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Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

2.2. La collection d’objets

Oskar, personnage principal du roman de Jonathan Safran Foer, Extrêmement fort et

incroyablement près2, collecte tout un tas de « trucs » qu’il colle dans son livre intitulé Les

Trucs qui me sont arrivés ou encore dans divers endroits de sa chambre. Les Étoiles de Sidi Moumen habitent dans la décharge publique de Casablanca, et vivent, pendant un moment, du trafic qu’ils font des objets trouvés dans la déchetterie3. Lorsqu’il reprend un peu ses esprits, Keith, un des protagonistes du roman de Don DeLillo, L’homme qui tombe, prend conscience qu’il a quitté le World Trade Center avec une mallette qui n’est pas la sienne mais qui va lui permettre de rentrer en contact avec une autre survivante.

Tous ces objets ne sont pas forcément liés aux attentats mais l’importance qu’ils revêtent dans les divers récits leur attribue une place prépondérante dans la relation de

nous laissent, nous et les pompiers, trier toute cette merde un morceau à la fois si c’est ce qu’on a envie de faire. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 156.

1 Lachapelle, Louise. « Ground Zero(3): Inside the New American Home », E-rea [En ligne], 9.1 | 2011, mis en ligne le 11 septembre 2011, [consulté le 01 mai 2015]. URL : http://erea.revues.org/2074 ; DOI : 10.4000/erea.2074.

2 Foer, Jonathan Safran. Extremely Loud and Incredibly Close, New York: Mariner Book Houghton Mifflin Company, 2006 (2005).

Foer, Jonathan Safran. Extrêmement fort et incroyablement près, trad. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Paris : Éditions de l’Olivier, 2006.

3 Il y a une coïncidence intéressante entre ce lieu d’habitation des Étoiles de Sidi Moumen, et l’analyse effectuée par Louise Lachapelle de la réouverture de la décharge de Fresh Kills participant au traitement des restes de

l’individu à l’événement terroriste. Sortes de fétiches, ils constituent des sources de revenus (Les Étoiles de Sidi Moumen), des trésors (Extrêmement fort et incroyablement près), des prétextes (L’homme qui tombe) ou encore des dons (L’Écriture sur le mur1).

La première trace dont se saisit l’individu est donc trace matérielle2, autour de laquelle il va construire son récit. Concernant les attentats du 11 septembre 2001, un objet synthétise cette relation : le papier. Trace matérielle d’une activité langagière, elle représente un enjeu important parmi les objets qu’il s’agit de collectionner. Cet enjeu est très clairement représenté dans le roman de Jess Walter puisqu’il constitue le centre des activités de la cellule la plus secrète :

Une nouvelle agence avait été créée : le Bureau des libertés et de la récupération, subdivisée en deux services indépendants : le Département de la récupération des restes – R&R - , composé d’anciens coroners militaires, de médecins légistes et des meilleurs médecins et ambulanciers, et le Département de la documentation, un organe encore plus secret – surnommé double D ou les Docs -, principalement composé d’employés des services de renseignements à la retraite, de bibliothécaires et de comptables ayant suivi un obscur entraînement des Forces spéciales. La grande difficulté de la tâche incombant aux Docs en faisait un service essentiel. Le Boss l’avait rappelé devant le Congrès, lors des briefings matinaux et des émissions de prime time. Ses paroles avaient été adoptées par l’administration et répétées en boucle sur les chaînes d’information : Rien n’est plus important

que de récupérer les archives de notre commerce, la preuve de notre place dans le monde, de la solidité de notre économie, de nos emplois et de nos vies. Si nous ne dressons pas un bilan fondamental de ce que nous avons perdu, si nous ne réunissons pas tous les documents pour qu’ils retrouvent leur place, cela signifie que les forces liguées contre nous ont déjà

[…] the new agency, the Office of Liberty and Recovery, with its two independent bureaus: the Remains Recovery Department, the R&Rs – former military coroners, forensic specialists, top medical and EMS people – and the even more secretive Documentation Department, the Double – D’s, the Docs, comprised mainly of retired military intelligence officers and some handpicked librarians and accountants rumored to have Special Forces training. The very difficulty of the Docs’ job was what made it so essential, as The Boss had testified before Congress and later on the morning talks and prime-time panels, his words adopted by the administration and repeated every few minutes on cable news: There is

nothing so important as recovering the record of our commerce, the proof of our place in the world, of the resilience of our economy, of our jobs, of our lives. If we do not make a fundamental accounting of what was lost, if we do not gather up the paper and put it all back, then the forces aligned against us have already won. They’ve. Already. Won.2

1 Schwartz, Lynne Sharon. The Writing on the Wall, a Novel, New York: Counterpoint, 2005. Ce roman n’est pas encore traduit en français.

