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Théorie scolastique du signe : de saint Augustin à saint Thomas

SIGNES ET SYMBOLES

1. Théorie scolastique du signe : de saint Augustin à saint Thomas

Avant de procéder à l’analyse de ces films, rappelons brièvement ce que la théologie entend par signes et symboles. De fait, c’est avec l’interprétation des Écritures Saintes, que la sémiologie — science inaugurée par Aristote et formalisée par les stoïciens —, a connu un nouvel essor. C’est la raison pour laquelle nous nous pencherons sur son développement médiéval : contrairement aux grilles sémiologiques contemporaines, elle prend en compte la dimension qui nous occupera tout au long de cette thèse.

Dans ce dessein, nous suivrons les précieuses analyses qu’Aimon-Marie Roguet donne dans son commentaire du traité « Des sacrements » (IIIa, q 60-65), extrait de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Elles nous donnent un tableau fidèle et précis de l’évolution des notions de signe et symbole à l’aune des sacrements, ces signes de la présence de Dieu dans le monde, et précisent les fondements augustiniens de la sémiologie de l’Aquinate.

23 NC, p. 99.

Avant d’exposer de quoi nous parle la Bible, saint Augustin, dans De Doctrina Christiana, décrit comment elle nous parle. Est signe « ce qui n’est soi que pour mener à l’autre, ce qui ne vise qu’à être autre, qu’à se laisser mesurer par l’autre pour n’être plus, dépouillé de soi, que transparence, référence à l’autre24. » Dans la perspective envisagée, les « choses » auxquelles les signes réfèrent ne sont autres que la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la Résurrection ou le Christ. Dès lors, le monde entier sera « vestige » et « image » de Dieu : dans tout être créé, il y a « une capacité et une ébauche de signification divine »25. (Bien entendu, nous retrouverons cette dimension dans les œuvres de Bresson et Tarkovski.)

Au signe est dévolue la fonction de rendre présent, manifeste, une chose autre.

Emboîtant le pas aux stoïciens, saint Augustin distingue entre les signes naturels comme les traces d’un animal, les cris d’un enfant, etc. qui sont des effets attestant l’existence d’une cause présente, et les signes conventionnels, institutionnels pour la plupart mais ayant généralement un fondement de nature. Leur connaissance demande cependant celle de la culture qui les a vu naître et/ou de l’institution qui les a définis.

Tout en reprenant à son compte les définitions du Père de l’Église, Thomas d’Aquin perfectionne cette définition du signe : « ce par quoi on parvient à la connaissance d’autre chose. » Le signe « fait connaître en présentant l’objet, c’est-à-dire en en offrant une similitude qui rend manifeste à une puissance connaissante une chose qui, sans cela, demeurerait cachée26 ». Le signe ne se fait pas connaître, mais manifeste un autre, contrairement à la figure qui manifeste sa propre substance.

Tels les miracles qui mettent en évidence la présence de Dieu, le signe s’adresse à l’homme, qui va du connu à l’inconnu, du visible à l’invisible. Le signe sera connu en premier, comme l’effet est connu avant la cause. Cependant, « le signe dépend dans son être et dans sa vérité du signifié qui le mesure27 ». Il tient donc sa raison d’être de la cause. Ce qui est premier métaphysiquement, c’est la cause. Le signe, dès lors, est secondaire et dépendant, mais il nous permet de remonter à sa source, son origine.

Contrairement au signe, « pure forme » selon Jacques Maritain28, le symbole est un être concret, réel, ayant une nature en soi et à laquelle s’agrège une signification.

Mais cette nature arrête le regard et la pensée, ne se soumettant pas à l’idéal de pure transparence qui est celle du signe. Le symbole est un signe sensible, discursif, mais

24 Aimon-Marie Roguet : Appendice II, Somme théologique, Des Sacrements, Paris, 1951, p. 268.

25 Op. cit., p. 274. Cette analyse renvoie directement à l’herméneutique chrétienne, telle que pratiqué par les quatre sens de l’Écriture. Nous l’analyserons à la fin de cette thèse. Cf. p. 215 et suivantes.

