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Filmer l'Invisible : vers une esthétique théologique : le cinéma de Robert Bresson et d'Andrei Tarkovski

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Texte intégral

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Thesis

Reference

Filmer l'Invisible : vers une esthétique théologique : le cinéma de Robert Bresson et d'Andrei Tarkovski

BACQUÉ, Bertrand

Abstract

Comment aborder le cinéma à nouveaux frais? Comment tisser de nouveaux liens entre philosophie, théologie et 7e art? Comment Robert Bresson et Andreï Tarkovski, avec les moyens propres au langage cinématographique, ont-ils donné forme à cette transcendance qu'ils désiraient si profondément manifester? Pour répondre à ces questions, "Filmer l'Invisible" propose une triple approche: 1) sémiologique, en portant l'attention sur les signes et les symboles que véhiculent leurs images; 2) phénoménologique, en regardant la manière dont leurs oeuvres nous mènent, au travers des ellipses et des plans-séquences, au-delà du temps; 3) herméneutique, enfin, pour affiner la lecture des parcours christiques que décrivent ces films. Sans être des théologiens, Robert Bresson et Andreï Tarkovski se sont engagés, avec toute la force de leur art, à montrer les rapports complexes qu'entretiennent les hommes avec Dieu, le plus souvent à leur insu. C'est en ce sens que l'on pourra vraiment parler d'une

"esthétique théologique"...

BACQUÉ, Bertrand. Filmer l'Invisible : vers une esthétique théologique : le cinéma de Robert Bresson et d'Andrei Tarkovski. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2007, no. L. 645

URN : urn:nbn:ch:unige-795

DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:79

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:79

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Thèse de doctorat Professeur : Patrizia LOMBARDO

Filmer l'Invisible

Vers une esthétique théologique :

le cinéma de Robert Bresson et d’Andrei Tarkovski

Université de Genève

Décembre 2007 Bertrand BACQUÉ

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À mon père, cet arpenteur de l’invisible, qui a finalement trouvé sa « chambre des désirs »

Au père Bedouelle, dont les intuitions décisives ont sontenu mes hypothèses les plus audacieuses.

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Un désert. Celui qui crie dans le désert. La voix d’un homme : Dieu !!

Dieu !! Réponds !!! La caméra s’éloigne, s’approche d’un portail, qui n’est qu’entr’ouvert. À l’intérieur, des voix chuchotent. Première voix : Réponds- lui ! Réagis ! Vois comme il souffre ! Lui : Comment lui répondrais-je ? Que va-t-il penser ? Peut-il croire que je suis vraiment Dieu ? Je ne dois pas répondre de manière trop directe.

Andrei Tarkovski, Journal

Je voudrais arriver à avoir autre chose sur l’écran que des corps en mouvement, je voudrais arriver à rendre sensible l’âme et cette présence de quelque chose de supérieur qui est toujours là et qui est Dieu.

Robert Bresson Bresson, ni vu, ni connu

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Je tiens à remercier ici mon épouse, Maïté, pour son soutien de tous les instants, Carmen Perez Bacchetta pour sa relecture attentive, Barbara Levendangeur pour ses conseils judicieux, le père Marie-Dominique Goutierre, csj, pour ses encouragements et, tout particulièrement, Madame Patrizia Lombardo pour sa patience et sa confiance toujours renouvelée.

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Avant-propos

Il peut paraître pour le moins audacieux de comparer deux cinéastes tels que Robert Bresson et Andreï Tarkovski. Sur le plan formel, tout les oppose. Un ascétisme « jansénique » conduit le premier à dépouiller ses œuvres comme un sculpteur ciselant un bloc de marbre brut, élaborant sa sculpture par soustraction. Le second, au contraire, semblerait sculpter par addition, ajoutant couche après couche, à l’instar de Boris, le fondeur de cloche d’Andreï Roublev.

Pourtant, une secrète et réelle complicité lie ces deux cinéastes. Non seulement ils manifestèrent une admiration réciproque — Andreï Tarkovski a dit et redit publiquement son admiration pour le cinéaste français, le plaçant au sommet de son panthéon cinématographique ; Robert Bresson est, avec Mstislav Rostropovitch, Larissa Tarkovski et Krzysztof Zanussi, à l’origine de l’Institut International Andreï Tarkovski, fondé peu après la mort de ce dernier —, mais ils ont aussi en commun une thématique profondément spirituelle qui, sous des esthétiques fort différentes, tente de faire entrevoir l’invisible.

Si le premier, héritier d’un christianisme occidental, donne la primeur au signe, le second, héritier de l’Église d’Orient, utilise le symbole et les éléments naturels pour nous faire saisir la présence du divin. Le fragment, l’ellipse sera la figure temporelle systématiquement utilisée par le Français, un temps distendu, dilaté permettra au Russe de nous faire goûter l’infini. Au cœur de chacun de leurs films enfin, la Passion du Christ. Lutte contre un Mal exacerbé d’un côté, vision apocalyptique — au sens johannique du terme — de l’autre, mais des personnages toujours en quête de salut et la rédemption à la clef. Ce sont ces thèmes qui font l’unité de ces œuvres complexes. Nous allons tenter de les mettre en lumière.

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Mais si ce Dieu avait laissé de sa présence dans le monde une empreinte vivante et presque aveuglante : la face humaine ? Si l’écran tendu devant la foule était ce linge qui a essuyé une seule fois la sueur et le sang de son humanité et qui se propose en vain à nos yeux aveugles, à nos cœurs fermés ?

François Mauriac

Comment aborder le cinéma d’une façon nouvelle ? Comment tisser des liens nouveaux entre philosophie, théologie et cinéma ? Car l’histoire des images est héritière de la culture qui les façonne. Comme un fleuve puissant, elle charrie les sédiments qui nourrissent ses œuvres. En Occident, deux mille ans d’images, y compris celles que déversent quotidiennement nos téléviseurs, sont profondément marquées par un événement fondateur : l’incarnation du Christ. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire ou relire Vie et mort de l’image, une histoire du regard en Occident de Régis Debray, ou de prêter attention aux analyses de Marie-José Mondzain consacrées aux icônes et au destin des images depuis cet événement bi-millénaire1. Dans un cas comme dans l’autre, c’est de notre rapport aux images — les plus contemporaines — et de leur efficacité politique ou spirituelle aussi bien qu’esthétique qu’il s’agit.

Quid du 7e art qui nous intéresse dans cette recherche ? Les réflexions d’André Bazin sur le cinéma et, dans leur prolongement, celles de Roland Barthes sur la photographie, soulignent toutes deux le bouleversement suscité par l’enregistrement physico-chimique d’une réalité. Pensons aux considérations du premier sur la photographie, « quelles que soient les objections de notre esprit critique nous sommes obligés de croire à l’existence de l’être représenté2 », et aux hypothèses du second sur le noème de la photo, le fameux « ça a été », qui posent toutes deux les bases d’une nouvelle ontologie3.

Par ailleurs, A. Bazin et R. Barthes signalent le lien dans notre culture entre cette révolution épistémologique et la conception de l’image comme empreinte, héritée du christianisme. Dans une note demeurée célèbre, le premier ne souligne-t-il pas que

1 En contrepoint, et pour saisir un autre régime esthétique, voire une autre forme de transcendance, on pourra s’intéresser aux brillantes études de François Cheng qui souligne l’influence des philosophies d’Extrême-Orient (Confucianisme, Taoïsme et Bouddhisme) sur la peinture chinoise. Une lumière nouvelle peut être ainsi portée sur le cinéma d’un Hou Hsiao-hsien, héritier d’une culture tout autre que la nôtre. L’étude de Paul Schrader, Transcendental Style in Film, University of California Press, 1972, constitue un pas décisif dans ce sens.

