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Les genres comme formats de l'activité communicative

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Les genres comme formats de l'activité communicative

BRONCKART, Jean-Paul

BRONCKART, Jean-Paul. Les genres comme formats de l'activité communicative. In: Discurso, Ação, Sociedade. Belo Horizonte : Fale-UFMG, 2002. p. 14

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:37578

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LES GENRES COMME FORMATS DE L'ACTIVITE COMMUNICATIVE

Jean-Paul Bronckart Université de Genève 1. Quelques aspects de la problématique des genres

Comme chacun le sait, les travaux et les conceptualisations relatifs à la problématique du statut des textes et/ou discours, et à celle de leur identification et de leur classement en genres et/ou types, sont innombrables et se caractérisent par une impressionnante hétérogénéité : la diversité des ancrages disciplinaires, du positionnement épistémologique et des orientations méthodologiques des chercheurs aboutissant à des théorisations elles-mêmes diverses et concurrentes.

Nous ne pourrons donc prétendre dresser un panorama exhaustif de la situation du savoir en ce domaine, et nous bornerons à commenter quelques propositions que nous avons choisies en fonction de notre angle d'attaque propre, qui est celle d'un psychologue du langage adhérant au paradigme "interactionniste social", et tentant de développer ce paradigme dans la direction d'un interactionnisme socio-discursif. Cette psychologie du langage est en fait pour nous tout simplement une psychologie ; nous considérons en effet que le langage humain n'est pas, comme le pensent la majorité des psychologues, une médium de traduction-expression (seconde) de processus (premiers) qui seraient, eux, plus strictement psychologiques (perception, cognition, sentiments, émotions), mais qu'il est en réalité l'instrument fondateur et organisateur de ces processus mêmes, en tout cas dans leurs dimensions spécifiquement humaines. Et dès lors l'objectif global de l'ensemble de nos travaux (y inclus les travaux d'analyse de discours et de didactique des langues) est de montrer en quoi l'appropriation du langage est déterminante dans l'émergence de la pensée consciente, et contribue en permanence au développement de l'ensemble des dimensions psychologiques des personnes humaines.

C'est en raison de cette orientation que notre référence de base (et forcément "symbolique") pour la problématique des textes-discours-genres, sera constituée par l'approche de Voloshinov (et non celle de Bakthine), telle qu'elle apparaît dans Marxisme et philosophie du langage (1925-1929/ 1977), et dans les travaux historiques et exégétiques réalisés notamment par I. Ivanovna1. Voloshinov dont une des problématique majeure était bien celle de l'origine et du développement de la pensée consciente humaine, et qui, dans le cadre d'un vaste mouvement représenté notamment par de Courtenay, Jakubinski et Vygotski, visait à démontrer le caractère fondamentalement socio-sémiotico-idéologique de cette même conscience. Nous retiendrons des apports de Voloshinov les points suivants.

- Pour traiter de l'amont des processus d'appropriation et d'intériorisation constitutifs de la conscience individuelle, cet auteur se propose d'élaborer une psychologie du corps social.

Psychologie qui pour lui se manifeste dans des formes matérielles précises, ou encore «se manifeste essentiellement dans les aspects les plus divers de l'"énonciation" sous la forme de différents modes de discours, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs» (1977, p. 39).

1 Les travaux d'Ivanovna font apparaître clairement aujourd'hui que cet ouvrage est une version abrégée de la thèse de Voloshinov, que Bakthine s'est attribuée assez cavalièrement lors de son retour à Moscou. Elle fait apparaître également que Bakthine était dans les années 20, un disciple de Volshinov et non l'inverse, et que c'est ce dernier qui est l'auteur véritable de divers textes de cette époque habituellement attribués à Bakthine.

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- Ces modes de discours doivent être étudiés de deux points de vue : celui de leur contenu thématique, et celui des «types et formes de discours à travers desquels ces thèmes prennent forme, sont commentés, se réalisent, sont ressentis, sont pensés» (op. cit., p. 39).

