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Les commémorations : première instrumentalisation de l’événement

Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

4.2. La « mort collective » : commémorations et récits héroïques

4.2.1. Les commémorations : première instrumentalisation de l’événement

1 Ibid., p. 42.

Le roman d’Amy Waldman, Un concours de circonstances1, publié en 2011, fait de la construction du mémorial pour les victimes des attentats du 11 septembre 2001, le thème et l’enjeu central de son roman. Toute l’intrigue tourne autour du projet de construction du mémorial sur le site de Ground Zero. Le projet retenu est le fruit du travail d’un États-unien au patronyme arabe : Mohammad Khan. Des tensions se dessinent sur la légitimité de la personne qui sera chargée de ce projet. La communauté états-unienne, unanime sur le besoin d’un mémorial, se déchire dans sa pluralité, engendrant des replis communautaires au sein même de la nation états-unienne. Le roman questionne la nécessité de commémorer cet événement, la manière de le faire et le sens de ce mémorial pour la société états-unienne et pour le reste du monde. Le principal argument contre le choix de l’architecte est que le monde musulman considèrera le mémorial comme une sépulture pour les terroristes, attribuant ainsi une toute autre valeur au monument et aux événements que sont les attentats, ainsi qu’à l’élaboration de ce projet. Des groupes et des tendances se posent derrière chaque figure de leader, montrant que l’opinion individuelle peut être orientée par un sentiment d’appartenance communautaire qui prend le dessus sur toute réflexion personnelle.

La construction de monuments et de mémoriaux participe de la symbolisation de l’espace qui sert à séparer spatialement le monde des morts de celui des vivants. L’événement disparaît dans l’acte commémoratif, il est oublié car l’enjeu de ces « objets de mémoire » serait de réaffirmer l’identité sociale et d’éloigner le sentiment d’une menace imprévisible liée à l’incompréhension suscitée par l’événement :

Pour devenir un repère commun, accepté de tous, ces objets de mémoire que sont les mémoriaux et les commémorations doivent reposer sur une vision du monde partagée, mais surtout positive ne sous-tendant pas l’idée d’une menace. Ces monuments sont porteurs d’une identité ; en cela, ils ne peuvent heurter les fondements de celle-ci. Le processus commémoratif constitue l’une des bases de la construction identitaire. Il se doit de véhiculer des idées et des valeurs positives pour la période présente. Il nécessite des sélections, des oublis. G. Namer résume fort bien cette idée en disant que la commémoration implique des blancs, des silences, des oublis, parce qu’elle est une relecture du passé ; elle participe de sa réécriture.2

La tension que représente l’enjeu de l’acte commémoratif voit se confronter deux mémoires : celle de l’événement soumise aux images traumatiques, à l’incompréhension et à la peur et celle de la commémoration qui est « normée », « légitime » et « officielle » 3 :

1 Waldman, Amy. Un concours de circonstances, trad. Laëtitia Devaux, Paris : Points, 2013. Waldman, Amy. The Submission, London: William Heinemann, 2011.

2 Ibid., p. 137. Elle se réfère à l’ouvrage de Gérard Namer, Mémoire et société, Paris : Klincksieck, 1987.

Deux mémoires, dévoilant que le retour à l’ordre n’est pas acquis a priori, confirment l’idée que chaque événement, chaque accident est unique, même si le traitement qui leur est réservé est ostensiblement régulier et codifié. Une première mémoire, floue, cachée, émotionnelle, fondée sur les images du drame, semble indiquer que la catastrophe refait obstinément surface et que le traitement social mis en place n’est pas totalement opérant. Une seconde mémoire, institutionnelle, plus contrôlée, correspond à la mémoire commémorative. Elle se manifeste comme un souvenir, un hommage aux victimes, mais elle cache plus profondément l’accident. Elle est bâtie sur un oubli, celui du drame, de ses images obsédantes, de la mort en général. Ces deux mémoires s’affrontent en silence : l’une est montrée, portée par les pouvoirs publics, l’autre est plus diffuse, elle sous-tend l’idée que le drame reste premier et qu’il pourra se reproduire.1

