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Deuxième partie : La fiction face à l’événement terroriste

II. Les discours médiatiques : porte-paroles du récit héroïque

3.2. Besoin de mots

J’ai entendu les soldats commenter les scènes que la chaîne rediffusait en boucle. J’avais beau mobiliser toute mon intelligence, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Certains jugeaient ces actes scandaleux, d’autres essayaient de les

ةانقلا ديعت تيلا رظانلما ىلع نوق لعي دونلجا تعسم

.نولوقي ام لك مهف في نيهذ نيفعسي لم .ة رم دعب ة رم اهضرع

اوماق نم نإ لوقي .ريبرتلا لويح نم مهنيبو طخاسلا مهنيب

.ةئطاولا بترلا باحصأو ةلهلجا دونلجا نم مه لامعلأا هذبه

justifier, expliquant que ceux qui les avaient perpétrés étaient des militaires sans instruction, des soldats de bas étage. J’ai entendu une recrue décréter que [vraiment, ces gars-là n’étaient pas malins d’avoir laissé prendre des photos ! Une voix grave lui a répondu que,] de toute façon, les prisonniers en question étaient des tueurs sanguinaires, sinon jamais on ne les aurait traités de cette manière.1

مه ينجسلما دلاولأا كئلوأ فصي ايدنج تعسم

ةاتع نم

.لكشلا اذبه اولوع الملاإو ،ةلتقلا

2

Ainsi se poursuit l’extrait du roman d’Inaam Kachachi sur l’affaire d’Abou Ghraïb. Les images sont à nouveau mentionnées dans le traitement répétitif dont elles font l’objet. Toutefois, il semble qu’elles tournent comme une toile de fond sur laquelle les soldats s’improvisent commentateurs en proposant leur opinion personnelle sur l’événement retransmis. Ainsi se succèdent des avis divers que la narratrice rapporte tout en signalant qu’elle n’y comprend rien. La parole devient logorrhéique, se vide de sens. Cette absence de signification pleine est ici traduite par la succession des avis qui ne sont pas développés et qui viennent se contredire sans se justifier. L’essentiel ne semble pas être le contenu des propos des soldats, mais leur capacité à extérioriser l’effet des images sur eux, cherchant de fait à les circonscrire dans un périmètre contrôlable, mais aussi à en partager le poids.

La nécessité de mettre des mots sur les images était déjà présente lorsque Zeina découvre celles du World Trade Center. Toutefois, il n’était pas question de paroles jetées à bâtons rompus par des personnes qui se trouveraient avec elle, mais du bandeau d’informations tournant lui aussi en boucle sous les images :

Tétanisée, j’étais incapable de cligner des yeux, ni même de respirer. Je ne comprenais plus rien, mes doigts remuaient machinalement sur la télécommande. J’ai monté le son, essayant de savoir s’il s’agissait d’un film ou d’une démonstration d’effets spéciaux. Mais très vite mes yeux sont tombés sur la formule

Breaking News dans le bandeau inférieur

de l’écran.3

لمو .بعوتسأ لاو سفنتأ لاو شرأ لا ةدماج تيقب

توصلا تعفر .تويمرلا ىلع ةطغاضلا عبصلإا ىوس كرحتت

ليلحاب هريوصت يريج دهشم وأ مليف وه له فرعلأ

في "زوين غنكيرب" ةرابع ىلع اروف اتعقو نييع نكل ،ةيئامنيسلا

.ةشاشلا لفسأ

4

1 Kachachi, Inaam. Si je t’oublie, Bagdad, op. cit., p. 173-174.

2 ،يج هجك ةديفلحا ةيكيرملأا .ص ، 154 .

3 Kachachi, Inaam. Si je t’oublie, Bagdad, op. cit., p. 23.

4 ،يج هجك ةديفلحا ةيكيرملأا .ص ، 20 .

Dans ce passage, l’incompréhension frappe également la narratrice, qui, comme Jassim précédemment, ne contrôle plus son corps devenu un automate. Les images étaient également silencieuses puisqu’elle monte le son en quête d’explication. Toutefois, ce n’est pas par l’ouïe qu’elle obtient des informations supplémentaires, mais par la vue, l’écrit qui accompagne l’image. Malgré l’importance décisive qu’elle accorde à ce bandeau, la narration omet de relater ce qu’il contient, suggérant que la seule formule de titre « Breaking News » suffit pour cerner l’événement transcrit par les images. En effet, il permet à la narratrice de statuer sur le caractère non fictionnel de ce qu’elle est en train de regarder, mais cela ne précise pas de quoi il s’agit. À l’inverse de la scène d’Abou Ghraïb, les mots apportent une précision sur la nature de l’image, mais ils ne cherchent pas à l’expliquer.