- Etant donné le caractère historique et social du fonctionnement psychologique, les formes de discours doivent être étudiés dans une perspective classificatoire et hiérarchisante, et «la classification [de ces formes discursives] doit s'appuyer sur une classification des formes de la communication verbale» (op. cit., p. 40). D'où résulte un programme méthodologique bien connu, que nous citerons in extenso :

«(...) l'ordre méthodologique pour l'étude de la langue doit être le suivant.

1. Les formes et les types d'interaction verbale en liaison avec les conditions concrètes où celles-ci se réalisent.

2. Les formes des énonciations distinctes, des actes de parole isolés, en liaison étroite avec l'interaction dont ils constituent les éléments, c'est-à-dire les catégories d'actes de parole dans la vie et dans la création idéologique qui se prêtent à une détermination par l'interaction verbale.

3. A partir de là, examen des formes de la langue dans leur interprétation linguistique habituelle.» (op. cit., p. 137)

Ces propositions-princeps ont ensuite été enrichies de diverses conceptualisations ayant trait aux statut des "formes et types d'interaction verbale" et aux propriétés de leur cadre concret de réalisation. En ce domaine, nous retiendrons en particulier les thèmes suivants.

- Contrairement à la thèse classique de la philosophie de l'esprit, d'Aristote à Kant, le langage ne constitue pas un système de traduction d'une organisation logique fondée en dehors de lui- même (dans les structures du monde ou celles de la pensée) ; il contribue certes à la manifestation de représentations (fonction cognitive) mais cette manifestation s'effectue dans le cadre de processus actifs ou créatifs, qui varient avec les formes de vie humaines (cf.

Wittgenstein, 1953/1961 ; 1958/1965).

- Ces formes de vie sont de l'ordre de l'agir ou de l'activité, et elles génèrent elles-mêmes des jeux de langage d'une "irréductible diversité". Le langage «se garde lui-même» et n'est fondé que sur les pratiques humaines : «c'est notre agir qui se trouve à la base des jeux de langage»

(Wittgenstein, 1969, 204).

- Cette activité humaine est organisée dans le cadre de formations sociales diverses, complexes et hiérarchisées, et chacune de ces formations, en fonction de ses objectifs et de ses intérêts propres, élabore des modalités particulières de mise en fonctionnement de la langue, que Foucault (1969) a qualifiées de formations discursives. Celles-ci sont des mécanismes qui, dans le mouvement même qui génère des modalités particulières d'organisation des signes, débouchant sur des formes variées de "discours", façonnent d'une manière particulière les connaissances (objets, concepts, stratégies, etc.) des membres d'une même formation sociale. Comme dans les écrits de Bourdieu (1980) relatifs à l'habitus, ceci implique que les formes d'activité socialement organisées génèrent des formes de cognition diverses.

- Les formes d'activité et les divers jeux de langage évoluent au cours de l'histoire : les genres

«se transforment dans la mesure où ils participent de l'histoire et ils s'inscrivent dans l'histoire dans la mesure où ils se transforment» (Jauss, 1986, p. 49).

Ces propositions ont aussi été enrichies par des conceptualisations relatives aux produits linguistiques de ces formes d'interaction ou encore aux "formes d'énonciations distinctes"

évoquées par Voloshinov.

- Si elles sont articulées à l'activité humaine, ces formes sont elles-mêmes de l'ordre de l'activité, d'un agir visant au processus d'entente entre les humains. Cf. la notion d'agir communicationnel chez Habermas (1987), et l'accent bien connu de Bakthine (1984) sur la

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dimension dialogique, interactive ou encore pragmatique de toute production discursive/textuelle.

- Ces formes se concrétisent en textes ou discours, qui sont des entités dépendantes, en ce qu'elles n'ont pas en eux-mêmes leurs conditions d'ouverture et de clôture (celles-ci dépendent de l'ouverture et de la clôture de l'unité actionnelle).

