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DEVANT LE TEMPS

PLANS-SEQUENCES ET ELLIPSES

2. Stalker : le temps de l’intériorité et de la quête

« Dans Stalker, Tarkovski façonne ou plutôt déforme le temps pour qu’il représente un contenu opposé à sa signification : l’image du temps suggère l’intemporalité, le monde humain d’où le temps est absent.250 » Dans le prolongement de cette lecture faite par Andràs Kovàcs Bàlint et Szilàgyi Akos, nous allons voir comment la Zone, faisant sortir les hommes qu’elle accueille hors du temps de la catastrophe, les inscrit dans le temps de la quête251, où veille et rêve coexistent, ouvrant de nouvelles portes sur l’éternel et l’infini. Dans ce cadre, trois séquences déjà évoquées retiendront plus particulièrement notre attention : l’entrée dans la Zone, le songe du Stalker, et la Chambre des désirs.

L’entrée dans la Zone

Une séquence à nulle autre pareille dit le passage du temps arrêté de l’histoire, le temps de la mort252, au temps de la quête et de la vie : c’est celle de l’entrée dans la Zone. Situons en quelques mots la séquence. Une trinité d’homme — un passeur, un scientifique et un écrivain — se rendent dans une zone sinistrée où se trouve une

« chambre des désirs » qui a pour particularité de réaliser les souhaits les plus profonds de ceux qui y pénètrent. À la suite de Danièle Dubroux, nous avions souligné la dimension sacrée, similaire à celle d’un temple, de cet espace singulier253. Nous avions aussi montré comment l’usage des couleurs — la sépia avant l’entrée dans la Zone, la couleur pour celle-ci, et l’alternance de noir et blanc, de couleur et de sépia pour la séquence du rêve — délimitait à son tour des registres différents de signification254. Nous allons présenter maintenant le rôle du temps et la façon dont il dicte au mouvement sa loi, imprimant au récit diverses couches de sens.

La séquence qui décrit la traversée de la frontière séparant la « civilisation » de la Zone dure en gros seize minutes. Les douze premières comportent une vingtaine de plans, tandis que le dernier quart (la séquence de la draisine dure environ quatre minutes) ne contient pas plus de quatre plans. C’est dire qu’à la grande nervosité du

250 Les Mondes d’Andrei Tarkovski, coll. Histoire et théorie du cinéma, L’Âge d’homme, Lausanne, 1987, p. 133.

251 Alors qu’Andrei Roublev confronte le temps de l’histoire collective au temps intérieur et personnel de l’artiste en recherche de vérité et de sagesse, il semble que Stalker délaisse assez vite le premier pour, une fois entré dans la Zone, ne se consacrer qu’au temps intime et individuel de la quête.

252 Pour Andràs Kovàcs Bàlint et Szilàgyi Akos, le temps hors de la Zone est comme figé, ayant perdu sa direction, sa signification. Pénétrer la Zone avec le Stalker, c’est redonner son sens au temps.

253 Cf. supra p. 70.

254 Cf. supra p. 75.

début, succède une scène relativement apaisée qui suggère un véritable étirement du temps.

Une zone industrielle. Il pleut faiblement. Plan d’ensemble. Les trois hommes rejoignent une Land-Rover, et prennent place. Le Stalker démarre et la voiture change de rue. Au bout de celle-ci, il s’arrête et, debout, repère les alentours, avant de se rasseoir. Arrivé dans une autre rue, il stoppe net la voiture. Anticipant une menace, il intime à chacun l’ordre de se coucher et bondit hors du véhicule. Au loin apparaît une moto. Gros plan sur le soldat. À l’arrière-plan, la jeep, apparemment inoccupée. Une fois la moto éloignée, les protagonistes repartent. Face à la porte d’un hangar, la Land-Rover s’arrête. Le Stalker demande à l’Écrivain de repérer les lieux.

La jeep démarre alors qu’une locomotive arrive. La voiture reprend l’Écrivain sur une autre rue. Fait marche arrière lorsque le Stalker aperçoit à l’arrière-plan le side-car d’un policier qui arrive, enfourche la moto et démarre. Plan de demi ensemble : hors de la jeep, le Stalker observe la route avant de reprendre le volant et de s’éloigner au loin. Panoramique. Un homme ouvre un portail et la locomotive apparaît. La jeep s’engouffre dans la brèche. L’homme referme le portail après leur passage. Le motard s’éloigne. La jeep se cache dans un nouveau hangar. Petit dialogue entre les hommes.