Le besoin de mots est également représenté chez Don DeLillo, entre Florence et Keith qui, une fois les images diffusées, échangent quelques phrases sur leur impression après coup, avec la distance temporelle et celle de l’écran. L’incrédulité prédomine leur propos tourné sur le bouleversement que cette expérience a engendré en eux. Ils partent de l’image du premier avion et de la sensation qui demeure qu’il s’agit d’un accident, mais ils ne décrivent pas les images. Ils cherchent à les interpréter.

Ces besoins de mots sont ceux des spectateurs et victimes de l’événement, mais ils ne font pas pleinement partie du processus médiatique en lui-même. Carol Gluck souligne que l’émergence du récit héroïque au moment même où le 11 septembre 2001 se produit n’est pas due à une version officielle mais se construit par la multitude de commentaires, notamment des présentateurs, dès la première heure de diffusion des images1. La mise en scène de la nécessaire mise en récit de l’événement se retrouve chez Abdullah Thabit qui est le seul à mentionner les vidéos de revendication de Ben Laden ainsi que les enregistrements testamentaires des membres du commando :

[Mardi 11 septembre 2001..] […] je me trouve dans la petite bibliothèque, [un célèbre roman de Ghâzî

ءاثلاثلا

11

/

09

/

2001

..

في

يزاغ ةياور يديبو ، اسلاج ةيرغصلا تيبتكم

1 « Ces mots ne sont pas venus du président des États-Unis, qui n’a pris la parole que le soir du 11 Septembre, c’est-à-dire après tant de commentateurs et de congressistes. Tous avaient déjà énoncé ce qui est instantanément devenu le récit héroïque de l’Amérique en guerre contre le mal. Les médias n’ont pas non plus créé les leitmotivs sonores de la guerre. Non, l’histoire de la guerre – comme l’analogie avec Pearl Harbor – est venue de plusieurs sources et a provoqué un effet politique choc. », Gluck, Carol. « 11 septembre : guerre et télévision au XXIè siècle », op. cit., p. 143.

al-Qasîbî (La giroflée jaune) dans les mains], ici il est seize heures et la télévision est branchée sur al-Jazira, [comme d'habitude... Le présentateur apparaît soudainement pour annoncer que l'Amérique est la victime d'un détournement d'avions de civils, et la caméra se déplace pour montrer les conséquences... Le premier avion percute une tour du World Trade Center, le deuxième, la deuxième tour, et le troisième, le Pentagone]. Ceci s’est passé en deux heures [seulement ! Je suis l’affaire] dans un état d’effarement total [! À la vue de ces gens qui se jettent du haut de l’immeuble, mon cœur sort de son emplacement !] Je pense à ceux qui se trouvaient dans ces avions et je ne peux que pleurer. Les tours s’effondrent sur ceux qui sont dedans, c’est une abomination, je ne peux prononcer une parole, je hurle comme un possédé : « Non, non ! »

On accuse Al-Qaïda, mais je n’arrive pas à le croire, comment Ben Laden et son organisation ont-ils pu terrasser l’Amérique si simplement en deux heures ? Mais bientôt dans une cassette vidéo, il revendique cet attentat, explique sa mise en œuvre et se réjouit de son succès qui va au-delà de ses espérances. Je vois cette cassette, je vois ces jeunes gens, je vois comment on les entraîne, j’entends leurs chants exaltés, je les vois assis à même le sol comme le recommandait le Prophète, j’entends les prêches, leur réactions… [Cette scène, c’est exactement l’atmosphère des campements à l’époque où je faisais partie du groupe d’activistes !]1

، انتيقوتب ءاسم ةعبارلا تناك ، )ةيروفصعلا( ةروهشلما بييصقلا

رخ ..ةداعلاك ةيرابخلإا ةريزلجا ةانق ىلع اتبثم نويزفلتلا ناكو

ةيندم تارئاط فاطتخلا ضرعتت اكيرمأ نإ لوقيل ةأجف عيذلما

اطلا ..ةعباتملل ايرماكلا لقتنتو ،

ةراجتلا برب مدطصت لىولأا ةرئ

ثدح .نوغاتنبلاب كانه ةثلاثو ، رخلآا برلاب ةيناثلاو ، يلماعلا

! اعزف لاوهذم رملأا عباتأ تنك !طقف ينتعاس في اذه

عزني ةيانبلا ىلعلأ نم هسفنب ىقلأ يذلا كاذ رظنم

هناكم نم بلقلا

مطتصت تيلا ، تارئاطلاب ينبكارلل يليتخو !