- Ces formes sont en lien avec un intertexte et/ou un interdiscours, ces deux notions pouvant désigner, d'une part les processus par lesquels un texte ou un groupe de textes entretiennent des relations implicites ou explicites avec d'autres, d'autre part l'espace constitué par des ensembles de textes entre lesquels ces mises en relation peuvent s'effectuer.

- Ces formes se distribuent en genres, ou ensemble de textes exhibant des propriétés communes. Les critères de classement des genres sont multiples et hétérogènes, de sorte que ces classements ne peuvent jamais être stables et définitifs ; on peut néanmoins tenter d'organiser ces genres en champs génériques et en genres particuliers (cf. Rastier, 2001).

2. L'articulation des notions d'activité langagière, de textes et de discours

Ces diverses conceptualisations présentent certes des points communs, qui ont trait à l'orientation générale de l'approche des textes/discours dans leurs rapports aux activités humaine, mais elles se caractérisent aussi par nombre de divergences terminologiques et/ou conceptuelles. Pour tenter de dépasser cette situation, nous avons proposé un cadre conceptuel, dont une des caractéristiques est de clairement distinguer ce qui relève des processus et ce qui relève des produits, et qui se traduit par la distinction de trois niveaux : l'activité (dont l'activité langagière), les textes organisés en genres et les discours organisés en types (cf. Bronckart, 1997).

2.1. Le niveau de l'activité

Il s'agit d'un niveau d'appréhension que l'on peut qualifier de pré-linguistique, en ce sens que les phénomènes visés, ainsi que les notions qui y correspondent, doivent toujours pouvoir être analysés et définis sans prendre en compte les (ou sans préjuger des) propriétés linguistiques des réalisations verbales effectives qui les sémiotisent dans le cadre d'une langue naturelle donnée.

Le terme d'activité désigne les formes d'organisation de la coopération-collaboration des humains, formes dont les dimensions motivationnelles, intentionnelles et structurelles sont régies par le collectif ; le terme d'action renvoie quant à lui aux conduites finalisées et motivées d'un individu. et il y a lieu d'en distinguer deux acceptions. En une saisie externe, l'action constitue un résultat des évaluations sociales portant sur l'activité ; ces évaluations découpent des portions d'activité collective et les imputent à des individus singuliers, érigeant ce faisant ces derniers en agents responsables de la portion d'activité concernée.

En une saisie interne, ces mêmes individus, qui participent nécessairement au processus d'évaluation sociale, intériorisent et traitent (acceptent, rejettent, nuancent, réorganisent) les évaluations les concernant, et se dotent ce faisant d'une auto-représentation de leur statut d'agent ainsi que des propriétés de leur action.

Ce triptyque de notions s'applique également au domaine langagier. On peut d'abord définir l'activité langagière comme le phénomène collectif d'élaboration et de mise en circulation de textes, dont la visée ultime est d'établir une entente sur ce que sont les

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contextes et les propriétés des activités en général ; il s'agit d'une méta-activité, qui (re- )sémiotise les représentations humaines dans le cadre des possibilités offertes par une langue naturelle. On peut ensuite définir l'action langagière comme une part de cette activité, dont la responsabilité est imputée à un agent singulier.

2.2. Le niveau des textes

Nous qualifions de textes les "correspondants" empiriques ou sémiotisés (exploitant le matériau d'un ou plusieurs systèmes sémiotiques) d'une action langagière, quelles que soient leur taille et leur modalité de production (orale/écrite).

Se pose ici un problème terminologique: pourquoi textes plutôt que discours ? Dans notre conceptualisation, la notion d'activité langagière désigne le processus et la notion de texte désigne le produit, et cette bi-partition nécessaire nous paraît être également suffisante.

