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SIGNES ET SYMBOLES

2. Icône et symbole

Après avoir mis l'accent sur le signe dans une perspective occidentale, héritière d'une théologie sacramentelle, nous aimerions insister, dans les pages suivantes, sur le symbole tel qu'il est considéré dans l'Orient chrétien. L'un des postulats de cette recherche vise à situer l'esthétique bressonienne dans le sillage d'une sémiologie donnant la primeur au signe, et l'esthétique tarkovskienne dans celui d'une sémiologie où le symbole a la meilleure part. De fait, c'est dans le cadre d'une réflexion sur l'icône que s'est développé le statut du symbole dans la théologie orthodoxe. C'est donc de l'icône, et du mode particulier de présence qui lui est associé, qu'il s'agira de partir, par opposition au signe eucharistique. Pour faire court, nous dirons que le signe est le lieu d'une présence/absence et le symbole le lieu d'une absence/présence. Le terme clé de

33 Voir l’analyse d’Un condamné à mort s’est échappé, p. 35.

cette réflexion sera la kénôse, ou plus précisément la dimension kénôtique de l'icône : à l’instar de saint Jean-Baptiste, celle-ci devra s’effacer afin de laisser advenir le Christ Seigneur.

Signe iconoclaste et symbole iconophile

J'aimerais ici partir des conclusions de l'article qu’Alain de Libera a consacré au livre de Marie-José Mondzain : Image, icône, économie34. Dans une réflexion sur les

« Antirrhétiques » de Nicéphore le Patriarche, la chercheuse précise ce qui distingue la présence eucharistique de celle de l'icône. Le médiéviste précise :

« La distinction aristotélicienne entre le signe (semeion) et le symbole (sumbolon), celle des signes naturels et des signes conventionnels, perfectionnée notamment par les stoïciens, se retrouve au fond de la querelle sur les images, dans le mesure où l'iconoclaste privilégie le signe, tandis que l'iconodoule privilégie le symbole. (…) Il y a ainsi deux types de relations imaginaires à l'invisibilité : (a) par le signe iconoclaste, (b) par le symbole iconophile35. »

Cette opposition sous-tend notre réflexion sur les modes de présence de la transcendance au cinéma. Mais avant de voir comment cette opposition s'exprime, et comme elle impose sa dynamique dans l'œuvre de nos cinéastes, précisons le contexte qui l'a vu naître.

Bien entendu, il s'agit de la querelle des iconoclastes qui embrasa l'Orient chrétien et à laquelle mit un terme le VIIe et dernier concile œcuménique, le concile de Nicée. Sans entrer dans le détail de la polémique, revenons à la lecture que Marie-José Mondzain fait des « Antirrhétiques » : elle nous permettra de préciser l'archè de l'icône avant d'étudier dans le détail la fonction du symbole dans ce cas précis.

La relation à la transcendance propre à l'icône

C'est en terme de relation (skhésis) que Nicéphore, s'inspirant des catégories aristotéliciennes, définit l'icône. Elle n'est pas le lieu de présence en tant que telle — car l’on tomberait dans l'idolâtrie que dénoncent les iconoclastes —, mais elle instaure le regard divin qui saisit l'orant vénérant l'icône, et qui adore, par ce biais, le prototype dont elle est l'image artificielle. Paradoxalement, l'icône est le lieu d'une absence, d'un vide, et marque un retrait. Celui de l'incarnation même :

« L'icône est vers le Christ qui ne cesse de s'en retirer. En son retrait, il confond le regard pour se faire œil et regard à son tour. On ne peut comprendre la nature de ce retrait qu'en le pensant alors sous le double registre qui le constitue. Le premier porte la

34 Alain de Libera : « Voir l'invisible » in Critique n°589-590, pp. 419-432.

35 Id., p. 431.

marque de l'absence du modèle. La propriété anagogique de l'icône nous conduit en un lieu dont elle est l'itinéraire, la piste. Le terme de la vision iconique est le regard de l'icône dans la volte ininterrompue des face-à-face36. »

Alors que la présence ferait d'elle une idole — c'est la critique fondamentale des iconoclastes —, l'absence propre à l'icône la préserve de toute idolâtrie. Mieux, elle en fait un double du principe incarnationnel :

« L'icône dit tour à tour le deuil et la résurrection. La chair de l'icône tend vers ce que fut la chair de la résurrection qu'elle commémore et dont elle maintient la promesse.

L'icône du Christ est vide de sa présence charnelle et réelle — ce en quoi elle diffère radicalement de l'eucharistie —, mais est pleine de son absence qui, par la trace qu'elle laisse et le manque qu'elle incarne, produit l'essence même du visible37. »

Bien sûr, l'icône instaure une présence, un regard, mais il ne s'agit en aucune manière de la présence propre au signe eucharistique. S'il y a kénôse au cœur de l'icône, c'est qu'elle s'abaisse afin de laisser place à une transcendance au-delà du sensible, fût-il revêtu des atours chatoyants propres aux icônes38. Le visible se doit d’être dépassé pour atteindre l’invisible. En ce sens peut-on aussi parler de perspective inversée, où ce n'est pas tant le point de vue de l'orant qui prime, que celui de Dieu sur ce dernier.