2 Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin, Cerf, Paris, 1985, pp. 13-14.

3 Comme le note Dominique Château : « Ontologique, au sens bazinien, ne peut mieux se définir (…) que comme présence du réel ou présence réelle. Comme on croit voir le pain et le vin, tandis que c’est la chair et le sang du Christ qui sont là, on croit voir des images, ce qu’elles représentent, mais c’est la réalité elle-même qui est là… » Cinéma et philosophie, Nathan, Paris, 2003, p. 83.

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« le Saint Suaire de Turin réalise la synthèse de la relique et de la photographie4 ».

Trente-cinq ans plus tard, le second écrira comme en écho : « La Photographie a quelque chose à voir avec la résurrection : ne peut-on pas dire d’elle ce que disaient les Byzantins de l’image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné, à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheïropoïetos5 ? » Pour l’un comme pour l’autre, l’image photographique tient bien du voile de Véronique, étymologiquement « vraie icône », qui essuya le visage du Christ. Ici se noue une première rencontre entre esthétique, philosophie et théologie.

Au-delà de ces remarques liminaires, divers aspects doivent être spécifiés au contact des œuvres que nous analyserons. Comment recevoir les films de Robert Bresson et d’Andrei Tarkovski, alors même qu’ils sont pétris de christianisme ? Comment le régime de l’Incarnation et de la Rédemption innerve chacun de leurs plans ? Quels liens ménagent leurs images avec la présence réelle propre à l’Eucharistie ou avec la présence symbolique propre à l’Icône ?

La recherche que nous entreprenons se situe dans la vaste histoire des images et des représentations. À la manière d’Erwin Panofsky et de ses prédécesseurs, A.

Warburg ou G. J. Hoogewerff6, elle nous conduira à réactualiser la distinction faite entre « science iconographique » et « science iconologique » : la première, essentiellement descriptive, se contente d’identifier les signes et les symboles et d’en rappeler le sens, la seconde met ceux-ci en résonance avec les pensées profondes de leurs créateurs et les courants d’idées qui les ont vu naître.

Nous montrerons ainsi comment Bresson et Tarkovski héritent de conceptions de l’image issues de la religion ou de systèmes symboliques plus vastes, et comment leurs œuvres respectives les traduisent sous des formes cinématographiques inédites, le plus souvent à leur insu — sans négliger pour autant la part d’invention et d’audace que recèle chaque création. Cette démarche a pour but d’ancrer l’histoire du 7e art dans l’ensemble de l’histoire des représentations, avec laquelle elle tisse de nombreux liens.

Ainsi, le cinéma lui-même sera abordé sur de nouveaux frais.

Il s’agira enfin de prendre en compte ce qui est propre au cinéma : le mouvement et le temps. C’est à l’occasion d’un défilement continu de vingt-quatre images par seconde que se développent les trames serrées que nous allons étudier.

4 Op. cit., p. 14.

5 La chambre claire de Roland Barthes, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, Paris, 1980, p. 129.

6 « Une des thèses essentielle de Warbourg est que chaque tentative pour séparer l’image de ses liaisons avec la religion, la poésie, le culte et le drame tarit la source de ses sèves vivifiantes. » Edgar Wind, cité par Jan Bialostocki dans l’article « Iconologie » de l’Encyclopédia Univeralis, Paris, 2004. Cf. G. J.

Hoogewerff : « L’Iconologie et son importance pour l’étude systématique de l’art chrétien », in Rivista di archeologia cristiana, t. VIII, 1931 ; et E. Panofsky : L’Œuvre d’art et ses significations, Gallimard, Paris, 1969, ou Essais d’iconologie, Gallimard, Paris, 1967.

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Qu’induit donc la dynamique singulière du montage ? Quelles structures particulières épousent les histoires que nous allons traiter ? Comment la Passion du Christ imprime- t-elle sa marque aux parcours des protagonistes de ces films ? On peut s’interroger sur ce qu’attendent Bresson et Tarkovski de leurs créations : rien moins que la conversion de notre regard, à défaut de notre cœur7.

Devant l’image

Premier élément à envisager, le mode de présence de la transcendance dans ces longs-métrages. Comment l’image se tisse de références avec l’au-delà, comment devient-elle le réceptacle de cette présence ? Quelle esthétique est privilégiée par Robert Bresson, souvent qualifié de janséniste, et selon lequel le surnaturel est du « réel précis » ? Ce sont les visages, les gestes, les objets et les sons qui auront pour mission de témoigner de l’invisible. Ils seront « signes » de cette transcendance qui aime à se cacher pour mieux se révéler — « signes » de la présence réelle. Dieu donc, à travers les êtres et les choses, nous point, et Bresson — grand ordonnateur d’un réel qu’il appauvrit, simplifie, réécrit — sollicite notre attention.

Pourquoi ce privilège exorbitant, cette dignité extraordinaire du signe ? Quel type de réalisme recouvre-t-il ? De quelle sémiologie découle-t-il ? Pour étayer cette réflexion, un rappel de la théologie du signe, telle qu’élaborée par saint Augustin et perfectionnée par saint Thomas à la suite d’Aristote, sera nécessaire. À quel type de présence cette théologie renvoie-t-elle ? Pour nous — et l’exemple d’Au hasard Balthazar est central — c’est au signe eucharistique que les êtres et les choses réfèrent.

En cela, nous nous distinguons des considérations sémiologiques de Jean-Pierre Oudart, de Philippe Arnaud ou de Jean Louis Schefer qui, bien que pertinentes, escamotent toutes la dimension eucharistique et nous nous rapprocherons de l’analyse inspirée du P. Guy Bedouelle8. Ce qui est vrai lorsqu’il s’agit du curé d’Ambricourt, présent in persona Christi dont il achève le sacrifice jusque dans sa chair, l’est aussi pour la

« petite dame aux cheveux gris » de L’Argent, ou pour l’âne Balthazar. Mieux encore, la mise en scène de ces « Passions » n’a-t-elle pas pour fin de conduire le spectateur à l’adoration du cœur immolé du Christ dont le sang coule éternellement afin d’assurer le salut du monde ?

7 De même qu’Ignace de Loyola mettait au point au XVIe siècle de véritables Exercices spirituels, nous verrons comment ces cinéastes proposent des films qui nous aident à cheminer spirituellement. Ils s’adressent donc autant à notre cœur qu’à nos yeux, au Dieu présent/absent de la tradition judéo- chrétienne qu’au spectateur consentant. Cf. Sade, Fourrier, Loyola de Roland Barthes, Seuil, Paris, 1971.

8 Cf. « Le tout est dans le fragment », Communio, revue catholique internationale, XXV, 3, mai-juin 2000, pp. 105-112

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En ce qui concerne Tarkovski, digne successeur d’Andrei Roublev, quelle théologie anime secrètement ses images ? D’aucuns ont parlé de seuils ou de visions comme Youssef Ishaghpour9, mais tous s’accordent, tel Barthélemy Amengual10, pour renvoyer l’esthétique du cinéaste à celle des icônes. Qui dit icône, dit une tout autre forme de présence, mais dit aussi symbole. Dès lors, nous parlerons volontiers de présence symbolique, autrement dit d’un sens qui excède le symbolisme articulé par les images, et d’une présence qui nous saisit par-delà le chatoiement des couleurs11. D’un lointain au-delà provient le murmure d’un autre monde qui réveille en nos cœurs la sourde nostalgie de l’Infini. Un amour sans faille n’émane-t-il pas du lumineux final d’Andrei Roublev, rendant toute chose sacrée — à l’instar de cette trinité d’hommes partis dans Stalker en quête d’un secret perdu mais arrêtés aux portes du mystère ? De la même façon, l’iconostase maintient autant à distance qu’elle révèle la présence du Saint des Saints.