Dans les autres usages scientifiques, le terme de discours peut désigner soit un processus, soit un produit, soit encore la (con-)fusion de l'un et l'autre (une expression comme

"discours journalistique", par exemple, s'adresse indifféremment au travail langagier du journaliste et à son produit attestable dans un média). Au plan des processus, on pourrait envisager d'utiliser l'expression d'"activité discursive" en lieu et place d'"activité langagière, mais il nous paraît néanmoins préférable de conserver la formule la plus générale ; l'activité concernée consiste à mettre en œuvre le langage, dans la totalité de ses aspects, et c'est donc l'adjectif "langagière" qui la qualifie le mieux. La notion de

"discours" n'ajoute en fait rien à celle de langagier, et si elle prétend le faire, c'est au prix de l'hypothèse implicite que la sorte d'activité concernée va se "traduire" par un produit linguistique relativement spécifique, ce qui est indéfendable au vu des faits : à une seule et même sorte d'activité langagière peuvent correspondre des produits linguistiques bien différents. Au plan des produits, on pourrait appliquer la notion de discours à l'unité la plus englobante, mais elle se trouverait alors en concurrence avec la notion de "texte", et comme il semble admis par tous que la texticité a trait exclusivement au produit (“abstraction faire de ses conditions de production” pour reprendre la formule de Slatka, 1975), il paraît préférable de conserver cette dernière notion. Et si on la conserve au niveau générique (le texte), il faut aussi la conserver au niveau différentiel (les genres de textes). Nous appliquons pour notre part la notion de "discours" à des unités infraordonnées eu égard aux textes, et qui, contrairement à ces derniers, seraient reconnaissables à leurs propriétés linguistiques spécifiques. En effet, ce qui nous paraît visé par la notion de discours n'est ni de l'ordre de l'activité-action en tant que processus sociologique ou psychologique, ni de l'ordre du texte en tant que simple produit matériel, mais de l'ordre des conditions de possibilité des interactions sémiotiques. Comme nous le verrons plus loin, les discours sont pour nous des formats de mise en œuvre des unités d'une langue (versant signifiant) qui sont en même temps les formats obligés des échanges interindividuels de représentations (versant signifié).

Les textes comme produits de l'activité langagière s'accumulent historiquement dans le

“monde des œuvres humaines”, et plus spécifiquement dans un sous-espace théorique de ce monde, pour la désignation duquel nous avons repris la notion d'intertexte. Ce dernier constitue donc une sorte de réservoir de textes qui, comme le soulignait Bakthine, fournit les modèles-exemples auxquels toute nouvelle activité langagière doit nécessairement se référer (pour reproduire les modèles aussi bien que pour les contester et les transformer). Dans cet espace co-existent donc des “sortes de textes” qui sont différents, d'une part parce qu'ils commentent des activités humaines dont la variété est illimitée, d'autre part parce que ce

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commentaire s'effectue dans le cadre d'interactions sociales elles-mêmes infiniment variées.

Comme tout produit de l'activité humaine, ces genres ont en outre fait l'objet d'évaluations sociales, au terme desquelles ils se sont trouvés porteurs de trois types d'indexations : une indexation référentielle (quel est le type d'activité que le texte est susceptible de commenter

?) ; une indexation communicationnelle (quelle est la sorte d'interaction sociale dans le cadre de laquelle ce commentaire est pertinent ?) ; une indexation culturelle (quelle est la "valeur socialement ajoutée" d'un genre, en tant qu'effet des mécanismes et des enjeux de pouvoir qui organisent les champs de productions ? — cf. Bourdieu, op. cit.).

