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Les journaux : babil langagier au service d’une forme protocolaire

Deuxième partie : La fiction face à l’événement terroriste

II. Les discours médiatiques : porte-paroles du récit héroïque

4.2. Les journaux : babil langagier au service d’une forme protocolaire

« Les gens lisent de la poésie. Des gens que je connais, ils lisent de la poésie pour adoucir le choc et la souffrance, cela leur procure une sorte d’espace, quelque chose de beau dans le langage, dit-elle, qui leur apporte du réconfort ou de la sérénité. Je ne lis pas de poésie. Je lis les journaux. J’enfonce ma tête entre les pages et je deviens folle et enragée. »1

“People read poems. People I know, they read poetry to ease the shock and pain, give them a kind of space, something beautiful in language,” she said, “to bring comfort or composure. I don’t read poems. I read newspapers. I put my head in the pages and get angry and crazy.”2

La pratique des journaux est une activité qui construit le quotidien de Lianne dans

L’Homme qui tombe. Cet extrait propose une différence d’objectif pour le lecteur entre la

poésie et les journaux. Alors que la poésie est présentée comme moyen de dépasser le traumatisme, de le mettre à distance, la presse effectue la démarche opposée, elle offre l’opportunité de s’enfoncer dans l’événement et d’en nourrir sa colère. Le choix de l’expresion « put my head in the pages » (« j’enfonce ma tête entre les pages ») symbolise cette immersion dans le traumatisme, le refus de le dépasser. L’antinomie entre « comfort and

1 DeLillo, Don, L’homme qui tombe, op. cit., p. 55.

composure » (« réconfort et sérénité ») d’un côté et « angry and crazy » (« en colère et

folle ») de l’autre intensifie chaque émotion et renforce l’irrationnalité de ce que suscite la lecture des journaux.

Trois types d’articles sont présents dans le corpus, tous liés à la mort. Le premier est un symbole du 11 septembre 2001, il s’agit des « Portraits de Chagrin », ces articles définis par April comme des tranches de vie venant symboliser la personne disparue à un instant précis. La fiction n’en insère pas tel quel, mais ils font l’objet d’une discussion entre les personnages, ou bien ils sont seulement mentionnés. Parmi les œuvres du corpus, seul Le

Zéro leur accorde une place, mais ils sont devenus un symbole de ces attentats, sans

représenter un topos romanesque à proprement parler car peu de romans en traitent. Ils sont simplement mentionnés chez Ken Kalfus1, et sont totalement absents des romans de Lynne Sharon Schwartz2, Jay McInerney3 ou encore de Claire Messud4. Chez Jess Walter, ils assaillent April et sont considérés comme une mise en scène de la vie d’une personne dont il faut multiplier l’application pour traduire l’abondance de ces morts à la fois ordinaires et exemplaires. Tout comme pour la télé-réalité, il s’agit de transmettre une histoire qui touche le lecteur dans sa proximité, pour le faire adhérer au récit majoritaire de l’événement.

L’entretien que lit la narratrice du roman d’Inaam Kachachi dans USA Today remplit une fonction similaire. Il s’agit de donner la parole à des mères de soldats décédés en Irak pour susciter un sentiment patriotique chez le lectorat. Leur parole est livrée dans leur individualité, mais chaque histoire n’est pas choisie au hasard. De même, aucun article n’est présenté tel quel, la narration ne crée pas d’effet de réel en simulant une citation d’un article. Les propos sont rapportés et résumés par la narratrice qui sert alors de filtre subjectif entre le lecteur et le journal. Elle énonce de manière explicite l’objectif journalistique de tels articles :

Ce jour-là, nous célébrions le Memorial Day et le numéro de USA Today planait tel un cerf-volant au-dessus des tombes et des maisons endeuillées. Personne ne voulait oublier, ni aider quiconque à oublier. Les photographes se jetaient sur les mères de famille et braquaient leurs appareils pour saisir le jaillissement de la première larme. Les

ةديرلجا ددعو ،ياد ريالوميم ،ىركذلا موي في ا نك

يح

نأ ديري دحألا .ةعوجفلما تويبلاو رباقلما قوف ة يقرو ةرئاط ق ل

تاهملأا لىإ نوروصلما يريج .نايسنلا ىلع دعاسي وأ ىسني

ةءارق ب تح سانلا .ةعمدلا ةبتع ىلع تايرماكلا نوبصنيو

.ءا رقلا تابغر مواقت نأ نم فعضأ ةأرلما هذهو ةعيجفلا

2

1 Kalfus, Ken. A Disorder Peculiar to the Country, Londres: Pocket Books, 2007 (2006).

2 Schwartz, Lynne Sharon. The Writing on the Wall: a Novel, New York: Counterpoint, 2005.

3 McInerney, Jay. The Good Life, Londres: Bloomsbury, 2007 (2006).

gens aiment à se gorger de catastrophes et cette femme-là était trop faible pour résister à la curiosité maladive des lecteurs.1