Il s’agira donc de comprendre ce qui anime les images du cinéaste russe, de sonder ce qui leur donne vie, d’interroger le souffle vital qu’elles véhiculent. Même si l’afflux de symboles, patent dans Le Sacrifice, menace parfois d’étouffer la fluidité du plan, un élan exceptionnel, qui excède le sens épique habituellement associé à l’esthétique soviétique, traverse l’œuvre du réalisateur de Nostalghia. Nous prendrons dès lors en compte la dimension du temps qui, dans l’œuvre de Bresson comme dans celle de Tarkovski, permet de dépasser la question de la simple représentation.

Devant le temps

Il semble évident de souligner que le cinéma, art du récit, développe sa trame autant dans le temps que sur l’espace de l’écran. Les images, toutes de signes et de symboles qu’elles soient tissées, doivent en tenir compte. Nous partirons de la réflexion développée par Gilles Deleuze sur le temps au cinéma12 afin d’étudier comment ces films suggèrent la présence de l’invisible d’une manière absolument nouvelle.

Pour Tarkovski, il semble que le flux à l’œuvre dans ses plans, et particulièrement lors des décélérations, dise le contact avec l’au-delà. Prenons pour exemples les trois séquences suivantes : le dialogue d’Andrei Roublev avec le fantôme

9 Cf. Cinéma contemporain, De ce côté du miroir, Éd. de la Différence, coll. Essais, Paris, pp. 298-317.

10 « L’art de Tarkovsky (…) me semble relever tout droit de l’art de l’icône qu’Evdokimov (…) définit superbement : une théologie de la beauté. » « Andreï Tarkovsky après sept films » in Études cinématographiques, « Andreï Tarkovski », n° 135-138, Minard, Paris, 1985, p. 169.

11 Voir en particulier Dieu sans l’être de Jean-Luc Marion, Presses Universitaires de France, coll.

Quadrige, pp. 15-37.

12 C’est en se basant sur les remarques de Tarkovski que Deleuze développe sa réflexion sur le temps au cinéma : « C’est seulement quand le signe s’ouvre directement sur le temps, quand le temps fournit la matière signalétique elle-même, que le type, devenu temporel, se confond avec le trait de singularité séparé de ses associations motrices. » L’Image-temps, Minuit, coll. Critique, Paris, 1985, p. 61.

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de Théophane le Grec qui fait suite au sac de Vladimir ; l’entrée dans la Zone en draisine de l’Écrivain, du Scientifique et du Stalker, qui offre un changement de rythme patent entre les scènes précédentes particulièrement nerveuses, et les suivantes où s’impose une sérénité nouvelle ; enfin, la mort de Gorchakov au terme de la douloureuse traversée de la piscine de Sainte-Catherine qui débouche sur une vision onirique et pour tout dire surnaturelle.

À l’instar des scènes de rêve si impressionnantes chez le cinéaste russe (pensons à celles de L’Enfance d’Ivan et du Miroir), il convient de voir comment ces séquences nous font passer d’un registre à un autre, nous portant à la limite du temps présent.

Comment suggérer la présence miséricordieuse de Dieu par les moyens propres au cinéma ? De fait, la « figure cinématographique », telle que la conçoit le réalisateur du Sacrifice13, se développe dans le temps, s’opposant par-là aux collages dialectiques ménagées par la conception eisensteinienne du montage.

Tarkovski réconcilie là où le réalisateur d’Alexandre Nevsky oppose. Grâce à ses plans séquences ou à ses lents travellings, l’auteur du Temps scellé suspend le cours du temps, tout en ouvrant les vannes d’un flux que le montage habituellement escamote14. Ces films nous mènent dès lors aux confins de l’Être. Nous pourrons ainsi saisir comment l’invisible nous fait signe, par-delà les séquences chiffrées dont nous avons mentionné l’existence dans la partie précédente, et comment nous nous situons dans une temporalité autre, qui dit la patience de l’Infini15.

Aux antipodes de Tarkovski, et en cela plus proche d’Eisenstein qui servit de repoussoir au réalisateur du Miroir, Bresson prend le parti du montage, liant les objets les uns aux autres, au-delà des ruptures qu’impose la succession des plans. Pour le cinéaste français, il s’agit aussi d’éviter que l’image ne se fige en représentation. Mais pourquoi ?

Tout d’abord pour se libérer de la dimension théâtrale du cinéma que Bresson conspue, et auquel il préfére le terme de « cinématographe », art et écriture encore à venir. (Il y a chez Bresson un côté « briseur d’idole », profondément marqué par l’interdit de la représentation propre aux trois monothéismes.) Mais aussi et surtout pour mieux faire surgir cette présence réelle que le jeu même des acteurs tend à faire

13 « De la sculpture avec le temps pour matériau (…) voilà ce qu’est la figure cinématographique. » « De la figure cinématographique », Positif, n° 249, décembre 1981, Le Temps scellé, Éd. Cahiers du Cinéma, 1989, et les commentaires de Michel Chion sur l’esthétique de Tarkovski dans « La Maison où il pleut », Cahiers du Cinéma, n°358, avril 1984.

14 Il est intéressant de noter comment Alexandre Sokourov, digne successeur de Tarkovski, est allé aux confins des possibilités ouvertes par son prédécesseur, en les combinant avec une esthétique de l’image héritée de la peinture chinoise et de l’estampe japonaise.

15 Dans le prolongement de ce qui précède (cf. supra note 10), le « temps sculpté » des plans de Tarkovski correspondra, pour B. Amengual, aux fonds dorés des icônes. Op. cit. p. 170.

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disparaître. D’où la valorisation de la fragmentation. La suspension dans le temps des êtres, des gestes et des objets permet au cinéaste d’ouvrir des fenêtres qui font entrevoir jusqu’à la vibration de l’Être. Nous appellerons stase ce procédé.

Par ailleurs, Bresson ménage des liens secrets entre les plans, à distance, créant une véritable continuité, là où le montage, par définition, morcelle16. Notre monde n’est-il pas un chaos apparent que de secrètes ficelles maintiennent debout ? Il en va comme de ce souffle qui guide les gestes du Lieutenant Fontaine dans Un condamné à mort s’est échappé, par-delà la violence du contexte carcéral et la menace quotidienne de la mort. Tous les films de Bresson sont traversés par ces courants imperceptibles qui en garantissent l’unité fondamentale. Mais, plus encore, la coupe entre les plans ne dit- elle pas les blessures de ce monde brisé — ces blessures étant le seul passage que la grâce puisse emprunter ?

Nous nommerons diastase ces brèches ouvertes sur l’invisible. Ces ellipses, ces jointures par lesquelles, selon le cinéaste, la poésie peut pénétrer, ne rappellent-elles pas de façon métaphorique la blessure ouverte à la Croix sur le côté du Christ d’où coulent le sang et l’eau ? C’est à partir d’elle seulement que l’unité perdue peut se refaire. Pour soutenir cette analyse, Lancelot du lac plus que tout autre nous aidera. Là s’élabore une réflexion sur le fragment qui corrobore et complète la dimension eucharistique soulignée dans la première partie17. Bien entendu, de nombreux échos pourront être trouvés çà et là dans les autres œuvres de Bresson.

