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Première partie : La société terrorisée

II. L’événementialité de l’attentat-suicide

4.1. Le processus mémoriel : fiction et oubli

Le succès, la traduction puis la réécriture du témoignage journalistique de Khaled al-Berry, ancien membre d’une Jamâ’at Islâmiyya, se fondent sur une démarche mémorielle personnelle qui vient se poser comme une trace indirecte de l’événement, un indice qui permettra à la société de le saisir par la suite, pour soutenir son propre récit de l’événement terroriste. Publié en juillet 2001, ce récit proposait ce que son auteur appelait un « témoignage journalistique » retraçant thématiquement son expérience au sein d’un groupe terroriste. Dans la préface à la seconde édition, l’auteur souligne l’engouement d’un lectorat international pour son texte après les attentats du 11 septembre 2001. Cet engouement fut tel qu’on lui demanda de le réécrire pour le transformer en « autobiographie romancée » pour la traduction anglaise. L’écriture de ce témoignage personnel relève d’une démarche mémorielle individuelle qui cherche à saisir le terrorisme comme somme d’événements diffus et flous. Elle s’interroge indirectement mais principalement sur l’événement que constitue l’engagement terroriste dans

1 Nous empruntons cette expression à Carol Gluck. Elle l’emploie dans son article intitulé « 11 septembre : guerre et télévision au XXIè siècle », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2003/1 58e année.

la vie d’un individu et d’une société. Cette démarche mémorielle est reprise dans un processus plus large lorsqu’il s’agit de se servir de ce texte pour saisir un événement apparenté par sa nature, mais totalement étranger à son contenu. Les deux versions témoignent de ce double travail dans l’élaboration d’un événement : la démarche mémorielle individuelle et l’écriture collaborative d’un élément qui servira de base au récit développé par la société pour consolider ses fondements.

Le roman de Salim Bachi se situe en amont de l’événement dont le personnage principal se sait un des acteurs. La mémoire individuelle construit l’événement en amont. Lors de sa dernière nuit, le narrateur choisit de déambuler dans la ville, seul, et laisse les souvenirs de son passé remonter à leur guise, dessinant son histoire personnelle par bribes, lui montrant le parcours qui l’a amené jusqu’à l’attentat. Ce personnage qui ne nous livre jamais son vrai nom, erre aussi bien physiquement que psychiquement, il pratique l’oubli à la manière définie par Bertrand Gervais comme :

[…] un mode d’être, une modalité singulière de l’esprit. C’est en fait une forme de musement, qui se définit comme le jeu pur d’un esprit qui ne tente pas de rester dans les limites de la pensée rationnelle, qui flâne plutôt entre ses pensées et qui s’égare, comme on le fait quand on est dans la lune.1

La représentation du processus mémoriel dans l’œuvre de Salim Bachi correspond au paradoxe ici énoncé par Bertrand Gervais : l’oubli entraîne une résurgence aléatoire du souvenir, mais il nécessite l’implication du sujet, une volonté de celui-ci d’enclencher le processus mémoriel. Bien que l’événement n’existe que dans sa potentialité, il est déjà bien réel pour le personnage du roman de Salim Bachi qui se considère comme mort, et cherche à saisir l’événement avant de ne plus pouvoir le faire. La mort, qui arrête le récit de Tuez-les

tous, commence celui de Mahi Binebine. Le narrateur des Étoiles de Sidi Moumen est un des

jeunes terroristes qui a participé à un attentat-suicide dans un hôtel de Casablanca. Son récit effectué de l’au-delà, cherche dans sa vie personnelle, dans son parcours particulier, dans son environnement, les possibilités d’émergence de l’événement. Seule la mort semblait permettre au narrateur de se retourner sur sa vie, d’effectuer ce parcours mémoriel, de « dérouler » son passé « comme une pelote parsemée de nœuds2 ». Ces œuvres exposent, dans leur stratégie narrative, le processus mémoriel sur lequel se fonde la mise en récit.