Le Stalker sort de la voiture, fait le guet. L’homme du portail s’éloigne. Petit soliloque de l’Écrivain en gros plan. Le dialogue entre le Stalker et le scientifique reprend.

Le poste frontière. Plan d’ensemble. La locomotive approche. Les soldats l’inspectent. Pour le passeur, c’est comme un signal. Avec le scientifique, il rejoint la voiture et suit la locomotive. Les hommes armés font feu. Malgré la fusillade, la voiture passe. Enfin à l’arrêt, le Stalker propose à l’Écrivain de trouver la draisine. Une rafale de mitraillette le cloue au sol. Le scientifique le rejoint et le remplace. Il trouve la draisine, fait signe aux autres de le rejoindre. Derniers conseils du Stalker avant le départ. La draisine démarre avec ses trois passagers. Ils sont maintenant hors d’atteinte, la traversée commence. Dès lors, la séquence n’est plus que nuques en gros plan, rythmée par le cliquetis des roues sur les rails qui se transforme peu à peu en une musique aussi concrète qu’abstraite255.

Dans la première partie de cette séquence de transition, nous sommes encore dans l’image-mouvement : c’est le mouvement qui détermine le montage et le temps256. Nous avons une alternance de scènes plus ou moins nerveuses, un découpage relativement serré, avec des moments d’attente, de tension, de danger et de suspense, soit des respirations relativement différentes. À la limite, cette partie de cache-cache avec la police s’inscrit dans une forme de cinéma classique où l’action détermine tout.

L’espace pour sa part devient labyrinthique, difficile à recomposer, signe du désordre et du chaos. C’est le choc frontal avec l’Histoire qui est ici représenté — comme lors du sac de Vladimir dans Andrei Roublev.

255 Pour une description plus complète de cette séquence cruciale, voir le « découpage plan par plan » rédigé par Alexandre Gouzou dans L’Avant-Scène Cinéma, n° 427, décembre 1993, pp. 18-25.

256 Il faut souligner qu’apparaît déjà ici le montage dans le plan : c’est à l’intérieur du même plan que cohabitent plusieurs événements, et que les changements de point de vue se succèdent.

Une fois que la draisine a démarré, la temporalité change complètement. Ici, le mouvement se subordonne au temps : nous avons basculé du côté de l’image-temps et de l’intériorité. La séquence est distendue et semble s’allonger à l’infini. C’est le temps qui dicte aux plans leur durée. Celui des hommes est quasi-suspendu. Les gros plans de ces nuques ont quelque chose de métaphysique257. Chacun est vu séparément, perdu dans ses pensées, regardant dans une direction différente : le Stalker tendu vers l’immédiat avenir dans la Zone, le scientifique, comme à l’affût, entre passé et futur, l’Écrivain tourné vers l’arrière et souvent replié sur lui-même. Le rythme quasi-musical de la séquence suggère un voyage hors du temps et de l’espace.

La bande-son, quant à elle, transforme les bruits de la draisine en musique concrète, ce qui accentue, par sa dimension répétitive, l’aspect hypnotique de la scène.

De fait, il ne se passe rien — ou presque. De chaotique lors du passage de la frontière, le parcours se fait linéaire. De loin en loin, on aperçoit l’univers industriel en friche.

L’attente devient pure, méditative, peu à peu délestée de toute tension extérieure. Et chacun des protagonistes de lâcher prise, entre projet à réaliser, désarroi existentiel et relatif abandon. À son tour le spectateur d’être pris dans la ronde et d’oublier tout souci du monde. Nous sommes aux portes du mystère : le pèlerinage va véritablement commencer258.

Le songe du Stalker

Une fois la Zone pénétrée et les premières difficultés rencontrées, les trois pèlerins font une pause avant de s’approcher de la Chambre des désirs. Le scientifique a grignoté quelque chose, l’Écrivain et le Stalker vont faire un petit somme. Le chercheur les rejoint. Chacun a trouvé sa place sur les rochers moussus, entre deux larges flaques d’eau. Une discussion assez acide s’ensuit entre l’Écrivain et le Professeur. Plan moyen en plongée sur ce dernier.

Première brèche dans le récit. Alors que les deux protagonistes continuent de s’invectiver, un plan d’ensemble montre un chien noir qui attend, puis vient vers la caméra. Plan moyen sur le Stalker en position fœtale, le visage tourné vers la terre. De la couleur, on passe au noir et blanc. Gros plan sur l’eau et panoramique qui nous mène à la tête du Stalker. Il tourne la tête vers la caméra. Retour à la couleur. L’Écrivain l’interroge sur la motivation des « visiteurs » de la Zone. Zoom très lent sur le Stalker qui tourne la tête vers lui, puis ferme les yeux.