2.3. Le niveau des discours

Les discours constituent pour nous des types d'unités linguistiques qui sont à la fois infraordonnées eu égard aux textes et supraordonnées par rapport au niveau des énoncés, propositions ou phrases. Les travaux empiriques que nous avons réalisés (cf. Bronckart &

al., 1985 ; Bronckart, 1997) montrent qu'on peut effectivement délimiter des segments qui sont techniquement reconnaissables à des propriétés spécifiques : présence/absence ou variation significative de fréquence de sous-ensembles d'unités ; mécanismes isotopiques différenciés ; règles de structuration syntaxique plus ou moins propres (dont les

"séquences" mises en évidence par Adam, 1992). Sur cette base, nous avons identifié quatre sortes d'objets qui nous paraissaient présenter les propriétés de "types" et que nous avons ensuite qualifiés de types de discours. Notre analyse postule que les opérations sous-tendant la constitution de ces types consistent en de deux décisions binaires. Pour la première décision (disjonction-conjonction), soit les coordonnées organisant le contenu thématique sémiotisé sont explicitement mises à distance des coordonnées générales de la situation de production (ordre du RACONTER), soit elle ne le sont pas (ordre de l'EXPOSER). Pour la seconde décision, soit les instances d'agentivité sémiotisées dans la production textuelle sont mises en rapport avec l'agent producteur et sa situation d'action langagière (implication), soit elles ne le sont pas (autonomie). Le croisement du résultat de ces décisions produit alors quatre mondes discursifs (RACONTER impliqué, RACONTER autonome, EXPOSER impliqué, EXPOSER autonome) qui sont exprimés(-ables) par quatre types linguistiques (récit interactif, narration, discours interactif, discours théorique). Cette approche n'est en fait guère originale [cf. les travaux de Benveniste (1959/1966), de Weinrich (1973), de Simonin-Grumbach (1975), etc.] ; nos seuls apports résident d'une part dans l'extension des phénomènes linguistiques pris en compte et dans leur traitement partiellement quantitatif, d'autre part dans la mise en évidence que ces entités spécifiques ne constituaient pas en elles-mêmes des textes, mais qu'elles constituaient des segments typiques entrant dans la composition des textes, selon des modalités d'organisation variables.

Mais nos recherches ont également mis en évidence qu'existaient des segments textuels qui ne présentaient pas les caractéristiques des quatre types, qui semblaient les mélanger, voire les transformer ou les transposer. L'hypothèse que nous avons alors plus ou moins explicitement formulée est que les quatre types constituaient des formats de base, des sortes d'idéal-types (ou encore des sortes de "noyaux attracteurs" qui réduisent objectivement l'entropie ou l'hétérogénéité des textes) et que les segments "autres"

constituaient le résultat d'un certain travail effectué sur les (ou à partir des) quatre types de base. Hypothèse lourde, contestable et inévitablement contestée, mais que nous maintenons néanmoins sur la base des trois arguments qui suivent.

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Le premier relève de l'adhésion au postulat général d'organisation: tout phénomène vivant relève d'une organisation en marche, qu'il s'agit d'identifier et de décrire, et dès lors que les genres de textes n'exhibent pas de règles d'organisation propres (leurs conditions d'ouverture et de fermeture sont celles de l'action langagière à laquelle ils correspondent), il nous faut bien postuler un autre niveau d'organisation, linguistique cette fois, sauf à considérer que le langage n'est finalement qu'un amas de phrases, sauf donc à nier que la dimension textuelle/discursive soit d'ordre linguistique. Le deuxième argument consiste en la prise en compte de deux des propriétés du langage. D'une part, les langues naturelles ne proposent jamais qu'un stock de moyens limités eu égard à l'ensemble des opérations ou unités mentales que peuvent produire les humains; cette limitation des moyens fait en sorte que les entités linguistiques subsument nécessairement des ensembles d'entités mentales, que ce faisant elles délimitent et organisent, en même temps que, par effet en retour, les conditions et limites de cette subsomption instaurent les entités linguistiques en systèmes. Si l'existence de ce type de processus est généralement admise pour ce qui concerne les niveaux du lexique et de la syntaxe, pourquoi en irait-il autrement au niveau discursif? Il nous paraît donc légitime de poser l'existence de types linguistiques qui délimitent et organisent des mondes d'interaction discursive. D'autre part, le langage a également une propriété d'auto-réflexivité illimitée, qui engendre une propriété de dépassement ou de travestissement de tous les systèmes de relations qui l'organisent; il a donc la propriété de dépasser et transformer les relations mondes-types, comme il a celle de dépasser ou de travestir les relations préexistantes des niveaux lexicaux ou syntaxiques.