Nous verrons que cette brisure et cette unité ne sont pas contradictoires mais se tissent de façon complémentaire : c’est l’œuvre même du Salut. Et l’on pourra aussi développer la métaphore du film comme véritable corps brisé (tel celui du Christ à la Croix) dont les flux vitaux sont ceux réparateurs de la grâce18.

Signes et symboles dans le temps : l’axe de la Passion

Bien entendu, c’est dans le temps que se situent les signes et les symboles, et c’est dans le temps que se développent ces œuvres qui rappellent tant la Passion du Christ. Il faut dès lors montrer ce que ces récits ont en commun avec le chemin tracé sur terre par le Nazaréen, autant que d’en souligner les différences. Chacun des parcours des protagonistes est fait d’à-coups, d’une succession de moments de rejet, de

16 « Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces parties. Les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance. » Notes sur le cinématographe (désormais NC), Gallimard, Paris, 1975, pp. 95-96.

17 Ce qui est contemplé dans l’Eucharistie, n’est-ce pas avant tout le cœur blessé de l’Agneau immolé ?

18 Cette analyse peut être mise en parallèle avec la réflexion menée par Georges Didi-Huberman sur la peinture dans Devant l’image, Questions posées aux fins d’une histoire de l’Art, Minuit, coll. Critique, 1990, pp. 218-247. Nous y reviendrons.

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résignation et d’acceptation, que seule la grâce permet de franchir. Signes et symboles sont ainsi les points de contact plus ou moins visibles qui identifient ces parcours.

Chez Bresson, nous serons attentifs au martyre de la jeune Anne-Marie dans Les Anges du péché qui, telle Thérèse de l’Enfant Jésus, donne sa vie pour le salut d’une âme, mais aussi à celui du curé d’Ambricourt, de l’âne Balthazar, ainsi qu’à celui de la

« petite dame aux cheveux gris » de L’Argent. Pour chacun de ces personnages, le sacrifice opéré rappelle la mystique thérésienne telle que Bernanos l’a retranscrite dans son œuvre romanesque et théâtrale : le fameux « âme pour âme ». Pensons au Journal d’un curé de Campagne ou au Dialogue des Carmélites, œuvres dans lesquelles le sacrifice d’un personnage permet le salut de toute une communauté.Pour Bresson aussi, c’est la seule réponse possible à l’œuvre du Mal.

Chez Tarkovski, nous étudierons avec soin le sacrifice du petit héros de L’Enfance d’Ivan, préfiguration de tous ceux qui ponctueront l’œuvre du cinéaste russe, celui d’Andrei Roublev, du Stalker ou d’Alexandre dans Le Sacrifice19. Ici nous avons plutôt affaire à ces « fols en Christ » qui peuplent la tradition orthodoxe et dont L’Idiot de Fedor Dostoïevski donne la plus forte illustration littéraire. Le Stalker, prophète désespéré des temps modernes, n’est-il pas l’héritier désabusé des Starets ? Et que dire de Domenico, l’ermite immolé de Nostalghia…

Ayant marqué différences et similitudes avec le parcours du Nazaréen, l’on mettra en évidence, à la manière de théologiens médiévaux qui utilisaient les quatre sens de l’Écriture, l’ampleur morale autant que spirituelle de ces films. En effet, ils possèdent à leur tour une dimension allégorique qui figure le Christ et son œuvre de rédemption, un niveau tropologique qui suggère une anthropologie chrétienne et, enfin, une perspective anagogique qui peut nous conduire à l’adoration.

Le cinéma comme liturgie

Les cinéastes étudiés élaborent donc de véritables liturgies fondées sur une mimesis de la Passion qui repose sur le mystère de l’Incarnation et appelle notre participation. Et ce n’est rien moins que notre conversion que visent ces œuvres. Outre notre transformation morale et spirituelle, elles sont autant d’invitations à l’adoration du cœur blessé de l’Agneau immolé20.

En effet, c’est à la Croix que se révèlent la hauteur, la largeur et la profondeur de l’amour du Christ pour les hommes et pour Dieu le Père. De même, c’est par la Croix —cette porte étroite — que passent les personnages de ces films, participant à

19 Autant que faire se peut, nous aurons à cœur de souligner les dimensions d’imitation et de déification qui sont respectivement propres aux traditions chrétiennes d’Occident et d’Orient.

20 Cf. L’Apocalypse, 5, 1-14, La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, Paris, 1975.

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leur tour au Salut du monde. C’est donc le mystère chrétien par excellence que prolongent leurs vies, ouvrant notre sensibilité et notre intelligence à l’accueil du sacrifice du Christ.

À l’instar de la liturgie chrétienne, les films étudiés croisent ainsi deux axes qui sous-tendent l’ensemble de notre travail : celui, vertical et synchronique, de la présence réelle et symbolique de Dieu parmi les hommes, et celui, horizontal et diachronique, du récit de la Passion. Même si les protagonistes n’imitent pas à proprement parler son parcours, ils rencontrent ponctuellement les étapes de son chemin de croix, avec le sacrifice comme terme (ou passage obligé) de ce cheminement.

La création comme sacerdoce

Dans la droite ligne de ce qui précède, nous verrons comment Bresson et Tarkovski œuvrent en véritables Jean-Baptiste, montrant à nos yeux dessillés

« l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». Bien sûr, chacun de ces cinéastes a sa propre sensibilité. Bresson, en esthète moraliste, fait la chronique du Mal qui œuvre dans ce monde et révèle la façon dont le Bien répond par la grâce, à temps et à contretemps. Pour sa part, Tarkovski sera ce prophète de l’Apocalypse sacrifié sur l’autel du communisme autant que brisé par un Occident matérialiste courant à sa perte, faute d’un véritable renouveau spirituel.

Notre réflexion se développera selon deux axes principaux. D’un côté, la réflexion sur le mode de présence de la transcendance dans les films étudiés — sous forme eucharistique chez Robert Bresson, symbolique chez Andrei Tarkovski. D’un autre, les liens avec le récit de la Passion qu’ils entretiennent. Dans ce cas, nous parlerons, à la suite du P. Bedouelle, d’esthétique théologique. Quant à la finalité, que j’appellerai provisoirement esthétique de la conversion, elle sera abordée dans un dernier temps.

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DEVANT L’IMAGE

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L’infidèle estime le baptême comme une simple lotion faite sur le corps ; moi, je crois qu’il rend aussi l’âme pure et sainte, et je pense au sépulcre, à la résurrection, à la sanctification, à la justice, à la rédemption, à l’adoption des fils, à l’héritage céleste, au royaume des cieux, au don du Saint-Esprit.

Saint Jean Chrysostome21

L’on sait les limites de toutes les grilles herméneutiques. Elles hypostasient certains aspects, parfois secondaires, dans la multiplicité des sens possibles, et en négligent d’autres, parfois essentiels, dénotant les parti pris du chercheur le mieux intentionné.

Quand le sens, tout simplement, n’est pas évacué au profit de la forme toute-puissante.

Ou quand le sens — tout-puissant — l’emporte jusqu’au déni de la forme, réduite au rang de simple prétexte. Dieu sait pourtant si ces oppositions sont caduques et si l’intimité forme-sens — au risque de toutes les transgressions et subversions possibles — est difficile à remettre en question quand il s’agit de création artistique.