1 Gervais, Bertrand. La ligne brisée, Logiques de l'imaginaire. Montréal : Le Quartanier, 2008, p. 15.

Que ce soit en amont ou en aval de la réalisation de l’événement terroriste, la démarche mémorielle le pose toujours comme effectué : les personnages de terroristes l’enclenchent une fois qu’ils sont pris dans l’événement, qu’il n’est plus possible pour eux de revenir en arrière. Témoignant d’une volonté « avant tout [de] n’en pas sortir, [d’]y rester, et [de] remonter [l’événement] en dedans1 », ces traces individuelles utilisées par le romanesque sont conditionnées par l’autre face de la mémoire : l’oubli.

Sigmund Freud a utilisé la métaphore du « bloc-notes magique2 » pour définir le processus mémoriel : la mémoire est construite d’une pierre d’argile et de feuillets superposés. Le souvenir s’inscrit à la fois sur le feuillet et par transfert, sur la pierre d’argile qui en conserve la trace. Le double feuillet de celluloïd étant le système conscient-préconscient, la pierre l’inconscient, le feuillet est décollé de la pierre pour cesser tout contact et permettre d’y inscrire d’autres événements. La pierre d’argile forme ainsi un palimpseste sur lequel tous les événements se superposent. Décoller le feuillet relève de l’oubli, étape nécessaire pour que le travail mémoriel commence. La métaphore de l’écriture utilisée par Freud est réinvestie dans les fictions du corpus, écriture au sens propre qui cherche à faire réapparaître le texte premier. L’oubli est considéré comme un passage obligé pour permettre le travail de mémoire, mais également comme une zone dans laquelle l’individu est enfermé, si l’événement est d’une violence telle qu’elle empêche son « incorporation » :

Lorsque l’incorporation de l’événement peut s’avérer progressive, elle évite le trauma, mais si l’événement surprend par sa violence et n’est pas assimilable, on se trouve alors devant une situation pathogène.3

L’attentat terroriste rend impossible « l’incorporation progressive » de l’événement, car il se caractérise par son imprévisibilité et son intensité. L’individu se trouve coincé dans l’intervalle de l’oubli, incapable d’aller au bout de cet oubli pour pouvoir laisser place ensuite à la mémoire.

L’individu est face à une impasse, à une impossibilité d’avancer dans le processus mémoriel pour pouvoir surmonter l’événement. Le traumatisme engendre à la fois l’oubli et la résurgence de l’événement notamment dans les rêves, ce qui rend encore plus présent le passé traumatique :

1 Dosse, François. Renaissance de l’événement, op. cit., p. 46, citant Péguy.

2 Cf. Freud, Sigmund. « Note sur le « Bloc-notes magique » », Résultats, idées, problèmes : 1890-1938, vol.2, Paris : PUF. 1998.

Une des caractéristiques de ce type de rêve est le caractère figé de l’événement traumatique qui est là comme si le temps n’avait pas permis d’en relativiser la blessure, au point que les témoins parlent de ce dont ils ont rêvé comme de la réalité effective et non pas d’un fantasme. La frontière entre réel et rêve se dissipe dans ce cas où le rêve se transforme en vecteur direct du rapport à l’événement extérieur, s’érigeant en gardien du passé dans sa radicalité insupportable. Le passé traumatique fait alors corps avec le présent.1

Les enfants de Bowling à Bagdad vivent le même processus mais à rebours. La première partie de l’ouvrage propose, en effet, sept rêves d’enfants irakiens adressés aux enfants états-uniens. Les attentats du 11 septembre 2001 sont tout d’abord rêvés par les enfants irakiens qui découvrent avec horreur au matin que le rêve est réalité. Bien qu’il utilise le processus à l’inverse en faisant du rêve une prophétie de l’événement terroriste et non pas une résurgence de celui-ci, Nasri Sayegh brouille les frontières entre rêve et réalité et montre qu’aucun refuge n’est possible face à un tel événement traumatique. Cependant l’ouvrage, lui, ne devance pas l’événement : il a été écrit après celui-ci et cherche à l’expliquer sans y parvenir, lui attribuant une origine onirique, revenant à une conception de l’événement antique comme fatalité. Cette conception est rassurante car elle désengage la responsabilité humaine, et permet ainsi une forme de dépassement artificiel du traumatisme2.

