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Cheminement dans les dédales fictionnels de l’événement terroriste

Cette étude suit un cheminement qui va du notionnel à une interprétation plus métaphorique de l’usage de l’attentat terroriste en fiction. Il s’agit de commencer par s’interroger sur la définition des termes clés de l’étude et sur la nature et les enjeux du thème abordé : qu’est-ce que le terrorisme et qu’est-ce qu’un attentat ? Nous poursuivons ensuite avec une réflexion sur la manière dont la fiction représente l’attentat terroriste ainsi que sur le questionnement qu’elle propose quant aux pouvoirs figuratifs et performatifs du langage. Enfin, notre attention se déplace de l’événement aux personnages qui constituent le point nodal de notre lecture des œuvres du corpus. En effet, l’absence de description détaillée de l’événement et d’ancrage référentiel très précis a déplacé le point central de notre lecture sur

1 Cf « À la question "Pourquoi le français ?" Yasmina Khadra répond : "Je n'ai pas choisi. Je voulais écrire. En russe, en chinois, en arabe. Mais écrire ! Au départ, j'écrivais en arabe. Mon prof d'arabe m'a bafoué, alors que mon prof de français m'a encouragé." », http://www.yasmina-khadra.com/index.php?link=choix. [consulté le 09/07/2015].

2 Comme À quoi rêvent les loups (1999), Les hirondelles de Kaboul (2002), Les Sirènes de Bagdad (2006), Ce

que le jour doit à la nuit (2008).

3 Nous aurions pu également convoquer des œuvres de Boualem Sansal, comme Le Serment des barbares (1999), mais la question du terrorisme y est plus diffuse et sa publication est antérieure aux attentats du 11 septembre 2001 qui nous servent de borne temporelle.

les personnages. Une étude précise de leur construction nous amènera à envisager les œuvres non comme des mises en fiction d’un événement terroriste particulier dans la seule optique d’en construire des contre-récits et des archives fictionnelles mais comme des fictionnalisations qui s’interrogent sur la précarité humaine contemporaine et qui utilisent l’événement terroriste pour construire des récits à portée plus métaphoriques.

Le point de départ des œuvres du corpus étant un phénomène d’une violence extrême qui peut toucher n’importe quelle partie du monde, il s’avère nécessaire de nous interroger sur les termes employés pour le désigner, ce qui fait l’objet de la première partie de ce travail. Nous commençons par définir deux mots-clés ainsi que la manière dont ils interagissent, il s’agit des noms « terrorisme » et « événement ». Alors que le terme de « terrorisme » est employé communément aujourd’hui, ce qu’il recouvre est loin de donner lieu à un consensus. Un historique du mot ainsi que la présentation des polémiques actuelles qu’il engendre nous ont semblé nécessaires. Ce travail sémantique permet également de saisir les questionnements et enjeux auxquels se confrontent les romanciers qui souhaitent aborder le phénomène, en particulier ceux qui touchent à la position du terroriste suicidaire et à ses motivations. Reprenant ensuite pour point de départ l’attentat terroriste qualifié d’événement tant par les médias que par les politiques et les intellectuels, nous cherchons à comprendre ce que l’on considère aujourd’hui comme un événement. Sa construction repose sur deux phases : son émergence et sa mise en récit. Nous étudierons alors comment l’attentat terroriste est représenté en tant qu’événement dans les œuvres du corpus, et nous nous demanderons si les œuvres en elles-mêmes sont aussi des traces de celui-ci, participent de celui-ci. Enfin, cette première partie se clôt sur une réflexion quant aux rapports entretenus entre les œuvres étudiées et l’histoire. En effet, l’événement moteur de l’intrigue est un traumatisme historique. Les fictions du corpus cherchent à l’aborder sans faire l’Histoire. Elles offrent un espace différent pour affronter l’événement, effectuer un devoir de mémoire mais elles ne servent pas de nouveaux fondements à la société ébranlée. Nous nous baserons principalement sur la contribution d’Emmanuel Bouju en utilisant deux de ses concepts : la transcription de l’histoire et les fictions istoriques. L’esquisse d’une société terrorisée comme reflet de la production de l’événement terroriste constituera une première image à analyser dans les œuvres romanesques étudiées. Cette complexe représentation de l’événement terroriste implique un outil majeur, enjeu du conflit entre écrivain et terroriste identifié par Don DeLillo dans son article mentionné en ouverture de ce travail : le langage.