Le troisième argument découle de l'adoption d'une approche dialectique des processus d'évolution humaine. Les résultats d'un siècle de recherches en psychologie (cf.

notamment, Piaget, 1947) montrent en effet que les conduites humaines se développent en un processus de construction de structures, ces dernières ayant en elles-mêmes les capacités de faire face aux contradictions externes, de les intégrer, et en conséquence de se dépasser ou de se transformer en de nouvelles organisations structurelles. Nos propres travaux de psycholinguistique développementale (cf., par exemple, Bronckart et Bourdin, 1993) visent à identifier comment ce processus opère pour les différents niveaux de l'organisation langagière, et il en va de même d'ailleurs de certains de nos travaux didactiques. S'agissant des modalités de développement du fonctionnement discursif/textuel, rien pour l'instant ne nous conduit à rejeter l'hypothèse que: - les premières formes de structuration procèdent par accommodation aux types préexistants, en l'occurrence aux configurations standards de marquage des types discursifs; - la progression dans la maîtrise de ces relations, et donc dans l'appréhension des valeurs typiques des unités linguistiques, fournit la possibilité de transformer ces relations mêmes, d'amalgamer les types de discours, ou encore d'y introduire certaines unités inattendues, pour produire des effets déterminés qui découlent précisément de ce caractère inattendu; - à terme, ce processus conduit à la transformation des types eux-mêmes, c'est-à-dire à la transformation de cet aspect de l'intertexte.

2.4. Autres niveaux de l'organisation textuelle

Il existe bien évidemment d'autres niveaux de l'organisation textuelle, que nous ne pourrons aborder ici, faut de place. Il s'agit essentiellement des systèmes de marquage linguistique qui contribuent à l'établissement de la cohérence d'un texte : nous les avons qualifiés de mécanismes de textualisation (connexion, cohérence nominale, cohérence verbale) et de mécanismes de prise en charge énonciative (gestion des voix et des modalisations).

3. La problématique des médiations langagières

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3.1. L'enjeu psychologique des médiations langagières

Chaque individu dispose de représentations (du monde, des autres et de soi), que l'on peut qualifier d'individuelles, parce qu'elles ont leur siège dans son propre organisme, et parce qu'elles sont organisées en fonction de sa micro-histoire expérientielle. Mais chaque individu est aussi confronté en permanence à d'autres représentations (y inclus à des représentations de lui-même), que l'on peut qualifier de collectives parce qu'elles sont un produit de l'histoire et qu'elles ont leur siège dans l'environnement social, en l'occurrence ces divers types de pré-construits que sont les activités humaines, les formations sociales, les mondes formels de connaissance (cf. Habermas, op. cit.), et les genres de textes tels qu'ils sont organisés dans l'intertexte.

Entre ces deux sortes de représentations, se met dès lors en place un processus de négociation permanente, prenant la forme de transactions sociales, qui peuvent demeurer pratiques, mais qui exploitent le plus fréquemment le médium verbal. C'est dans le cadre de ces transactions que se déploient les médiations transformatrices. D'un côté les représentations individuelles s'adaptent et se transforment, et d'un autre côté, les produits de ces adaptations peuvent être "renvoyés" aux représentations collectives, et ont de la sorte la capacité de contribuer, à une échelle aussi modeste que l'on voudra, à la transformation de ces pré-construits historiques.

Ce sont les transactions utilisant le médium verbal que nous appelons médiations langagières. Nous distinguons les médiations par les signes, par les genres de textes, par les types de discours et par les mécanismes de textualisation, mais nous nous centrerons dans ce qui suit sur les seuls dimensions de la médiation par les textes et de la médiation par les types de discours.