، ةيانبلاب

! ايواسأمو ايكبم ناك ليلخا درمجو

اعيظف ائيش ادب ، امهيف نم ىلع ، ينينبلما راينها

هارأ ام ىلع ةدحاو ةملكب ولو قيلعتلا نم تىح نكتمأ لم ةثراكو

!)..لا ..لا ..لا( نونلمجاك يدحو خرصأ نأ ىوس ،

ميظنت ناك ةهج نم رثكلأ ماتهلاا عباصأ تهتجا

اهرثكأ نابلاط في ةدعاقلا

اذه نأ ليتخلأ نكلأ لمو ، لاامتحا

نأ هعم نمو ندلا نبلا نكيم فيك نأ رخسأ تنك ، احيحص

، ينتعاس في ةطاسب لكب اذكهو ، اههجو ىلع اكيرمأ اومكلي

ندلا نب اهيف فترعي تيلا ، ويديفلا ةطرشأ رهظت تقو دعبو

اوناك امم بركأ جئاتنلا تناك فيكو ، هططمخ فصيو هتلعفب

، هنوديري

تابيردتل تاطقللا ضعب تيأت ةطرشلأا هذه فيو

متهاسلجو ، ةيساملحا مهديشانأو ، راغصلا بابشلا ءلاله

..مهنيب اميف انهولوادتي تيلا تاحيصلاو بطلخاو ضرلأا ىلع

اهءاوجأ شيعأ تنك تيلا كلت يه ، اهنيعب دهاشلما هذه

!ةطشنلأا ةعاجم عم تنك مايأ تاميخلماب

2

L’image, ici, est également silencieuse mais sert de toile de fond pour une autre activité du personnage, la lecture. Ce n’est pas la vue qui suspend alors l’activité mais la voix du présentateur interrompant le programme habituel pour une information spéciale. Ce sont

1 Thabit, Abdullah. Le Terroriste n°20, op. cit., p. 136.

2 .للهادبع ،تباث بياهرلإا 20 ،ص ، 177 -178 .

donc les mots, avant les images, qui parviennent au narrateur et attirent son attention. L’événement est d’abord nommé par le journaliste, puis un mouvement de caméra est indiqué pour laisser place aux images. Nous retrouvons une description teintée par l’expression des émotions du personnage qui, contrairement au présentateur, ne peut parler. Il est seulement en mesure de crier son refus d’accepter qu’un tel événement se soit produit. Le passage au paragraphe suivant indique une autre approche de l’événement. Il n’est alors plus question des images de l’attentat mais de la vidéo de revendication «

ويديفلا ةطرشأ

». Le narrateur ne rapporte pas les paroles transmises, mais décrit les images qu’il observe et qui se superposent aux images de ses souvenirs à propos des activités qu’il menait avec ses camarades. Il crée une énumération qui lui permet de décrire les scènes transmises par les vidéos. Chaque membre du commando n’est pas individualisé, ils sont interchangeables et offrent au narrateur le miroir de ce qu’il aurait pu devenir. Ainsi les mots du terrorisme deviennent un prétexte pour laisser place aux images, mais ils ne sont pas détaillés.

Les mots succèdent aux images et semblent venir donner du sens à celles-ci. Mais ce n’est qu’en apparence, car ils se révèlent finalement incapables de saisir la portée des images, qui demeurent obsédantes même après les premières mises en récit, bien que dans les faits, l’analyse de Carol Gluck aboutisse à la conclusion inverse. La fictionnalisation a pris le parti de représenter le langage articulé comme faillible, inexact, trompeur, soumis au pouvoir des images.

*

Chez Jess Walter, le média télévisuel domine les autres formes médiatiques. Sa présence est toujours brève mais ponctue de manière forte le récit, ce qui crée une sensation d’omniprésence. D’autre part, le rôle du média télévisuel est de transmettre le récit héroïque qui s’est construit dans l’immédiat de l’événement et qui deviendra la version majoritaire au sein de la population. Il incarne alors l’opinion publique, la société états-unienne en tant que groupe. Son mode de fonctionnement passe principalement par la répétition des images, mais qui, à la fin, se réduisent au son de la télévision dans la chambre d’hôpital de Remy. Loin de suggérer l’importance des mots sur les images, l’absence de celles-ci ne fait que renforcer le caractère mensonger ou bien vain du langage.

Les mots échouent à contenir les images, et deviennent soit inexistants, soit un babil témoignant surtout de la détresse des locuteurs. Cependant, un traitement quelque peu différent est observable entre la représentation des médias télévisuels et papiers.

4. Pluralité médiatique : la télévision, les journaux, la radio

La télévision et les journaux sont tous deux représentés dans la fiction comme deux médias qui ont pour rôle de transmettre le récit héroïque de l’événement.

À propos des attentats du World Trade Center, le récit héroïque est celui du Bien contre le Mal qui a servi à justifier la Guerre contre la Terreur. Il a ainsi été utilisé et repris par le discours politique, qui s’est appuyé sur les versions véhiculées par les différents médias.

4.1. La télévision : un média de masse pour transmettre le récit