La désignation des personnages se fait du plus général au particulier : «

دحألا

/ personne » désigne ainsi toute la société, puis ce groupe est divisé en catégories socio-professionnelles avec «

نوروصلما

/ les photographes » et «

تاهملأا

/ les mères de famille » pour enfin arriver à «

ةأرلما هذهو

/ cette femme-là », qui, par l’usage du démonstratif, accentue la dimension visuelle liée à la photographie illustrant l’article et représentant Regina Barnhust. La dimension sensationnelle est dénoncée comme étant à la fois le moteur des journalistes dont l’avidité est traduite par les verbes «

يريج

/ se jetaient » et «

ىلع تايرماكلا نوبصني

/ braquaient [leurs appareils sur] ». Elle est partagée par le lectorat qui «

ةعيجفلا ةءارق ب تح

/ aime [la lecture d’une catastrophe] » et dont la curiosité est qualifiée, dans la traduction, de « maladive ». Ces termes participent à la construction du registre satirique employé dans cet extrait, servant à dénoncer les pratiques inhumaines des médias.

Le dernier type d’article concerne les rubriques nécrologiques que lit Lianne, dans lesquelles elle apprend la mort de David Janiak. Le journal est vieux de six jours, ce qui n’en fait plus une nouvelle à proprement parler. De nouveau, il n’y a aucune citation mais un résumé de l’article soulignant l’absence totale de photographie. Pas d’image ni de l’homme ni de ses actes. C’est sur internet que Lianne trouvera abondance d’images et d’informations diverses. Cette distinction entre les deux formes de médias souligne le caractère protocolaire de la rubrique nécrologique, ainsi que sa pudeur. Elle n’existe pas chez Laila Halaby, puisque Jassim consulte cette rubrique sur le site du journal local pour obtenir des informations sur le jeune homme qu’il a accidentellement tué en voiture. De nouveau, c’est la photographie du jeune homme qui apparaît en premier, mais que Jassim ne relie pas au visage qui l’a fixé au moment de l’accident, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Une particularité de ce passage est que la narration cite l’article, le mettant en relief, l’extrayant du reste du récit. Ainsi le lecteur ne possède plus la distance qu’offre, dans les autres romans, le filtre du

2 ،يج هجك ةيكيرملأا ةديفلحا .ص ، 141 .

personnage. Mais, paradoxalement, le texte fournit moins d’informations. L’article mentionne simplement la mort d’Evan et détaille les membres de sa famille, mais sur le jeune homme en lui-même, le lecteur n’apprend rien de plus. La citation de l’article n’est alors intéressante que par la forme qu’elle prend, par les tournures protocolaires qu’elle offre.

La pratique des journaux implique tout de même un investissement personnel plus important de la part du personnage, qui se traduit justement par sa reformulation du contenu de l’article. Alors que le traitement télévisuel s’accompagne beaucoup de l’expression des émotions des personnages, souvent soumis à la stupeur ou bien à l’incompréhension ; la représentation des journaux accorde plus de place au contenu que s’approprie, avec dégoût ou bien surprise, les personnages. En revanche, la fictionnalisation de ces deux moyens de communication vient symboliser la prolifération et le poids du récit héroïque qui est omniprésent.

Nasri Sayegh fait un usage particulier de la presse, car il ne la représente pas, mais emprunte son style et son ton pour écrire un roman fragmentaire, Bowling à Bagdad. L’ouvrage est découpé en deux parties : la première relatant des rêves d’enfants irakiens adressés aux enfants états-uniens, la deuxième composés de brefs chapitres qui possèdent chacun une unité narrative, rapprochant plus l’ouvrage d’un recueil d’articles que d’un roman. Ces textes ont tous une portée polémique, voire pamphlétaire, qui vise à dénoncer la politique internationale états-unienne. Si certains sont un peu loufoques (comme « Le crime du Moyen-Orient-Express1 », rapportant un dialogue entre Colombo et Agatha Christie à propos d’un criminel sans crime), tous empruntent au journalisme d’opinion. Nasri Sayegh est avant tout journaliste et mélange ainsi les deux formes d’écriture.

Reste une forme médiatique presque inexistante dans le corpus, la radio.

1 La traduction est une adaptation du titre original qui est « عيرسلا لتقلا راطق » qui signifie « le train de la mort rapide ». C’est un jeu de mot avec le titre en arabe du roman d’Agatha Christie, Le Crime de l’Orient Express,

راطق قرشلا