3.2 Les processus de médiation langagière

Toute nouvelle production langagière s'effectue sur l'arrière-fond des textes déjà là, organisés dans l'intertexte et constituant des modèles de référence évalués, desquels toute production textuelle nouvelle devra nécessairement s'inspirer (cf. 2.2.).

L'agent ayant à produire un texte se trouve quant à lui dans une situation d'action langagière, que l'on peut définir par les représentations dont il dispose, d'une part à propos du contenu thématique qu'il se propose de sémiotiser (macrostructures sémantiques élaborées à propos d'un domaine de référence donné et disponibles en mémoire), d'autre part à propos des paramètres matériels (émetteur, récepteurs éventuels, espace-temps de production) et socio-subjectifs (lieu social de l'interaction, rôles qui en découlent pour les protagonistes, relation de visée se noue entre eux) du contexte de son agir verbal. Ces représentations constituent alors une base d'orientation, à partir de laquelle l'agent va adopter un modèle de genre qui lui paraît pertinent, et va l'adapter aux caractéristiques particulières de sa situation d'action.

Prenons l'exemple d'une action langagière consistant à convaincre un destinataire donné de la nécessité de s'inscrire à un parti politique. L'agent de cette action doit d'abord choisir parmi les genres de textes du français contemporain qui permettent de réaliser cet objectif: il peut par exemple adopter le genre "tract", le genre "entretien maïeutique" ou encore le genre "récit autobiographique". Et quel que soit son choix, le genre adopté imposera un ensemble de

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contraintes structurelles, et notamment des restrictions de sélection des types de discours qui peuvent y être mobilisés.

Si le modèle du genre constitue donc ainsi un cadre contraignant, l'organisation interne du texte effectivement produit laisse cependant à l'agent producteur une importante marge de liberté. L'agent dispose d'une liberté totale quant à la planification générale du contenu thématique et quant aux modalités d'articulation des types de discours possibles; il dispose d'une liberté relative (parce que limitée par la structure effective des paradigmes en langue) quant au choix des unités lexicales susceptibles d'exprimer un même référent et quant au choix des unités morpho-syntaxiques contribuant aux opérations de textualisation. Le texte concret qui sera produit présentera dès lors toujours des dimensions singulières, qui sont la conséquence des choix qui viennent d'être évoqués, ou encore qui résultent de la nécessaire adaptation d'un modèle général à une situation d'interaction verbale particulière, ainsi que du style propre que l'agent veut conférer à cette interaction.

Ce processus général d'adoption-adaptation constitue ce que nous qualifions de travail ordinaire sur la langue; travail qui exploite les variantes possibles des genres de texte, des types de discours et des paradigmes de langue, sans toutefois modifier les valeurs standards dont sont dotées les unités lexicales et morpho-syntaxiques dans le cadre des modèles collectifs qui préexistent à ces trois niveaux.

La démarche de littérature s'inscrit dans le processus général qui vient d'être évoqué, mais elle semble sous-tendue par une motivation supplémentaire, qui consiste globalement à reconfigurer les états, événements et/ou actions d'un univers de référence donné, en transformant en même temps le "regard" que l'on peut porter sur eux, ou encore l'appréhension que l'on peut en avoir (cf. Ricoeur, 1983). Et cet objectif de transformation des représentations (qui est toujours, consciemment ou inconsciemment, articulé à des enjeux sociologiques, culturels ou politiques) se réalise quasi nécessairement par une transformation des formes socio-langagières qui structurent ces représentations, c'est-à-dire par une transformation des valeurs standards des signes, telles qu'elles émanent des modèles préexistants. Le travail littéraire sur la langue déplace les unités et leurs valeurs originelles, les transpose, les réorganise, pour produire de nouvelles manière de voir et de sentir les choses. Mais ce travail présuppose une maîtrise du fonctionnement standard de la langue, et se caractérise par l'application de règles de transformation motivées et donc en principe lisibles, ce qui permet aux critiques et aux commentateurs de l'analyser ou de le re-construire (avec plus ou moins de pertinence).