Noir et blanc. Plan d’ensemble. Le Stalker est allongé au centre de l’image. Le chien noir vient vers lui et se couche à ses côtés. Une musique électronique vient, par douces vagues, bercer la scène. Couleur. Gros plan sur la nuque du Stalker et

257 Pour Lévinas, une nuque peut aussi évoquer le Visage. Cf. supra note 78, François Poirier, Emmanuel Lévinas, essai et entretiens, Actes Sud, coll. Babel, 1996, p. 166.

258 Cf. supra p. 75.

panoramique sur les pages d’un livre dans l’eau. Plan rapproché de l’Écrivain. Reprise du dialogue entre les deux visiteurs. Plan rapproché du Professeur. Léger zoom.

Plan d’ensemble sur le vent qui souffle des colonnes de poussières sur l’étendue boueuse d’un marécage. En off, bruit du vent. Puis plan rapproché sur Stalker, le regard perdu dans le vide. La voix de sa femme chuchote l’Apocalypse. Retour au noir et blanc. Stalker dormant et surface d’eau. Long travelling ascendant. Le son apaisant d’une flûte mêlée à la musique électronique remplace le récit de la voix off. Viennent ensuite une seringue, des morceaux de métal rouillés, un miroir brisé, des petits poissons dans une espèce de récipient de verre, des pièces de monnaie et un fragment de peinture (Saint Jean-Baptiste), une mitraillette… et la main du Stalker.

Retour à la couleur. De nouveau le chien noir en plan d’ensemble. Le Stalker en plan rapproché se redresse. Récit des pèlerins d’Emmaüs… On découvre le Professeur et l’Écrivain couchés. Ils se réveillent. Plan rapproché du Stalker. Puis travelling sur les rochers moussus qui s’ouvre sur un large panorama d’une immense étendue d’eau paisible qui est bordée d’arbres. Réflexions du Stalker sur l’art qui répondent à la discussion du Professeur et de l’Écrivain. Non, l’art n’est ni inutile, ni désintéressé.

Plan rapproché du Professeur et de l’Écrivain. Fondu au noir.

Outre les changements de couleurs délimitants des zones spirituelles distinctes, couleurs pour la veille et noir et blanc pour le rêve259, cette séquence frappe par la douceur de sa tonalité d’ensemble et ce, malgré les échanges acerbes entre l’Écrivain et le Professeur. La nature a une présence apaisante et maternelle260. Les plans sont lents et les mouvements de la caméra ne sont jamais brusques. Par rapport à la première partie de la traversée, un net ralentissement s’est opéré. Des visions inspirées nourrissent les songes du Stalker. C’est donc à une véritable immersion dans son intériorité que nous assistons. Par là s’ouvre une nouvelle porte sur l’invisible, par là se communique le divin, à l’instar des nombreux rêves qui ponctuent les Écritures261. L’expérience du temps intérieur débouche ainsi sur le temps du mystère et de la révélation, même si cette dernière reste d’ordre privé.

Différents registres cohabitent dans cette séquence, mais unifiés dans une temporalité unique et s’écoulant harmonieusement les uns dans les autres262. Seul le changement de couleur les distingue. Premier plan pivot : la colonne de poussière

259 Cf. supra, p. 76.

260 Contrairement à la séquence d’Andrei Roublev décrite plus haut, nous n’avons plus affaire au spectacle d’une nature réconciliée, mais à la fusion complète du personnage principal avec elle. D’où la position fœtale des protagonistes, lovés dans la matière aqueuse (terre, mousse et eau) qui les enveloppe comme une matrice.

261 Le rêve est le lieu même du « lâcher prise ». Ce n’est plus le triomphe de la conscience, de l’intentionnalité, de la pro-tension ou de la ré-tension propre à l’acte cognitif mais, au contraire, le lieu où le divin peut advenir, où le Tout Autre passe. Pensons au songe de Jacob (Gn 28, 10-18) ou de Joseph (Mt 1, 18-24). Pour le P. Paul Florenski, le rêve un des points de contact privilégiés entre l’ici et l’au-delà. Cf. La Perspective inversée, op. cit., pp. 127-128.