Présence réelle et présence symbolique

Au sein de la polémique entre iconoclastes et iconodoules se trouve la distinction entre la présence réelle des Saints Dons et la présence icônique. Le Père Boulgakov, dans son ouvrage L'icône et sa vénération, revient avec force sur cette distinction indispensable :

« dans les [Saints] Dons, le Seigneur est présent substantiellement ou réellement (præsentia realis) ; néanmoins sans image, mystiquement. (…) Au contraire, dans l'icône, nous avons une image visible du Christ mais sans réalité, sans son être substantiel. La puissance des Saints Dons tient à leur identité réelle avec le corps du Sauveur et, son être étant invisible, avec lui-même. La puissance de l'icône, en revanche, tient à l'identité de la pensée noétique, de la pensée-image avec son prototype, mais seulement comme image, non comme réalité39. »

36 Marie-José Mondzain, Image, icône, économie, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1996, p. 117.

37 Id., p. 123.

38 En termes cinématographiques, et dans la perspective tarkovskienne, l'on pourra dire que tous les moyens esthétiques — chatoiement des matières, abondances des symboles — ne sont mis en œuvre que pour mieux nous conduire au-delà du sensible vers une présence qui nous échappe mais qui scintille à chaque instant. Totalement différente est l'approche bressonienne, qui exclut en apparence tout symbole, pratique une ascèse drastique afin de révéler au sein des objets, des gestes mêmes, la présence du Divin.

Nous y reviendrons.

39 L'icône et sa vénération, L’Âge d’Homme, coll. Sophia, p. 83.

De l'icône au symbole

Pour conclure cette rapide réflexion sur l'icône, signalons en quel point elle recoupe la définition du symbole, lien entre deux mondes, ceux du visible et de l'invisible. Jean Borella développe dans le Mystère du signe une puissante réflexion sur le symbole. Dans la première partie de son ouvrage, il tente de discerner par la négative ce qui fait l'essence du symbole.

« Ni présence pure, ni pure absence. Pure absence [le symbole] n'existerait pas et ne pourrait pas faire signe. Pure présence, il serait la réalité même et tout serait déjà donné.

Ces deux aspects du symbolon sont donc dialectiques. Dans sa réalité présente, il est habité constitutivement par une absence qu'il rend présente d'une certaine manière : faire voir ce qu'on ne voit pas, c'est-à-dire faire voir d'abord ce qu'on ne voit pas et dont, sans lui, nous n'aurions pas conscience, voilà le rôle du symbolon. Mais, inversement, cette absence n'est pas la négation pure et simple de cette présence ; au contraire, elle la fonde et l'accomplit, elle lui donne son sens et sa réalité, puisque la présence vestigiale et fragmentaire ne révèle sa véritable nature qu'à la condition d’être complétée, totalisée, intégrée dans la perfection de la figure visible40. »

Dans sa réalité physique, le symbole annonce ce qu'il est dans son essence fondamentale, trait d'union entre l'ici et l'ailleurs.

La symbolique et ses symboles

Sans remonter jusqu'au Pseudo-Denys l'Aréopagite41 — pourtant référence incontournable de l'Orient chrétien —, l'on peut aisément esquisser la « liste » des symboles récurrents dans l'icône comme autant de relais avec l'au-delà. Nous retrouverons, dans l'œuvre de Tarkovski, tel ou tel de ces symboles dont les significations sont très proches.

Comme nous l'avons évoqué précédemment à propos de la liturgie chrétienne, l'eau et le feu sont régulièrement présents dans les icônes orthodoxes. L'eau du Baptême du Christ, du lavement des pieds, celle qui s'écoule du côté du Crucifié, à chaque fois symbole de purification. Le feu, ensuite, dans le char portant Élie, langues de feu sur les Apôtres à la Pentecôte, ou fleuve de feu au Jugement dernier… La terre participe aussi de la Révélation : elle se soulève lors de la Nativité, et lors de la Résurrection pour permettre la descente aux Enfers ; elle est irradiée le jour de la Transfiguration et accueille le Christ lors de la mise au tombeau. Enfin, c'est la présence des arbres, des

40 Le Mystère du signe, Maisonneuve & Larose, p. 84.

41 Au-delà d'une réflexion de fond sur les symboles sacrés, « images claires de spectacles ineffables et merveilleux », l'œuvre du Pseudo-Denys fait la recension de divers symboles qui correspondent à autant de réalités spirituelles dans les Saintes Écritures : le feu, les formes humaines, les vents, les nuages, les chevaux. Cf. Œuvres complètes du Pseudos-Denys l’Aéropagite, Aubier, coll. Bibliothèque Philosophique, 1943.

plantes et des animaux qui rendent grâce à telle ou telle occasion. La terre entière est ainsi appelée à devenir le temple de Dieu42.

La tâche de l'herméneute

La tâche principale de l'herméneute sera d'assigner au symbole son exact référent. Le risque — nous l'avons déjà souligné — tient à l'opacité même du symbole : ce dernier peut faire écran, tandis que la difficulté inhérente au signe est au contraire sa transparence. On pourrait s'arrêter à la chatoyance du symbole, ou manquer ce qui nous fait signe. Le dernier écueil, enfin, serait de fermer la signification au lieu de la

« suspendre » et de laisser advenir la poétique qui lui est propre.

42 En ce qui concerne les couleurs dans les icônes, nous renvoyons au texte du Père Paul Florensky, « Les Signes Célestes », où il développe quelques réflexions sur la symbolique des couleurs. Cf. La Perspective inversée, L’Âge d’Homme, coll Sophia, 1992, pp. 63-66.