Nous connaissons aussi les limites des grilles mises sur pied par la sémiologie contemporaine. Les éléments d’ordre spirituel véhiculés par nombre de films ont été régulièrement mis de côté. À qui la faute ? Il n’est guère dans notre ambition de trancher, mais force est de constater que ces filets ont laissé échapper — délibérément ou en raison d’une impuissance inhérente à leur structure — nombre de poissons, et parmi les plus précieux. Peut-être ces approches ne pouvaient-elles prendre en compte une dimension aussi évidente qu’évanescente, souvent réduite à une forme d’idéologie.

Se pose alors le problème suivant : comment mettre en évidence cet aspect aussi insaisissable que le vif-argent ? Comment rendre la pêche miraculeuse ?

Surtout lorsqu’il s’agit d’un objet aussi moderne que le cinéma. Pourtant, si la technique l’est, l’art ne l’est pas. Étonnante synthèse des six arts qui l’ont précédé, il garde le suc de chacun. Le génie de la narration, le souci de la mise en scène, la musicalité du récit, la puissance de l’image... De plus, il s’inscrit dans chacune des cultures qui l’ont vu naître en assumant l’héritage qu’elles véhiculent. Pensons aux cinémas si distincts d’un Kenji Mizoguchi, d’un Satyajit Ray, d’un Sergueï Paradjanov ou d’un Youssef Chahine. Pour les cinématographies qui concernent cette étude — celles de Robert Bresson et d’Andreï Tarkovski —, il est impossible de mettre de côté la culture bi-millénaire de l’image qui les précède.

21 In Iam epist. ad Cor., hom. I, n. 7, P. G., t. LXI, coll. 55, cité par A. Michel, art. Sacrements dans le Dictionnaire de Théologie Catholique, coll. 488.

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Cette remarque préside à la présente recherche. Mais elle suppose, au-delà d’un certain degré d’évidence, des approfondissements et des justifications qui la lesteront d’un caractère plus scientifique. De fait, nos lectures — où se sont croisées théologie et sémiologie —, n’ont fait que confirmer l’hypothèse de base. Les modes d’expressions artistiques des cinéastes qui nous intéressent s’appuient sur des théologies de l’image complémentaires, issues de l’Orient et de l’Occident chrétiens, où un Dieu unique aime à se donner de façon différente. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit cependant de signifier l’invisible, de rendre visible ce que seul l’œil de l’esprit saura saisir.

Bien sûr les techniques utilisées sont éminemment modernes, mais elles reposent sur des registres fort anciens. Cela ne va pas sans des solutions tout à fait inédites, propres aux moyens radicalement nouveaux utilisés : le temps — ici distendu, là contracté — n’est-il pas l’un des modes d’expression privilégiés du cinématographe? Cependant, à côté de ces figures stylistiques propres au cinéma, d’autres proviennent de registres depuis longtemps éprouvés, tels les signes et les symboles dont les cinéastes ponctuent leurs images. Signes chez Bresson, lorsque l’objet, la main, dit la transcendance ; symboles chez Tarkovski, lorsque l’image hérite d’une signification hautement codifiée mais à chaque fois dépassée. Mais dans un cas comme dans l’autre, une façon de dire la transcendance à la fois ancienne et nouvelle, manière de dire que

« toute image est icône », puisque révélatrice de l’invisible22.

22 Dans Fiction et incarnation, Flammarion, coll. « Idées et Recherches », 1990, Alexandre Leupin montre ce qui est si particulier au monde chrétien. Tandis que le monde de l’ancienne alliance prohibait la représentation (« Tu ne feras pas d’images ») et que le monde païen promeut toute image (« Tu ne feras que des images »), le monde chrétien célèbre l’image sainte : « Que toute image soit icône. »

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SIGNES ET SYMBOLES

Vider l’étang pour avoir les poissons23. Robert Bresson

La première partie de cette thèse repose sur l’opposition entre deux catégories sémiologiques de base : les signes et les symboles. Dans l’introduction, nous avons émis l’hypothèse selon laquelle le signe régnait en maître chez Bresson et le symbole dominait chez Tarkovski. Il s’agira de voir désormais de quel signe et de quel symbole il retourne. Il faudra souligner l’évolution de ces formules, le passage, au cours des années, de l’un à l’autre, voire la superposition de l’un et de l’autre. Nous étudierons quelques scènes clés des œuvres de Robert Bresson et d’Andrei Tarkovski, afin de mieux comprendre ce qui constitue leurs images. Pour ce faire, nous examinerons successivement Le journal d’un curé de campagne (1951), Un condamné à mort s’est échappé (1956) et Au hasard Balthazar (1966) puis Andrei Roublev (1966) et Stalker (1979).

1. Théorie scolastique du signe : de saint Augustin à saint Thomas

Avant de procéder à l’analyse de ces films, rappelons brièvement ce que la théologie entend par signes et symboles. De fait, c’est avec l’interprétation des Écritures Saintes, que la sémiologie — science inaugurée par Aristote et formalisée par les stoïciens —, a connu un nouvel essor. C’est la raison pour laquelle nous nous pencherons sur son développement médiéval : contrairement aux grilles sémiologiques contemporaines, elle prend en compte la dimension qui nous occupera tout au long de cette thèse.

Dans ce dessein, nous suivrons les précieuses analyses qu’Aimon-Marie Roguet donne dans son commentaire du traité « Des sacrements » (IIIa, q 60-65), extrait de la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Elles nous donnent un tableau fidèle et précis de l’évolution des notions de signe et symbole à l’aune des sacrements, ces signes de la présence de Dieu dans le monde, et précisent les fondements augustiniens de la sémiologie de l’Aquinate.

23 NC, p. 99.

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Avant d’exposer de quoi nous parle la Bible, saint Augustin, dans De Doctrina Christiana, décrit comment elle nous parle. Est signe « ce qui n’est soi que pour mener à l’autre, ce qui ne vise qu’à être autre, qu’à se laisser mesurer par l’autre pour n’être plus, dépouillé de soi, que transparence, référence à l’autre24. » Dans la perspective envisagée, les « choses » auxquelles les signes réfèrent ne sont autres que la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption, la Résurrection ou le Christ. Dès lors, le monde entier sera « vestige » et « image » de Dieu : dans tout être créé, il y a « une capacité et une ébauche de signification divine »25. (Bien entendu, nous retrouverons cette dimension dans les œuvres de Bresson et Tarkovski.)

Au signe est dévolue la fonction de rendre présent, manifeste, une chose autre.

Emboîtant le pas aux stoïciens, saint Augustin distingue entre les signes naturels comme les traces d’un animal, les cris d’un enfant, etc. qui sont des effets attestant l’existence d’une cause présente, et les signes conventionnels, institutionnels pour la plupart mais ayant généralement un fondement de nature. Leur connaissance demande cependant celle de la culture qui les a vu naître et/ou de l’institution qui les a définis.

Tout en reprenant à son compte les définitions du Père de l’Église, Thomas d’Aquin perfectionne cette définition du signe : « ce par quoi on parvient à la connaissance d’autre chose. » Le signe « fait connaître en présentant l’objet, c’est-à- dire en en offrant une similitude qui rend manifeste à une puissance connaissante une chose qui, sans cela, demeurerait cachée26 ». Le signe ne se fait pas connaître, mais manifeste un autre, contrairement à la figure qui manifeste sa propre substance.

Tels les miracles qui mettent en évidence la présence de Dieu, le signe s’adresse à l’homme, qui va du connu à l’inconnu, du visible à l’invisible. Le signe sera connu en premier, comme l’effet est connu avant la cause. Cependant, « le signe dépend dans son être et dans sa vérité du signifié qui le mesure27 ». Il tient donc sa raison d’être de la cause. Ce qui est premier métaphysiquement, c’est la cause. Le signe, dès lors, est secondaire et dépendant, mais il nous permet de remonter à sa source, son origine.