2 Bouju, Emmanuel. La transcription de l’histoire : Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle, Rennes :

gagné. Elles ont. Déjà. Gagné.1

Mimant le langage politique, ce passage souligne la rhétorique manichéenne du tout ou rien à travers les paroles attribuées au « Boss », personnage sans identité individuelle définie (pas de nom, pas de description, aucune information sur sa vie personnelle), il n’est qu’une fonction et vient incarner la posture d’autorité politique. Sa parole est reprise telle quelle par les diverses instances sociales, que ce soit « l’administration » ou bien les médias. Elle se vide peu à peu de toute signification pour acquérir une dimension incantatoire, sorte de chant de guerre pour motiver les troupes. Cette nouvelle agence imaginée par Jess Walter s’occupant essentiellement du papier interroge la surenchère sécuritaire qui a vu le jour avec le Patriot Act, tout en participant à l’élaboration de la figure qu’est le papier. Ainsi se lient déjà (et pour tout le roman) le papier et les hommes, le premier étant la garantie du salut des seconds.

L’écrit, les bouts de papiers, de post-its, de brouillon. Cette pluie de papier qui a marqué les esprits lors des attentats du World Trade Center, constitue le seul souvenir de Remy dont la mention ouvre le roman de Jess Walter. Elle est également centrale dans le roman de Lynne Sharon Schwartz dont le personnage principal est une bibliothécaire. La solution offerte aux vers du Philosophe de Karantina consiste bien à manger des livres3. Morceaux de vies personnelles, mais surtout sociales lorsqu’il s’agit du World Trade Center, leur récupération est minutieuse et leur tri obsessionnel par les agences gouvernementales, comme en témoigne le passage dans lequel Remy est au hangar 17 de l’aéroport JFK où il vient chercher des morceaux de papiers sur lesquels figure le nom de la personne à propos de laquelle il doit trouver des renseignements4. Relevant de la démarche impulsée par la société

2 Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 19.

1 Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 28-29.

3 Nous analyserons la symbolique de cet acte dans la deuxième partie, sur le rapport au langage.

4 “[…] Remy followed her down one of the rows of tables. Each table was stacked with mounds of burned and dusty paper: business cards and charts and index cards and company stationery. The workers all wore white paper jumpsuits and gloves. Most of them also wore surgical masks. A few met Remy’s eyes, but most concentrated on the paper. Remy and the woman approached the closest end of the hangar.

Above the door was a billboard-sized sign that quoted The Boss: “Imagine the look on our enemies’ faces when they realize that we have gathered up every piece of paper and put it back!” There were such inspirational posters and signs all over the place, quoting The Boss and The President. Below this one was a smaller warning sign from the Office of Liberty and Recovery: “Removing unauthorized documents may result in prosecution for treason under the War Powers Act.””, Walter, Jess. The Zero, op. cit., p. 100.

« Remy la suivit le long d’une rangée de tables couvertes de monticules de papiers brûlés et poussiéreux : des cartes de visite, des fiches, des graphiques et des fournitures de bureau. Tous les travailleurs portaient des combinaisons de papier et des gants. Certains arboraient aussi des masques chirurgicaux. Quelques-uns

face à l’attentat, nous pouvons ajouter que les écrits collectés, recollés, complétés et interprétés par les instances gouvernementales sont des productions de la société (curriculum

vitae, comptes-rendus de réunions, bilans comptables).