Les cérémonies commémoratives, tout comme les monuments, viennent contrôler un certain souvenir social du drame, un souvenir qui occulte le drame et la mort sous des traits de vie. En effet, l’auteure explique que l’élaboration des monuments représente la vie (position de repos des tombes, photos, fleurs), la mort est cachée derrière la vie, comme dans les cérémonies commémoratives qui ne reflètent aucunement l’événement, qui n’existent que pour le processus : acter la fin du drame, le début du deuil, le nécessaire retour à la vie normée et ordonnée. La pression entre ces deux mémoires renvoie à l’opposition entre récit personnel et récit officiel de l’événement, le premier étant représenté par les romans du corpus comme étouffés par le second : dans son besoin de consolidation de l’identité sociale, le discours institutionnel ne laisse pas de place à des dissonances qui pourraient provenir d’un récit individuel.

C’est ce que représente l’attentat final perpétré par Jaguar dans le roman de Jess Walter. En effet, Jaguar est un Arabe-Américain qui pense avoir infiltré une cellule terroriste pour aider les instances policières états-uniennes, mais il finit par comprendre qu’il a été manipulé pour passer pour un dangereux terroriste. La réalisation de son attentat vient symboliser le fait que le personnage a conscience que sa version ne sera jamais entendue. Le constat d’impuissance d’Ahmad chez John Updike qui affirme qu’on lui a volé son Dieu, représente le contrôle de la société sur l’individu qui rentre ici dans le rang, mais sans avoir le sentiment d’accomplissement. Un autre exemple probant réside dans toutes les formes de stigmatisation dont sont victimes Salwa et Jassim chez Laila Halaby. En effet, les discours véhéments assimilant toute personne correspondant au stéréotype arabe transmis à la radio horrifie Salwa qui ne peut plus conduire, la suspicion mal placée des secrétaires envieuses de Jassim prennent une tournure officielle lorsqu’elles font un signalement injustifié le concernant auprès du FBI. Même lorsque le regard est positif, il dépend encore d’une

conception imposée par la société, comme dans la manière qu’a Jake de voir Salwa en tant que prototype de la femme orientale, exotique, qui s’offre comme une promesse d’évasion. Les voix de Jassim et Salwa sont oppressées, étouffées à tel point que Salwa envisage de retourner en Jordanie. La mainmise de la société sur les versions individuelles est également symbolisée dans Le Philosophe de Karantina au travers des diverses lois et discours provenant soit de l’imam Mut’ab soit de l’ambassadeur du cimetière d’Hamburger. Le premier formule des fatwas, notamment contre le philosophe, pour pouvoir asseoir son pouvoir, le second est à l’origine d’une légende urbaine qui lui permet de conserver la source d’eau pure sur les terres de l’ambassade. Face aux exactions commises par le terroriste Bandar Ibn Tahyamar, l’imam impose un récit qui le lie au philosophe et lui permet de l’emprisonner. Toutefois, l’enjeu des lieux de mémoire n’est pas central dans les œuvres du corpus qui construisent leur intrigue dans une temporalité proche de l’émergence de l’événement, reléguant cette question au second plan.

Gaëlle Clavandier se sert ainsi du concept de mort collective pour souligner le processus qui est enclenché par la société à la suite d’événements traumatiques qu’elle qualifie de « catastrophiques » car les accidents ne relèvent pas directement de l’action humaine (bien que la responsabilité de l’homme soit engagée dans notre époque1). La mort collective permet ainsi de parler à la fois du groupe indistinct des victimes, mais aussi du groupe qui se doit d’être indistinct pour la société de survivants.

Le terrorisme suicidaire implique ainsi un rapport problématique entre l’individu et la société, et l’individu et lui-même. L’identité est ébranlée comme le fonctionnement de la vie personnelle et sociale. Alors que la gestion institutionnelle de ces événements tente de les effacer et de réaffirmer son identité, l’individu, bien que pris dans le processus enclenché par la société, ne peut plus ignorer la remise en question de son identité engendrée par l’attentat.

Dans de telles circonstances, les œuvres du corpus cherchent une nouvelle fois à offrir un espace propre à l’individu dans l’objet-livre et le temps de la lecture, tout en représentant les différentes tensions en jeu.