Contrairement au signe, « pure forme » selon Jacques Maritain28, le symbole est un être concret, réel, ayant une nature en soi et à laquelle s’agrège une signification.

Mais cette nature arrête le regard et la pensée, ne se soumettant pas à l’idéal de pure transparence qui est celle du signe. Le symbole est un signe sensible, discursif, mais

24 Aimon-Marie Roguet : Appendice II, Somme théologique, Des Sacrements, Paris, 1951, p. 268.

25 Op. cit., p. 274. Cette analyse renvoie directement à l’herméneutique chrétienne, telle que pratiqué par les quatre sens de l’Écriture. Nous l’analyserons à la fin de cette thèse. Cf. p. 215 et suivantes.

26 Op. cit., p. 279.

27 Op. cit., p. 289.

28 Fidèle en cela à la terminologie établie par Jean de Saint-Thomas, cf. Quatre essais sur l’Esprit dans sa condition charnelle, Paris, 1939.

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avant de signifier, il a une raison d’être suffisante. Pour saint Thomas, c’est « un signe institutionnel, car le rapport qui unit le symbole au symbolisé, à travers leur diversité, n’est pas un rapport fondé sur leur nature mais un rapport institué et perçu par un esprit29 ». Contrairement au signe « tout entier clarté, connaissance de l’autre », il recèle dans l’exercice même de sa symbolisation « une certaine opacité et obscurité, il résiste à se laisser exactement mesurer par le signifié ; en outre, sa symbolisation est indéterminée, alors que la signification du signe est parfaitement nette… »30

Là où le signe appauvrit, le symbole enrichit de multiples significations. Ainsi, note le Père Roguet :

« l’“hiatus symbolique” fait la force et la richesse du symbole : à la connaissance pure, il ajoute une impression de vie et de mystère, une valeur de délectation et d’émotion.

Cette délectation et cette émotion, la chose elle-même, ou la chose seulement signifiée n’aurait pu les éveiller. Le symbole, être concret et plus proche (…) les suscite et il les transfère ensuite sur la chose symbolisée. Et plus le hiatus sera accentué, plus le symbolisme aura de vigueur, car indépendamment de la valeur esthétique ou affective du symbole pris en lui-même, l’écart entre le symbole et la chose, par l’effort qu’il impose à l’esprit, vivifie notre connaissance de la chose31 ».

Dans la liturgie chrétienne, nombre d’éléments sont symboliques. L’eau du baptême, le port d’un cierge allumé, la couleur des vêtements, celle des ornements, etc.

Leur signification a été fixée par la tradition et l’institution ecclésiale, mais puise aussi dans la nature des éléments utilisés. L’eau symbolise la pureté et, notamment lors du baptême, « la régénération par la purification du péché et l’admission dans la famille divine32 ». Quant à l’immersion elle-même, elle symbolise « l’ensevelissement au péché avec le Christ » ; « la fraîcheur de l’eau représentant la diminution de la concupiscence, et sa transparence l’illumination de l’âme ». Notons enfin que si le symbolisme liturgique renvoie à un événement absent, par exemple la Passion du Christ, le signe eucharistique manifeste, quant à lui, la présence même du Christ — certes sous des formes symboliques, mais présence réelle aux yeux de la théologie catholique et orthodoxe.

Résumons : le signe permet une connaissance et manifeste une certaine présence — comme dans le cas-limite du signe eucharistique. Le signe implique une certaine transparence, s’effaçant devant ce qu’il désigne. Le symbole, quant à lui, est le

29 Op. cit., p. 315. Notons avec le P. Roguet que les signes naturels — fumée, signe du feu ; rougeur au visage, signe de la honte — ne sont pas des symboles : ils sont toujours des effets visibles d’une cause invisible.

30 Op. cit., p. 317.

31 Op. cit., p. 319.

32 Op. cit., p. 322.

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fruit de l’institution, objet culturel ou cultuel dont le sens est fixé par la tradition. Qu’il soit objet, image, geste, il a une signification qui lui est propre, mais qu’il peut partager avec ce qu’il symbolise : la douceur et l’innocence de l’agneau associée à celle du Christ. Il y a donc relation d’analogie. Le symbole implique une absence : il fait mémoire d’un événement passé et l’on fait régulièrement remonter son étymologie au signe de reconnaissance brisé en deux, qui fait mémoire d’un contrat passé entre deux partenaires. Le symbole réactualise un pacte passé.

Bien sûr, et c’est le cas de l’Eucharistie, un même objet peut être, pour le croyant, à la fois signe de la présence réelle du Christ et symbole du pain qui donne la vie. D’une manière analogue, nous verrons comment l’âne de Au hasard Balthazar est à la fois signe de la présence de Dieu dans le monde et symbole de son innocence, de sa miséricorde : il ne juge pas ceux qui l’entourent et soulage — d’une façon toute symbolique — ceux qui peinent sous le fardeau. Idem pour la vieille dame dans L’Argent ou, de façon plus évidente encore, pour le jeune prêtre dans Le Journal d’un curé de campagne.

Mais est aussi signe de la présence de Dieu tel geste, tel objet ou tel son dans Un condamné, film dans lequel Bresson semble avoir aboli tout symbole33. Dans l’œuvre de Tarkovski, tout au contraire, les symboles prolifèrent. Pensons à la symbolique des éléments, au premier rang desquels figure l’eau — nous y reviendrons —, mais aussi à la symbolique du baptême : pensons à Gortchakov dans Nostalghia, qui traverse par trois fois la piscine de Sainte Catherine une bougie à la main — avant que de s’éteindre.

Ou les trois moines d’Andrei Roublev, abrités de l’orage sous un chêne, composant sans le savoir la future Trinité du fameux peintre d’icônes russe.

2. Icône et symbole

Après avoir mis l'accent sur le signe dans une perspective occidentale, héritière d'une théologie sacramentelle, nous aimerions insister, dans les pages suivantes, sur le symbole tel qu'il est considéré dans l'Orient chrétien. L'un des postulats de cette recherche vise à situer l'esthétique bressonienne dans le sillage d'une sémiologie donnant la primeur au signe, et l'esthétique tarkovskienne dans celui d'une sémiologie où le symbole a la meilleure part. De fait, c'est dans le cadre d'une réflexion sur l'icône que s'est développé le statut du symbole dans la théologie orthodoxe. C'est donc de l'icône, et du mode particulier de présence qui lui est associé, qu'il s'agira de partir, par opposition au signe eucharistique. Pour faire court, nous dirons que le signe est le lieu d'une présence/absence et le symbole le lieu d'une absence/présence. Le terme clé de

33 Voir l’analyse d’Un condamné à mort s’est échappé, p. 35.

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cette réflexion sera la kénôse, ou plus précisément la dimension kénôtique de l'icône : à l’instar de saint Jean-Baptiste, celle-ci devra s’effacer afin de laisser advenir le Christ Seigneur.

Signe iconoclaste et symbole iconophile

J'aimerais ici partir des conclusions de l'article qu’Alain de Libera a consacré au livre de Marie-José Mondzain : Image, icône, économie34. Dans une réflexion sur les

« Antirrhétiques » de Nicéphore le Patriarche, la chercheuse précise ce qui distingue la présence eucharistique de celle de l'icône. Le médiéviste précise :

« La distinction aristotélicienne entre le signe (semeion) et le symbole (sumbolon), celle des signes naturels et des signes conventionnels, perfectionnée notamment par les stoïciens, se retrouve au fond de la querelle sur les images, dans le mesure où l'iconoclaste privilégie le signe, tandis que l'iconodoule privilégie le symbole. (…) Il y a ainsi deux types de relations imaginaires à l'invisibilité : (a) par le signe iconoclaste, (b) par le symbole iconophile35. »

Cette opposition sous-tend notre réflexion sur les modes de présence de la transcendance au cinéma. Mais avant de voir comment cette opposition s'exprime, et comme elle impose sa dynamique dans l'œuvre de nos cinéastes, précisons le contexte qui l'a vu naître.