L’usage et la représentation problématisée de cet outil font l’objet de la deuxième partie qui est guidée par la question suivante : comment dire l’événement terroriste ? Nous verrons tout d’abord comment cette difficulté est représentée au sein de la diégèse, à travers l’analyse de la fictionnalisation des différents discours porteurs de récits de l’événement. Que ce soit la parole, l’écriture ou même le silence, toutes ces manifestations (et non-manifestations) du langage articulé présentent un manque, échouent à saisir pleinement l’événement. Néanmoins, cela ne suggère pas un quelconque échec de la fiction, au contraire, en étant capable de représenter la difficulté de ce saisissement, la fiction fait état de l’impossibilité de faire face directement et immédiatement (au sens de « sans médiation ») à l’événement terroriste. Une des médiations possibles utilisée alors par les œuvres du corpus est le recours à l’intertextualité. Ces détours imposés par l’événement terroriste passent par des œuvres comme L’Agent secret de Joseph Conrad ou Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. La présence d’autres textes et d’autres auteurs dans les fictions du corpus est abordée selon trois dimensions : thématique, poétique et éthique. L’absurdité de la violence et la question du trauma construisent la dimension thématique à propos de laquelle Joseph Conrad, Louis-Ferdinand Céline et Joseph Heller (auteur de Catch 22) seront convoqués. La dimension poétique concerne principalement l’influence revendiquée de Kurt Vonnegut sur l’œuvre de Jess Walter. Enfin, la dimension éthique fait appel à deux écrivains et penseurs : Albert Camus et Friedrich Nietzsche. La présence du premier est très discrète, mais son œuvre entière trouve un écho ici, lui dont tout le travail touche parfois très explicitement à la question du terrorisme à tel point que Jacqueline Levi-Valensi, présidente de la Société des Études Camusiennes, a regroupé des extraits de son œuvre sous le titre

Réflexions sur le terrorisme1. Quant à Friedrich Nietzsche, il est présent au travers du questionnement sur le caractère nihiliste propre au terrorisme de la fin du XIXe siècle mais qui est moins évident dans le terrorisme contemporain. Cependant, des concepts cruciaux comme l’Éternel retour ou encore le Surhomme, sont clairement mentionnés chez Salim Bachi, et nous trouvons Zarathoustra chez Nasri Sayegh. L’étude de l’intertexte religieux constitue le dernier détour étudié. Il s’agit de travailler sur la représentation du texte religieux, qui se présente le plus souvent comme un refuge factice qu’il faut décrypter. L’événement terroriste apparaît alors comme multiple et dynamique, il ne possède pas la même valeur, il ne joue pas le même rôle dans les différents ouvrages du corpus. Parfois moteur de l’intrigue, il peut n’être présent qu’en toile de fond ou encore ne constituer qu’une menace à venir. Une

brève typologie des œuvres en fonction des valeurs attribuées à l’événement viendra clore cette deuxième partie.

À ce stade, nous constatons que l’événement est fuyant, insaisissable, mais tout de même présent dans ces œuvres qui ont réussi à en représenter le dynamisme. Nous basant sur les théories du visuel ainsi que sur le concept de dispositif, nous envisageons la représentation de ce dynamisme à travers la configuration d’un triple dispositif (fictionnel, imaginaire et terroriste) dont l’étude ouvre la deuxième partie. La scène terroriste, définie par Philipe Ortel comme possédant un niveau technique (la bombe) un niveau pragmatique (le rôle des médias) et un niveau symbolique (le récit que les terroristes cherchent à imposer), est voilée par la configuration du triple dispositif mais se laisse entrevoir lors d’un bref passage. Cette mise en scène de l’événement terroriste n’est pas seulement le propre de la fiction, elle est intrinsèque à l’événement dont le caractère spectaculaire est le fruit de ce que Guy Debord a nommé la « société du spectacle ». En effet, la société contemporaine, qualifiée de « postmoderne » par Fredric Jameson, est caractérisée notamment par le développement de la culture de masse et avec elle des médias de masse. Tout est à consommer et l’on consomme toujours plus, le hors-norme devient la nouvelle norme et le spectacle se doit d’être spectaculaire. Le terrorisme est considéré par Guy Debord lui-même comme étant à la fois la manifestation extrême de cette société et sa contestation. Ainsi, de nombreux intellectuels comme Jean Baudrillard ont vu dans les attentats du 11 septembre 20011, une contestation et une volonté de destruction de cette société de consommation dont l’hégémonie états-unienne est l’emblème. L’attentat terroriste apparaît comme la dénonciation d’un modèle social qu’il faut impérativement repenser2. Toutefois, ce modèle ébranlé cherche à se fonder à nouveau sur les mêmes bases, véhiculant un récit héroïque qui légitime tout acte de représailles en le présentant comme nécessaire. Le spectaculaire de l’événement terroriste utilise donc les ressorts du modèle social qu’il souhaite dénoncer, forçant tout un chacun à remettre en question son inscription dans la société mais aussi sa propre identité individuelle. De fait, représenter l’attentat terroriste revient à représenter une dénonciation d’une violence spectaculaire liée à la « société du spectacle », et de la place accordée à l’individu en son sein.