1 « Les morts collectives ne s’expliquent plus par une vengeance divine ou une nature furieuse, désormais la responsabilité humaine partagée est questionnée. Cette analyse conduit à la conclusion qu’aujourd’hui se pose le problème quasi insoluble d’une responsabilité collective de l’homme qui suscite de réels questionnements en termes de droit : il n’existe pas de substitut à la hauteur du drame, pas de coupable unique. D’où l’idée d’un passage impossible (le passage n’étant jamais définitivement acquis), d’où aussi la nécessité d’une sur-ritualisation et d’un oubli récurrent. La catastrophe est là, comme figure irréductible et essentielle de notre rapport au monde. » Ibid., p. 236.

La société construit ainsi un aspect de l’événement qui lui est propre. Cette vision passe par les discours des institutions, par les actions mémorielles d’ordre collectif (comme les visites guidées du site de Ground Zero organisées par les survivants qui habitaient le quartier du World Trade Center au moment des attentats, les expositions itinérantes ou encore les divers Tributes).

En outre, le choix même de la cible de l’attentat-suicide par définition est une société. Il s’agit majoritairement de la masse de victimes, d’un collectif anonyme dont le point commun principal des membres réside dans leur mort, que le romanesque aborde avant de chercher l’individuel dans le destin, le parcours, l’expérience de quelques personnages qui viennent toujours préfigurer ce groupe de victimes1. Mais la société est mise à mal dans l’événement terroriste, elle explose et ne tient que de guingois à travers les diverses démarches qui tentent de lui attribuer un sens convenant au groupe, conditionnant son action. L’éclatement de la société vient également représenter l’impossibilité d’attribuer un seul et même sens à l’événement terroriste, il permet d’exprimer la mouvance de l’événement considérée comme « une multiplicité de possibles, de situations virtuelles, potentielles, et non plus comme l’accompli dans sa fixité2 ». Les démarches principalement collectives tendent à figer l’événement dans une position fixe à travers l’histoire, l’empêchent de prendre différentes formes en fonction des points de vue et des époques. Cette société impossible, dont l’unicité est explosée par l’immédiateté de l’événement terroriste, ne peut plus s’imposer aux individus, mais doit être reconstruite dans la multiplicité par l’individuel.

Le roman de Philip Beard, Chère Zoé3, incarne une ambivalence de l’événement social et personnel en divisant ces deux dimensions en deux événements différents face auxquels se trouve la narratrice : Zoé est tuée, renversée par une voiture devant chez elle, au matin du 11 septembre 2001, alors que sa mère et sa sœur Tess regardent, stupéfaites, les tours du World Trade Center s’effondrer à la télévision. Tess déplore, au cours de ce récit adressé à sa défunte petite sœur, le manque d’importance accordé à cet événement familial toujours écrasé par l’événement historique : chaque États-unien, individuellement, commémorera l’événement des attentats du World Trade Center, mais seule sa famille sera obligée de se diviser entre l’événement historique, qui les touche tout de même, et l’événement personnel beaucoup plus prégnant pour eux, qu’est la mort d’une des leurs, une mort qui passera toujours au second

1 Cette démarche de récupération des récits individuels héroïsés pour consolider l’identité sociale est déjà présente dans les épopées grecques comme l’Illiade.

2 Dosse, François. Renaissance de l’événement, op. cit., p. 194.

plan au niveau de la société. Dans le roman de Philip Beard, les attentats du 11 septembre 2001 ne sont donc appréhendés que dans leur dimension historique, à travers le deuil national, les discours médiatiques et les suites politiques ; la mort de Zoé entraîne la fictionnalisation du deuil et l’incompréhension d’une mort accidentelle. En revanche, d’autres romans choisissent d’aborder un seul événement, qui sera terroriste, et n’interrogent l’événementiel sous toutes ses formes qu’à travers celui-ci. Le deuil individuel se mêlera au deuil collectif, la victime pleurée sera celle des attentats. Ce mode de fonctionnement accentue plus fortement la complexité de l’événement terroriste, qui passe plutôt au second plan dans le roman de Philip Beard, suggérant à nouveau un nécessaire retour à l’individuel dans une société qui l’étouffe.

4.2.2. L’orchestration des récits individuels par la société au service