Bien entendu, il s'agit de la querelle des iconoclastes qui embrasa l'Orient chrétien et à laquelle mit un terme le VIIe et dernier concile œcuménique, le concile de Nicée. Sans entrer dans le détail de la polémique, revenons à la lecture que Marie-José Mondzain fait des « Antirrhétiques » : elle nous permettra de préciser l'archè de l'icône avant d'étudier dans le détail la fonction du symbole dans ce cas précis.

La relation à la transcendance propre à l'icône

C'est en terme de relation (skhésis) que Nicéphore, s'inspirant des catégories aristotéliciennes, définit l'icône. Elle n'est pas le lieu de présence en tant que telle — car l’on tomberait dans l'idolâtrie que dénoncent les iconoclastes —, mais elle instaure le regard divin qui saisit l'orant vénérant l'icône, et qui adore, par ce biais, le prototype dont elle est l'image artificielle. Paradoxalement, l'icône est le lieu d'une absence, d'un vide, et marque un retrait. Celui de l'incarnation même :

« L'icône est vers le Christ qui ne cesse de s'en retirer. En son retrait, il confond le regard pour se faire œil et regard à son tour. On ne peut comprendre la nature de ce retrait qu'en le pensant alors sous le double registre qui le constitue. Le premier porte la

34 Alain de Libera : « Voir l'invisible » in Critique n°589-590, pp. 419-432.

35 Id., p. 431.

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marque de l'absence du modèle. La propriété anagogique de l'icône nous conduit en un lieu dont elle est l'itinéraire, la piste. Le terme de la vision iconique est le regard de l'icône dans la volte ininterrompue des face-à-face36. »

Alors que la présence ferait d'elle une idole — c'est la critique fondamentale des iconoclastes —, l'absence propre à l'icône la préserve de toute idolâtrie. Mieux, elle en fait un double du principe incarnationnel :

« L'icône dit tour à tour le deuil et la résurrection. La chair de l'icône tend vers ce que fut la chair de la résurrection qu'elle commémore et dont elle maintient la promesse.

L'icône du Christ est vide de sa présence charnelle et réelle — ce en quoi elle diffère radicalement de l'eucharistie —, mais est pleine de son absence qui, par la trace qu'elle laisse et le manque qu'elle incarne, produit l'essence même du visible37. »

Bien sûr, l'icône instaure une présence, un regard, mais il ne s'agit en aucune manière de la présence propre au signe eucharistique. S'il y a kénôse au cœur de l'icône, c'est qu'elle s'abaisse afin de laisser place à une transcendance au-delà du sensible, fût-il revêtu des atours chatoyants propres aux icônes38. Le visible se doit d’être dépassé pour atteindre l’invisible. En ce sens peut-on aussi parler de perspective inversée, où ce n'est pas tant le point de vue de l'orant qui prime, que celui de Dieu sur ce dernier.

Présence réelle et présence symbolique

Au sein de la polémique entre iconoclastes et iconodoules se trouve la distinction entre la présence réelle des Saints Dons et la présence icônique. Le Père Boulgakov, dans son ouvrage L'icône et sa vénération, revient avec force sur cette distinction indispensable :

« dans les [Saints] Dons, le Seigneur est présent substantiellement ou réellement (præsentia realis) ; néanmoins sans image, mystiquement. (…) Au contraire, dans l'icône, nous avons une image visible du Christ mais sans réalité, sans son être substantiel. La puissance des Saints Dons tient à leur identité réelle avec le corps du Sauveur et, son être étant invisible, avec lui-même. La puissance de l'icône, en revanche, tient à l'identité de la pensée noétique, de la pensée-image avec son prototype, mais seulement comme image, non comme réalité39. »

36 Marie-José Mondzain, Image, icône, économie, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1996, p. 117.

37 Id., p. 123.

38 En termes cinématographiques, et dans la perspective tarkovskienne, l'on pourra dire que tous les moyens esthétiques — chatoiement des matières, abondances des symboles — ne sont mis en œuvre que pour mieux nous conduire au-delà du sensible vers une présence qui nous échappe mais qui scintille à chaque instant. Totalement différente est l'approche bressonienne, qui exclut en apparence tout symbole, pratique une ascèse drastique afin de révéler au sein des objets, des gestes mêmes, la présence du Divin.

Nous y reviendrons.

39 L'icône et sa vénération, L’Âge d’Homme, coll. Sophia, p. 83.

(27)

De l'icône au symbole

Pour conclure cette rapide réflexion sur l'icône, signalons en quel point elle recoupe la définition du symbole, lien entre deux mondes, ceux du visible et de l'invisible. Jean Borella développe dans le Mystère du signe une puissante réflexion sur le symbole. Dans la première partie de son ouvrage, il tente de discerner par la négative ce qui fait l'essence du symbole.

« Ni présence pure, ni pure absence. Pure absence [le symbole] n'existerait pas et ne pourrait pas faire signe. Pure présence, il serait la réalité même et tout serait déjà donné.

Ces deux aspects du symbolon sont donc dialectiques. Dans sa réalité présente, il est habité constitutivement par une absence qu'il rend présente d'une certaine manière : faire voir ce qu'on ne voit pas, c'est-à-dire faire voir d'abord ce qu'on ne voit pas et dont, sans lui, nous n'aurions pas conscience, voilà le rôle du symbolon. Mais, inversement, cette absence n'est pas la négation pure et simple de cette présence ; au contraire, elle la fonde et l'accomplit, elle lui donne son sens et sa réalité, puisque la présence vestigiale et fragmentaire ne révèle sa véritable nature qu'à la condition d’être complétée, totalisée, intégrée dans la perfection de la figure visible40. »

Dans sa réalité physique, le symbole annonce ce qu'il est dans son essence fondamentale, trait d'union entre l'ici et l'ailleurs.

La symbolique et ses symboles

Sans remonter jusqu'au Pseudo-Denys l'Aréopagite41 — pourtant référence incontournable de l'Orient chrétien —, l'on peut aisément esquisser la « liste » des symboles récurrents dans l'icône comme autant de relais avec l'au-delà. Nous retrouverons, dans l'œuvre de Tarkovski, tel ou tel de ces symboles dont les significations sont très proches.

Comme nous l'avons évoqué précédemment à propos de la liturgie chrétienne, l'eau et le feu sont régulièrement présents dans les icônes orthodoxes. L'eau du Baptême du Christ, du lavement des pieds, celle qui s'écoule du côté du Crucifié, à chaque fois symbole de purification. Le feu, ensuite, dans le char portant Élie, langues de feu sur les Apôtres à la Pentecôte, ou fleuve de feu au Jugement dernier… La terre participe aussi de la Révélation : elle se soulève lors de la Nativité, et lors de la Résurrection pour permettre la descente aux Enfers ; elle est irradiée le jour de la Transfiguration et accueille le Christ lors de la mise au tombeau. Enfin, c'est la présence des arbres, des

40 Le Mystère du signe, Maisonneuve & Larose, p. 84.

41 Au-delà d'une réflexion de fond sur les symboles sacrés, « images claires de spectacles ineffables et merveilleux », l'œuvre du Pseudo-Denys fait la recension de divers symboles qui correspondent à autant de réalités spirituelles dans les Saintes Écritures : le feu, les formes humaines, les vents, les nuages, les chevaux. Cf. Œuvres complètes du Pseudos-Denys l’Aéropagite, Aubier, coll. Bibliothèque Philosophique, 1943.

