne sur une civière. Les brancardiers qui l’assistent ont du mal à la tenir tranquille. Elle passe devant moi, les cheveux hérissés et les yeux exorbités. Tout de suite après elle, arrive le corps ensanglanté d’un jeune garçon. Il a la figure et les bras noircis comme s’il sortait d’une mine de charbon. Je m’empare de son chariot et le conduis sur le côté pour évacuer le passage. Une infirmière vient m’assister.

Sa main est arrachée, s’écrie-t-elle. […]

En l’espace d’un quart d’heure, le hall des urgences se transforme en champ de bataille. Pas moins d’une centaine de blessés s’y entassent, la majorité étalée à ras le sol. Tous les chariots sont encombrés de corps disloqués, horriblement criblés d’éclats, certains brûlés en plusieurs endroits. Les pleurs et les hurlements se déversent à travers l’hôpital. De temps en temps un cri domine le vacarme, soulignant le décès d’une victime. L’une d’elle me claque entre les mains, sans me laisser le temps de l’examiner.1

La comparaison utilisée par l’auteur entre la corpulence de la femme et sa peur dans l’expression « aussi énorme que sa frayeur », construit explicitement le lien entre le corps et l’état d’esprit faisant du corps blessé l’incarnation de ce qui est inexprimable. Les blessés sont désignés par des indéfinis (« une femme », « un jeune garçon », « une centaine de blessés », « une victime »), et ils restent dans l’anonymat, considérés avant tout dans leur corps meurtri (c’est le « corps d’un jeune garçon » qui arrive et non simplement un jeune garçon). Le hall des urgences est métaphorisé en champ de bataille, et adopte une dimension chaotique marquée par le bruit des « pleurs » et des « hurlements ». L’intensité et la rapidité de la description de cette scène souligne l’urgence de l’instant et de l’événement : il s’agit bien ici de l’attentat, mais au lieu de situer son personnage sur le site, l’auteur choisit de le transporter à l’hôpital, lieu dans lequel se dessine en fond le site de l’attentat. Le corps mort reste dans le non-dit de l’instant, de la réalisation de l’événement, qui n’est approché que par le vivant. Le processus d’élaboration des traces s’empare ainsi des morts tout en les laissant dans le non-dit, dans le cœur de l’événement, ce qui hante et dont on ne parle pas. Émerge alors un personnage qui sera représenté dans toute la diversité de sa situation, celui qui reste, marqué par l’événement, faisant corps avec lui : il s’agit du témoin.