262 Selon le principe des « écluses » décrit par Michel Chion dans son article « La maison où il pleut ».

Art. cit.

soulevée par le vent. Là, pas de dialogues et pas encore de voix off. Seulement un mouvement mystérieux et calme à la fois qui remue jusqu’à la surface fangeuse du marécage. Cette image introduit la dimension spirituelle dans la séquence. Deux travellings d’importance la ponctuent enfin. Celui du rêve à proprement parler où se fait entendre la voix de la femme du Stalker décrivant l’Apocalypse et où l’image de Jean-Baptiste se laisse entr’apercevoir au fond de l’eau. Par ce long travelling, Tarkovski suggère l’omniprésence du spirituel dans la conscience du Stalker. Comme dans la scène de la draisine, ce plan nous ouvre à d’autres dimensions. Quant à la contemplation finale de la vaste étendue d’eau, elle permet au Stalker de défendre l’art comme ouverture au spirituel, n’en déplaise aux visiteurs qui s’épuisaient dans une querelle stérile sur l’art, son inutilité ou son prétendu désintéressement.

Au seuil de la Chambre

Arrivés au terme de leur quête, les trois hommes font face à la Chambre. Une violente altercation éclate lorsque le Professeur sort de son sac une bombe dont il arme le mécanisme. Plusieurs fois, le Stalker tente de se saisir de l’objet. Plusieurs fois, l’Écrivain s’interpose et le repousse. Le Stalker s’adresse à lui : « Pourquoi me traitez-vous ainsi ? C’est lui qui veut tout détruire. C’est votre espoir qu’il veut détruire ! Il n’est plus rien resté aux hommes sur terre. C’est l’unique endroit où l’on peut venir.

Lorsqu’il n’y a plus rien à espérer… » L’échange entre le Stalker et l’Écrivain se poursuit quelques instants, intense mais désespéré. Puis la tension retombe.

Plan d’ensemble des trois hommes devant la Chambre, à droite du cadre. Debout face à la pièce, l’Écrivain s’interroge à voix haute. Le Stalker, effondré, est assis par terre. Le Professeur reprend son souffle agenouillé, se passe de l’eau sur la gorge. L’Écrivain manque de basculer dans la Chambre, le Stalker le retient par la ceinture. Il s’assoit visiblement satisfait. Muni de la bombe, le Professeur se lève, puis la démonte. Il jette le détonateur dans la Chambre. Le professeur est cadré plein pied, alors que la caméra se trouve désormais dans la Chambre. Il s’avance vers l’Écrivain et le Stalker, toujours assis, et déclare : « Alors je n’y comprends rien. Quel sens cela avait-il de venir ici ? »

Lent travelling arrière. Le Professeur continue de dévisser sa bombe. Puis s’assoit dos à l’Écrivain. Le travelling arrière reprend. Au premier plan, une large pièce d’eau. La pièce se teinte d’une couleur dorée, pareille à celle des icônes. Stalker dit qu’il aimerait s’installer ici, avec sa femme et son enfant, à l’abri de tout danger. Puis la pièce s’assombrit. Un premier coup de tonnerre éclate. Une pluie dense tombe donnant à l’ensemble une luminosité exceptionnelle. Les trois hommes regardent longuement l’averse jusqu’à ce qu’elle cesse. Le professeur jette le reste de la bombe dans l’eau.

Enfin, on entend le bruit d’un train qui se rapproche…

Trois pèlerins au seuil de la Chambre.

Une fois encore, à une scène d’une relative tension succède un moment d’apaisement

— ultime cette fois. Le plan-séquence ne dure pas moins de quatre minutes. La menace est passée et, bien que ni le Professeur, ni l’Écrivain, ne soient entrés dans la Chambre, ils peuvent contempler désormais ensemble, ayant enfin abandonné leurs désirs et leurs projets, l’infranchissable mystère. Comme dans la vision de Moïse, l’essentiel reste invisible263. Et comme dans la Transfiguration du Christ, le Stalker, tel l’Apôtre Pierre, aimerait dresser sa tente et demeurer là, loin de la folie des hommes.

La figure du travelling dit la contemplation, le face à face avec l’invisible264. Nous prenons du champ avec ce monde. Le cours du récit, un moment durant, s’estompe. Au seuil du mystère, il ne reste que le silence. Ici, le temps semble définitivement suspendu. Et celui de Dieu a enfin rejoint celui des hommes. Seuls le changement de couleur et le passage de l’averse disent une présence surnaturelle.

Comme dans la vision du prophète Élie (1 R 19, 9-12), Dieu n’est ni dans l’ouragan qui fendit les montagnes, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans « le souffle d’un petit vent ».