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plantes et des animaux qui rendent grâce à telle ou telle occasion. La terre entière est ainsi appelée à devenir le temple de Dieu42.

La tâche de l'herméneute

La tâche principale de l'herméneute sera d'assigner au symbole son exact référent. Le risque — nous l'avons déjà souligné — tient à l'opacité même du symbole : ce dernier peut faire écran, tandis que la difficulté inhérente au signe est au contraire sa transparence. On pourrait s'arrêter à la chatoyance du symbole, ou manquer ce qui nous fait signe. Le dernier écueil, enfin, serait de fermer la signification au lieu de la

« suspendre » et de laisser advenir la poétique qui lui est propre.

42 En ce qui concerne les couleurs dans les icônes, nous renvoyons au texte du Père Paul Florensky, « Les Signes Célestes », où il développe quelques réflexions sur la symbolique des couleurs. Cf. La Perspective inversée, L’Âge d’Homme, coll Sophia, 1992, pp. 63-66.

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I. Robert Bresson : vers la présence réelle

Traduire le vent invisible par l’eau qu’il sculpte en passant43. Robert Bresson

Robert Bresson s’est relativement peu exprimé sur son œuvre. Son recueil d’aphorismes, Notes sur le cinématographe, interpelle plus le cinéaste débutant, donnant les clefs d’une méthode unique de façon lapidaire, qu’il ne livre l’analyse de ses films ou la pratique d’une philosophie, comme Le Temps scellé d’Andrei Tarkovski peut le faire. Mais c’est à lui-même que Bresson semble s’adresser d’abord, comme dans un recueil intime, déposant autant de repères précieux sur le chemin de sa création.

Sous la plume de ses commentateurs et exégètes, le terme de signe revient, par contre, fort régulièrement, pour en faire la critique ou l’éloge, au commencement ou au terme de sa carrière. Deux exemples choisis entre cent. Bien qu’a priori acquis à sa cause, Henri Agel, qui représente la tendance spiritualiste de la critique cinématographique, s’interroge, sceptique, sur l’adaptation du Journal d’un curé de campagne : « Bresson, prisonnier du système de signes qui est le sien, rivé à cet univers des équations esthétiques et à leur scintillement glacé, était-il à même de donner corps aux mouvements puissants et tumultueux de Bernanos44 ? » À des années lumières de celui-ci, voici ce qu’écrit Claude-Marie Trémois dans les colonnes de Télérama à propos des sons qui ponctuent L’Argent : « Bruits de voitures, des camions, des grilles de la prison, d’une serrure qui se referme, d’une écumoire lancée sur le sol et qui va buter contre le mur, d’un quart inlassablement traîné par Yvon sur le sol de pierre de sa cellule… tous nous poignent le cœur, prenant aussi valeur de signes45. » Pour elle comme pour nous, le « système de signes » dénoncé par Henri Agel prend ainsi une tout autre résonance dans l’œuvre du cinéaste français. Et la journaliste de citer, quelques lignes plus loin, Teilhard de Chardin : « rien n’est profane ici-bas, à qui sait voir ».

Tout au long de son œuvre, Robert Bresson convoque visages, regards, gestes, paysages et objets, les dépouillant peu à peu de toute symbolique et leur confiant l’étonnante mission de signifier au-delà d’eux-mêmes, la puissance de la grâce ou la

43 NC, p. 75.

44 Le cinéma et le sacré, Éd. Du Cerf, coll. 7e Art, 1953, p. 40. Il est intéressant de noter au passage que ce type de reproche à l’endroit de l’œuvre de Bresson sera récurrent. Froid, mécanique, mental, désincarné… ce n’est pas le lieu ici de discuter ces qualificatifs. Soulignons seulement la sensualité d’un Au Hasard Balthazar ou d’une Mouchette. Bresson à son sommet ?

45 Télérama, 18 mai 1983. Comme en écho à cette remarque, Serge Daney écrit à propos de L’Argent dans Libération : « La vie est un passage sur terre, le cinématographe est un passage de signes sur l’écran. »

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présence de Dieu. Ils seront donc ces signes de… que le spectateur devra saisir au passage. « Atteindre ce “cœur du cœur” qui ne se laisse prendre ni par la poésie, ni par la philosophie, ni par la dramaturgie46 », voici la mission que s’est fixée le cinéaste qui rappelle, à propos des gestes et des paroles, « [qu’ils] ne peuvent pas former la substance d’un film comme ils forment la substance d’une pièce de théâtre. Mais la substance d’un film peut être… cette chose ou ces choses que provoquent les gestes et les paroles et qui se produisent d’une façon obscure chez tes modèles47. » Formules sibyllines suggérant une « cause des causes » que nous allons tenter de déceler à l’occasion de l’analyse des trois longs-métrages qui vont suivre.

1. Le Journal d’un curé de campagne : tout est signe

C’est avec le Journal d’un curé de campagne que Robert Bresson naît véritablement au cinématographe, ou plutôt, comme l’écrira André Bazin dans un article demeuré célèbre, que s’exprime pleinement « la stylistique de Robert Bresson »48. Ici signes et symboles cohabitent encore. Ce sera l’œuvre d’Un condamné à mort s’est échappé d’effacer tout résidu symbolique.

Le parcours du curé de campagne tient du chemin de croix. Le film en décrit les différentes stations. Rappelons-en brièvement l’intrigue. Un jeune curé de campagne s’installe à Ambricourt, sa première paroisse. Là, il affronte diverses figures locales, les ramenant le plus souvent sur le droit chemin. Au cours d’un entretien avec le curé de Torcy, le jeune prêtre avouera se sentir prisonnier de la sainte agonie du Christ49. Après un court répit, il apprend qu’il est condamné à brève échéance par un cancer de l’estomac. Il mourra dans la misérable mansarde d’un camarade de séminaire en s’exclamant, avec la petite Thérèse de Lisieux, « Tout est grâce ! »50.

Divers signes ponctuent le film, prenant, au fur et à mesure du récit, leur dimension symbolique. Quelle fonction exercent-ils ? À quel ordre de réalité renvoient- ils ? En premier lieu, tentons, avec le concours de nos prédécesseurs, de les identifier.

46 NC, p. 45.

47 NC, p. 69.

48 Cahiers du cinéma, n° 3, Juin 1951. Pas plus que ne le faisait Bresson lui-même, il n’est question de nier ici la valeur esthétique et thématique de ses deux premiers longs-métrages. Ils mettent en place des éléments qui parcourront l’ensemble de l’œuvre — nous y reviendrons ultérieurement. Il s’agit simplement de prendre l’œuvre à son premier sommet expressif.

49 « La vérité est que depuis toujours c’est au jardin des oliviers que je me retrouve… » Journal d’un curé de campagne, Plon, 1974, p. 221. Le texte de Malraux qui précède l’édition de poche fournit une excellente introduction à cette œuvre de Bernanos, selon lui véritable « poème du sacerdoce ».

50 L’on sait les coupes et les choix faits par Bresson dans son travail d’adaptation. André Bazin, René Briot ou, plus près de nous, Michel Estève se sont livrés à ce travail nécessaire. Nous n’y reviendrons pas ici, ce sont les images et leur construction qui nous intéressent au premier abord.

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