1 Baudrillard, Jean. Power Inferno : Requiem pour les Twins Towers, Hypothèses sur le terrorisme, La violence

du mondial, Paris : Galillée, 2002.

2 La même opposition peut être vue dans l’attentat terroriste de Casablanca que traite Mahi Binebine puisque ce sont des enfants vivant dans la décharge qui se font exploser dans un hôtel de luxe, symbole de la richesse et de la consommation d’une tranche précise de la population. Quant à l’attentat de Yasmina Khadra, bien que ne possédant pas d’ancrage référentiel précis, il met en scène des activistes privés de leur territoire et cantonnés dans des zones pauvres qui choisissent le terrorisme pour contester et atteindre la présence israélienne qui dispose d’un développement et d’un confort bien supérieur.

L’attention du lecteur se déplace alors de l’événement vers les personnages, construits en « inquiétudes bringuebalantes1 », bloqués dans le trauma de l’événement. La certitude de connaître leur identité est ébranlée et engendre un besoin de la redéfinir. Un jeu avec les stéréotypes de terroriste et de victime s’engage, la distinction s’estompe car les personnages souffrent des mêmes dysfonctionnements : leur existence est diaphane, ils semblent transparents les uns pour les autres, seulement à moitié vivants et déjà à moitié morts ; ils ne parviennent pas à exprimer ce qu’ils cherchent à extérioriser, qu’il s’agisse de leurs émotions ou bien de leur expérience de l’événement terroriste ; enfin, ils ne peuvent communiquer entre eux, ils sont esseulés et le plus souvent incompris. Les personnages subissent leur vie au lieu de l’investir, coincés dans une stupeur propre à l’événement terroriste et qui suscite une autre question : qu’est-ce qui fait de l’homme non un monstre, mais bien un homme ? Cette interrogation est une préoccupation clairement énoncée par certains des auteurs étudiés comme Laila Halaby2 et Abdullah Thabit. Celui-ci répond à un journaliste qui lui demande ce qu’il ressent maintenant lorsqu’il croise des extrémistes :

« Je me sens très triste », dit Thabit. « J’aurais aimé qu’ils puissent vivre une vie pleine d’amour, d’art et de musique. J’aurais aimé qu’ils puissent reconquérir leur humanité. Mais leur vie leur a été dérobée et ils ne le savent même pas. »3

"I feel very sad," Thabit said. "I wish they could live a life full of love and art and music. I wish they could regain their humanity. But their lives have been stolen from them and they don't even know it."4

La pensée levinassienne ainsi que ses émules contemporains que sont les théories du

care et le travail de Marc Crépon5 nous serviront d’ancrage théorique pour réfléchir à ce qui fonde notre humanité et à la manière de la reconquérir. L’absence de construction référentielle précise de l’événement terroriste nous donne l’occasion d’activer un autre niveau d’interprétation des œuvres du corpus et d’y lire le recours au terrorisme comme la métaphore qui incarnerait un malaise dans le vivre-ensemble contemporain dans lequel chaque individu se retrouverait isolé, incapable d’entrer en relation, de reconnaître sa propre vulnérabilité dans le visage de l’autre. Les œuvres du corpus ne proposent aucune solution à cette situation mais

1 Cette expression empruntée à Jess Walter sera expliquée dans la dernière partie de ce travail, au chapitre 6.

2 Cf. supra.

3 Nous traduisons.

4 http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2006/07/23/AR2006072300806_2.html. [consulté le 09/07/2015].

offrent une ouverture vers une reconsidération de notre manière d’investir consciemment et éthiquement notre usage du langage et des récits que nous construisons, ainsi que notre façon d’agir, comme puissance d’action dont nous sommes dotés en tant qu’êtres humains, cette force potentielle qu’il nous revient d’exploiter. La création d’une histoire dans un univers fictionnel qui utilise un événement terroriste pour son caractère extrême, son dynamisme et la stupeur qu’il provoque immanquablement, lui confère une puissance métaphorique qui touche tout lecteur contemporain dont le quotidien est marqué par la « guerre contre la terreur ». Loin d’envisager que cette fictionnalisation du terrorisme puisse influer en quoi que ce soit sur la gestion politique et sociale de ce phénomène et de ses retombées, nous ne pensons pas, non plus, que le recours à ses valeurs figuratives ainsi qu’à sa puissance esthétique puisse être perçu comme une minimisation de ses conséquences réelles. L’affirmation du caractère fictionnel des textes étudiés est aussi une façon de ne pas prétendre saisir la réalité de ces événements, et d’humblement reconnaître ses limites : ni les auteurs, ni nous, lecteur, ne pouvons prétendre comprendre ni connaître la souffrance que nous n’avons pas expérimentée mais nous pouvons tenter de l’imaginer.

Première partie :