Cette situation pathogène, engendrée par l’événement traumatique, empêche l’individu d’enclencher le processus mémoriel et le plonge dans une stupeur, une léthargie qui s’accompagne d’un silence3 total sur son expérience. Seule la présence corporelle de l’individu constitue une trace de ce qui s’est produit dans cette première étape. Nombre de personnages remplissent cette fonction : Keith dans L’homme qui tombe, Remy dans Le Zéro, le grand-père dans Extrêmement fort et incroyablement près, Amine dans L’attentat. Ainsi, avant d’élaborer lui-même l’événement dans sa mise en récit, l’individu en lui-même fait partie des indices, de ses traces, sans avoir conscience de sa posture.

L’événement traumatique s’inscrit dans le corps de la victime, s’enfouit au plus profond de sa mémoire et résiste au processus mémoriel traditionnel : il est impossible de le dire directement, il est même impossible de faire face directement à l’événement. Sa mise à distance rationnelle ne pouvant être réalisée, François Dosse nous propose de la chercher dans l’oubli :

1 Ibid., p. 111.

2 Bien que dans le cas de Nasri Sayegh, cette fatalité de l’événement sert à accentuer la culpabilité états-unienne quant à la violence de leur réplique.

3 Le silence des personnages ainsi que son rôle dans la fiction feront l’objet d’une étude plus approfondie à partir des textes dans la seconde partie.

Face à ce souci d’intelligibilité passant par la mise à distance, la stratégie de la mémoire passe par l’oubli, mais de manière active, comme résistance au passé, à son retour à l’insu, pour éviter que la mort ne saisisse et ne hante le vif.1

L’oubli comme « modalité de l’agir » est également la vision que développe Bertrand Gervais dans le second tome de ses Logiques de l’imaginaire dédié aux Fictions de la ligne

brisée. Investissant le mythe de Persée et du Minotaure, Bertrand Gervais établit un lien entre

l’oubli « positif » qui permet de continuer à agir, et deux formes de violences : la violence fondatrice (occultée) et la violence spectaculaire (opaque)2. À défaut de pouvoir dépasser la phase de l’oubli pour pouvoir commencer la phase d’écriture de la mémoire, les fictions ne se taisent pas, l’écriture demeure nécessaire, mais elles s’intéressent directement à l’oubli, le transformant à la fois en objet de fascination et en esthétique littéraire dont l’exemple le plus probant se trouve dans le roman de Jess Walter, Le Zéro, où la narration est conditionnée par les trous de mémoire du personnage principal qui se retrouve constamment bloqué dans l’oubli.

Ce passage obligatoire par l’oubli est lié à la résistance de l’événement face à la tentative de saisissement engagée par l’individu. François Dosse rappelle que l’événement résiste, il submerge ses victimes, les envahit, il les absorbe entièrement :

Mais l’événement, selon Péguy, n’est pas neutre ; il présuppose un engagement entier de l’individu. L’événement en question reste nimbé de mystère. Source de complexité et de perplexité, il échappe à toute prise réductrice de quelque méthode que ce soit.3

Dépourvu d’outils personnels pour pouvoir contrer cette force de l’événement, l’individu tente de prendre la distance temporelle qui lui manque en passant soit par des événements plus lointains qu’il considère comme similaires, soit en réinvestissant des éléments communs qui lui permettent de décrire partiellement l’événement ; ce qui, pour François Dosse, induit la pluralité de l’événement en ouvrant les champs du possible :

L’individualisation de l’événement, grâce à sa description, s’effectue donc en incorporant des habitus, des compétences, des pratiques instituées des croyances. Par là, l’événement est ressenti et décrit en relation avec un champ d’action possible.4