26 Op. cit., p. 279.

27 Op. cit., p. 289.

28 Fidèle en cela à la terminologie établie par Jean de Saint-Thomas, cf. Quatre essais sur l’Esprit dans sa condition charnelle, Paris, 1939.

avant de signifier, il a une raison d’être suffisante. Pour saint Thomas, c’est « un signe institutionnel, car le rapport qui unit le symbole au symbolisé, à travers leur diversité, n’est pas un rapport fondé sur leur nature mais un rapport institué et perçu par un esprit29 ». Contrairement au signe « tout entier clarté, connaissance de l’autre », il recèle dans l’exercice même de sa symbolisation « une certaine opacité et obscurité, il résiste à se laisser exactement mesurer par le signifié ; en outre, sa symbolisation est indéterminée, alors que la signification du signe est parfaitement nette… »30

Là où le signe appauvrit, le symbole enrichit de multiples significations. Ainsi, note le Père Roguet :

« l’“hiatus symbolique” fait la force et la richesse du symbole : à la connaissance pure, il ajoute une impression de vie et de mystère, une valeur de délectation et d’émotion.

Cette délectation et cette émotion, la chose elle-même, ou la chose seulement signifiée n’aurait pu les éveiller. Le symbole, être concret et plus proche (…) les suscite et il les transfère ensuite sur la chose symbolisée. Et plus le hiatus sera accentué, plus le symbolisme aura de vigueur, car indépendamment de la valeur esthétique ou affective du symbole pris en lui-même, l’écart entre le symbole et la chose, par l’effort qu’il impose à l’esprit, vivifie notre connaissance de la chose31 ».

Dans la liturgie chrétienne, nombre d’éléments sont symboliques. L’eau du baptême, le port d’un cierge allumé, la couleur des vêtements, celle des ornements, etc.

Leur signification a été fixée par la tradition et l’institution ecclésiale, mais puise aussi dans la nature des éléments utilisés. L’eau symbolise la pureté et, notamment lors du baptême, « la régénération par la purification du péché et l’admission dans la famille divine32 ». Quant à l’immersion elle-même, elle symbolise « l’ensevelissement au péché avec le Christ » ; « la fraîcheur de l’eau représentant la diminution de la concupiscence, et sa transparence l’illumination de l’âme ». Notons enfin que si le symbolisme liturgique renvoie à un événement absent, par exemple la Passion du Christ, le signe eucharistique manifeste, quant à lui, la présence même du Christ — certes sous des formes symboliques, mais présence réelle aux yeux de la théologie catholique et orthodoxe.

Résumons : le signe permet une connaissance et manifeste une certaine présence — comme dans le cas-limite du signe eucharistique. Le signe implique une certaine transparence, s’effaçant devant ce qu’il désigne. Le symbole, quant à lui, est le

29 Op. cit., p. 315. Notons avec le P. Roguet que les signes naturels — fumée, signe du feu ; rougeur au visage, signe de la honte — ne sont pas des symboles : ils sont toujours des effets visibles d’une cause invisible.

30 Op. cit., p. 317.

31 Op. cit., p. 319.

32 Op. cit., p. 322.

fruit de l’institution, objet culturel ou cultuel dont le sens est fixé par la tradition. Qu’il soit objet, image, geste, il a une signification qui lui est propre, mais qu’il peut partager avec ce qu’il symbolise : la douceur et l’innocence de l’agneau associée à celle du Christ. Il y a donc relation d’analogie. Le symbole implique une absence : il fait mémoire d’un événement passé et l’on fait régulièrement remonter son étymologie au signe de reconnaissance brisé en deux, qui fait mémoire d’un contrat passé entre deux partenaires. Le symbole réactualise un pacte passé.

Bien sûr, et c’est le cas de l’Eucharistie, un même objet peut être, pour le croyant, à la fois signe de la présence réelle du Christ et symbole du pain qui donne la vie. D’une manière analogue, nous verrons comment l’âne de Au hasard Balthazar est à la fois signe de la présence de Dieu dans le monde et symbole de son innocence, de sa miséricorde : il ne juge pas ceux qui l’entourent et soulage — d’une façon toute symbolique — ceux qui peinent sous le fardeau. Idem pour la vieille dame dans L’Argent ou, de façon plus évidente encore, pour le jeune prêtre dans Le Journal d’un curé de campagne.

Mais est aussi signe de la présence de Dieu tel geste, tel objet ou tel son dans Un condamné, film dans lequel Bresson semble avoir aboli tout symbole33. Dans l’œuvre de Tarkovski, tout au contraire, les symboles prolifèrent. Pensons à la symbolique des éléments, au premier rang desquels figure l’eau — nous y reviendrons —, mais aussi à la symbolique du baptême : pensons à Gortchakov dans Nostalghia, qui traverse par trois fois la piscine de Sainte Catherine une bougie à la main — avant que de s’éteindre.

Ou les trois moines d’Andrei Roublev, abrités de l’orage sous un chêne, composant sans le savoir la future Trinité du fameux peintre d’icônes russe.