3.3. La médiation par les genres de textes

Au cours de ce processus, l'agent progresse dans sa connaissance des genres qui sont adaptés à une situation d'interaction, avec l'ensemble des contraintes qui leur sont propres, et il apprend également à gérer les indexations sociales dont chaque genre est porteur ; il s'insère de la sorte dans les réseaux de significations cristallisées dans les modèles préexistants, et apprend à se situer à leur égard. En retour, dans la mesure où l'adaptation peut se traduire par la création de variantes, relevant d'une stylistique personnelle ou sociale, ces variantes sont candidates à une restitution à l'intertexte, et sont ce faisant susceptibles d'entraîner une modification plus ou moins importantes des caractéristiques antérieures des genres.

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3.3. La médiation par les types de discours

Tels que nous les avons définis plus haut, les types de discours constituent des configurations particulières d'unités et de structures linguistiques qui peuvent entrer dans la composition de tout texte, et dont la fonction est de traduire ou de sémiotiser des mondes discursifs, auxquels nous attribuons le statut qui suit. Lorsque se met en place une action langagière nouvelle, préexistent d'un côté les mondes de connaissance et de culture organisés dans le collectif, dont le régime de fonctionnement est d'ordre sociologique, et préexistent d'un autre côté les connaissances à disposition de l'agent verbal, qui se trouve être aussi une personne, avec son régime de fonctionnement proprement psychologique.

Etant donné le statut même du sémiotique, toute production langagière (re-)met nécessairement en confrontation ces représentations collectives et ces représentations individuelles, et les mondes discursifs constituent les structures d'interface, ou encore les systèmes de coordonnées formelles dans le cadre desquelles s'effectue cet échange. En d'autres termes, ces mondes sont des formats sémiotiques organisant les relations entre les coordonnées du monde vécu d'une personne, celles de sa situation en tant qu'agent d'une action langagière, et celles des mondes collectivement construits.

Lorsqu'il (re-)produit un type de discours, l'agent apprend certes à mobiliser les ressources linguistiques qui lui sont appropriées, ainsi qu'à gérer leurs relations d'interdépendance.

Mais au-delà de cet apprentissage technique-linguistique, il apprend aussi à s'insérer dans les coordonnées formelles des mondes discursifs qu'ils expriment, et, en procédant à la planification interne des segments concernés (séquentialité), il apprend également à mettre en œuvre ces processus indissolublement mentaux et langagiers que sont les raisonnements : les raisonnements pratiques impliqués dans interactions dialogales (cf. Roulet & al. 1985), les raisonnements causaux-chronologiques impliqués dans les récits et les narrations (cf.

Ricœur, op. cit.), les raisonnements d'ordre logique et/ou semi-logique impliqués dans les discours théoriques (cf. Grize, 1984). Cette médiation par les types semble présenter un caractère plus contraignant que la médiation par les genres, dans la mesure où la marge d'adaptation des agents est fortement limitée par les propriétés du système de la langue et/ou par les représentations qu'il en a. Mais elle constitue néanmoins un processus de développement fondamental, dans la mesure où c'est par elle que se transmettent les grandes formes d'opérativité de la pensée humaine.

4. Conclusion

Dans le cadre de notre approche, les genres de textes constituent bien des formats de l'activité communicative ; c'est dans leur adoption/adaptation que les humains apprennent et développent les règles de l'interaction sociale ou encore les règles de l'activité qui constituent la psychologie du corps social. Mais c'est au travers de l'adoption/adaptation des types de types de discours qu'ils apprennent les règles de fonctionneemnt des diverses formes de raisonnement humain, et les types constituent de ce fait les formats de l'activité cognitive.

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Bibliographie

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Références

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