1 Dosse, François. Renaissance de l’événement, op. cit., p. 100.

2 Gervais, Bertrand. La ligne brisée, op. cit..

3 Dosse, François. Renaissance de l’événement, op. cit., p. 45.

L’individu cherche ainsi à inscrire l’événement dans un cadre commun pour tenter de le déborder et de le simplifier, de le « normaliser ». Mais l’événement résiste et transforme cette démarche en questionnement permanent :

L’individualisation de l’événement passe donc paradoxalement par la quête du lien qu’il entretient avec un cadre problématique plus général, un ordre de grandeur plus élevé. Il implique donc une normalisation qui puisse faire apparaître ses caractères typiques, ses causes ou raisons.1

Au lieu de rassurer et de structurer la pensée et l’état d’esprit de l’individu, l’événement entraîne avec lui toute une série de questions qui ouvre sur des possibilités multiples entre lesquelles l’individu ne peut statuer. François Dosse insiste sur ce statut de l’événement en rappelant la pensée deuleuzienne :

Il [Deleuze] y répond en insistant sur la pluralité des événements comme « jets de singularités », ainsi que par le fait que l’événement en tant que tel ouvre sur un questionnement.2

François Dosse cite le travail que Gilles Deleuze a présenté dans Logique du sens, une succession de « séries » à travers lesquelles le philosophe travaille notamment la question de l’événement. Faisant souvent appel à Lewis Carrol, Gilles Deleuze raisonne en termes de courbes et de points, chaque événement étant un point sur la courbe que forme l’événement idéal. L’événement est alors des « jets de singularités3 », dynamiques et problématiques, dans une temporalité synthétisant une émergence toujours déjà passée mais porteuse d’un à-venir4.

Pour Gilles Deleuze, l’événement est lié au concept philosophique et constitue un « entre-temps » dynamique, un « temps mort » qui interroge les potentialités de devenir présentes dans le présent5. Dans Qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze et Félix

1 Ibid., p. 251.

2 Ibid., p. 156.

3 « Les événements sont les seules idéalités ; et, renverser le platonisme, c’est d’abord destituer les essences pour y substituer les événements comme jets de singularités. Une double lutte a pour objet d’empêcher toute confusion dogmatique de l’événement avec l’essence, mais aussi toute confusion empiriste de l’événement avec l’accident.

Le mode de l’événement, c’est le problématique. Il ne faut pas dire qu’il y a des événements problématiques, mais que les événements concernent exclusivement les problèmes et en définissent les conditions. », Deleuze, Gilles. Logique du sens, Paris : Minuit, 1990, p. 69.

4 « Pour penser l’événement, Deleuze et Guattari considèrent donc que ce dernier doit se décliner sur deux modes temporels distincts. Il y a d’abord son effectuation dans un état de chose, dans un présent. […] Mais, en même temps, l’événement ne se réduit pas à son effectuation, d’où la nécessité d’envisager une seconde dimension temporelle de l’événement que Deleuze qualifie d’Aiôn et qui relève d’une éternité paradoxale par laquelle quelque chose d’incorporel, d’ineffectuable, déborde et survit à l’effectuation. », Dosse, François.

Renaissance de l’événement, op. cit., p. 157.

5 Deleuze, Gilles, Guattari, Félix. Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris : les Éditions de Minuit, 1991, p. 147-151.

Guattari établissent un rapport entre l’événement et un « jet de dé », un lancer aléatoire (mais qui est un agir) qui conditionne le rapport entre l’événement (appartenant au champ du virtuel) et l’état des choses, le vécu, l’empirique (appartenant au champ de l’actuel)1.

L’émergence d’un seul et même événement engendre autant de récits qu’il y a d’individus à le vivre et qui sont pris dans sa « frénésie interrogative ». Ce questionnement constitue le moteur de l’écriture fictionnelle, il construit des intrigues à structure chaotique qui répondent à l’exigence de mise en récit qu’appelle naturellement l’événement.

Le détour nécessaire par l’oubli est non seulement lié au processus mémoriel en tant que tel, mais aussi à la dimension traumatique qu’engendre l’attentat, notamment dans le fait qu’il vise et provoque une « mort collective ».