Cette prédominance du papier est devenue une figure, au sens défini par Bertrand Gervais qui en fait avant tout une source d’obsession, de fascination à partir de laquelle le musement du personnage et/ou du lecteur construit l’intrigue1. Cette pluie de papier constitue bien ici une obsession pour les chefs de Remy, ces personnages jamais vraiment abordés qui viennent incarner les institutions politiques, la société. L’importance accordée au papier comme trace de l’événement ainsi que comme support du processus d’archivage possède également une valeur symbolique : l’écriture est le moyen de fixer la parole, elle est une forme d’archivage du langage. À défaut de pouvoir trouver les mots pour dire l’événement, cette obsession de la collecte des morceaux de papier brûlés peut être considérée comme un moyen de chercher dans des mots déjà existants, l’expression fragmentée de l’événement. Cela correspond également à la dynamique de l’événement-monstre2, cette dynamique de l’événement qui construit son histoire dans sa réalisation propre.

Contrôler le papier, c’est non seulement tenter de reconstituer la société ébranlée, mais aussi tenter de contrôler les hommes. Les messages de propagande lancés par le Boss de Remy en sont un indice, mais c’est surtout à travers le caractère fugace du papier que Remy établit un lien avec l’homme :

On pouvait calculer la quantité d’acier et le nombre de stores ; on pouvait faire des comptes. C’était un simple problème mathématique. Les gens, c’était différent. Les gens et le papier. Ils se consumaient, ils voltigeaient ou disparaissaient dans les profondeurs, ils se détérioraient avec le temps. Ils étaient soufflés, dispersés, ils s’éparpillaient

You could figure out how much steel and how many window blinds; you could account. It was simple math problem. But the people were different. And the paper. The people and the paper burned up or flew away or ran off, and after it happended, they were bellowsed and blown, and they scattered like seeded

croisèrent le regard de Remy, mais la plupart restèrent concentrés sur leurs tas de papier. Remy et la femme arrivèrent à l’une des extrémités du hangar.

Au-dessus de la porte, une immense pancarte citait les paroles du Boss : Imaginez la tête que feront nos ennemis lorsqu’ils réaliseront que nous avons retrouvé et remis à sa place chaque morceau de papier ! Des posters motivants de cet acabit, citant le Boss et le président, étaient accrochés un peu partout dans le hangar. Sous celui-ci trônait un petit panneau d’avertissement du Bureau des libertés et de la récupération : Déplacer des documents sans autorisation est passible d’une condamnation pour trahison, conformément au War Powers Act. », Walter, Jess. Le Zéro, op. cit., p. 105.

1 Gervais, Bertrand. Figures, lectures, Logiques de l’imaginaire, T.1, Montréal : Le Quartanier, 2007. La théorie de Bertrand Gervais est détaillée dans la troisième partie de ce travail, et est tout particulièrement au centre du chapitre 6.

comme les graines d’un pissenlit dans la

tempête.1 dandelions in a windstorm.2

La valeur des pertes est au cœur de ce passage. Le « simple problème de maths » est double, il concerne à la fois la quantité de pertes et l’évaluation de leur valeur. Le narrateur sous-entend un lien entre ces deux aspects : ce qui est quantifiable est sans valeur, il s’agit essentiellement de matériaux (steel, window blinds), mais le papier et les gens sont ce qui ne peut être saisi, ce qui s’envole et disparaît à tout jamais. Tout comme leur quantité, leur valeur est inestimable, car ils sont irremplaçables. De plus, la comparaison entre les gens, le papier et les graines de pissenlit, les oppose sur un autre niveau à l’acier et aux stores, il s’agit de l’immobilité. Les matériaux sont figés, ils sont brûlés mais ils demeurent, alors que les hommes et le papier disparaissent en cendres, sont transformés et deviennent mobiles.

Le papier et les gens sont des traces de l’événement sur lequel la société se doit d’avoir le dessus si elle ne veut pas imploser3. Les objets collectés sur les sites des attentats constituent rapidement des artefacts utilisés par le romanesque pour incarner des préoccupations, des états d’esprits, des émotions des différents personnages. Ils sont soit familiers, soit familiarisés et constituent, physiquement et symboliquement, un point d’accroche pour les personnages qui perdent pied dans leur vie.

Une des spécificités de l’événement terroriste que sont les attentats-suicides, c’est l’explosion et ses conséquences : au milieu des décombres, il ne s’agit pas seulement de collecter des objets qui réanimeront le souvenir ou bien participeront à la quête de compréhension, mais aussi de trouver des corps, bien souvent en morceaux.