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SIGNES ET SYMBOLES

II. Andrei Tarkovski : pour une présence symbolique

2. Stalker : les mystères de la Zone

Avec Stalker, l’art de Tarkovski atteint son sommet. Jamais l’unité entre la forme et le fond, le propos et l’art du cinéaste n’a été aussi grande et, même si les œuvres ultérieures connaîtront des beautés plus fulgurantes encore, jamais elles ne retrouveront une telle cohérence. Dans un regard rétrospectif, Tarkovski lui-même en convient : « De L’Enfance d’Ivan jusqu’à Stalker, j’ai essayé d’éviter de plus en plus l’agitation extérieure en concentrant l’action à l’intérieur des trois unités classiques. De ce point de vue, la structure d’Andrei Roublev me paraît trop décousue et incohérente163. » C’est dire que nous pénétrerons à pas de loup cette œuvre, à la manière du Stalker lui-même164, afin de mieux discerner les signes et les symboles de la transcendance dont le cinéaste a ponctué son film.

La Zone, protagoniste principal

Les deux tiers du film se passent dans la Zone. Mais ce n’est qu’au bout d’une demi-heure que l’on y accédera, après une approche aussi méticuleuse que complexe. Il s’agit pour le cinéaste de mettre en place le récit, de présenter cette trinité d’hommes (le Stalker, l’Écrivain et le Savant) qui s’apprête à la parcourir. Au seuil du film, le texte suivant avertit le spectateur :

« “Qu’est-ce que c’était ? La chute d’une météorite ? La visite des habitants de l’abîme cosmique ? Ça ou autre chose dans notre pays s’était produit, le miracle des miracles : la ZONE. On y envoya des troupes. Elles ne revinrent pas. On encercla la Zone de cordons de police. Et on fit bien… Enfin, je n’en sais rien.” Extrait de l’interview du Professeur Wolles, prix Nobel, accordé à l’envoyé de la “RAI”165 »

Dans cette Zone se trouve la « chambre des désirs », objet de toutes les convoitises : on dit que les vœux les plus chers s’y réalisent. Seul le Stalker, ce passeur, ce guide un peu illuminé, peut y conduire. L’accès en est interdit et les expéditions périlleuses.

Mais que représentent véritablement la Zone et cette « chambre des désirs » ? Tarkovski, qui veut couper court à toute spéculation, s’écrie : « La Zone ne symbolise rien, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit dans mes films. La Zone, c’est la Zone. La Zone c’est la vie. Et l’homme qui passe à travers se brise ou tient bon166. » Alors la Zone, une simple métaphore ? Convenons du moins avec le cinéaste, de l’aspect

163 TS p. 189.

164 Stalker vient du verbe anglais to stalk qui veut dire approcher furtivement.

165 L’avant-scène cinéma a publié le découpage plan à plan et les dialogues in extenso de Stalker, dans le n° 427, en décembre 1993. C’est à cette traduction que nous nous réfèrerons désormais.

166 TS p. 182.

métaphorique de la Zone : la Zone c’est la vie. A contrario, tout ce qui entoure la Zone représentera la mort ! Mais peut-on s’en arrêter là ? À Tonino Guerra qui l’interroge pour Télérama, Tarkovski déclare : « L’existence, dans la Zone, d’une “chambre” où se réalisent les désirs sert uniquement de prétexte à la découverte de la personnalité des trois protagonistes167. » Passons outre ce mur de défense, et avançons prudemment, aidés de ces passeurs parfois inspirés que sont les critiques de cinéma : nous verrons ainsi la multiplicité des interprétations possibles.

« Un système très compliqué »

Il est vrai que la Zone est un lieu ambigu, où tout est à la fois mort et vivant, présence et absence, temps et non-temps, un véritable entre-deux, un seuil, comme le souligne Youssef Ishaghpour168, un non-lieu, une utopie. Mais utopie de quoi ? Pour Andràs Kovàcs Bàlint et Szilàgyi Akos, la Zone « n’est pas une allégorie, car sa signification change constamment et ne peut être définitivement cernée169. » Il est vrai que la Zone est un « système très compliqué » comme le souligne le Stalker, qui poursuit :

« Il y a plein de pièges, qui sont tous mortels. J’ignore ce qui s’y passe en l’absence des hommes, mais dès qu’ils apparaissent tout se met en mouvement. Des pièges disparaissent, d’autres les remplacent. Des endroits qui étaient sûrs deviennent infranchissables. La route devient simple et facile, ou bien semée d’embûches. C’est ça la Zone. On pourrait la croire capricieuse, mais à chaque instant… elle est ce que nous l’avons faite… par notre propre état d’esprit. »

La zone est-elle ce désert qui nous révèle à nous-même, le Stalker son prophète, et la « chambre des désirs » ce saint des saints où apparaîtra le buisson ardent ? S’il est trop tôt pour l’affirmer, assumons-en néanmoins l’hypothèse. Pour Louis Marcorelles,

« la Zone, c’est notre planète à la veille de l’explosion atomique, un continent perdu, pas tellement dans le temps et dans l’espace que dans son âme. Le Stalker prêche dans le désert, fébrile, fou, conscient que le monde va à sa ruine170. » D’un revers de la main, Danièle Dubroux des Cahiers du Cinéma, écarte une lecture strictement politique : « Il y a une lecture réductrice du Stalker de Tarkovski, une lecture brechtienne, si l’on veut : ce film cacherait un message politique derrière la parabole, les symboles et les propos rompus de trois figures éponymes, un guide, un écrivain et un savant171. » S’il n’est pas

167 Télérama, 13 juin 1979.

168 Cinéma contemporain, De ce côté du miroir, op. cit., p. 306.

169 Les Mondes d’Andrei Tarkovski, op. cit., p. 132.

170 Le Monde, 19 novembre 1981.

171 Cahiers du Cinéma, n° 330, décembre 1981. Au contraire, Didier Goldschmidt insiste : « La signification politique du film se lit de manière évidente : la Zone encerclée, par sa nature et sa situation

interdit de chercher derrières ces miradors, ces « vopos », gardiens d’un rideau de fer symbolique, et ces décombres d’armées en déroute, les vestiges de la dernière guerre mondiale ou de la guerre froide, de telles images « ne sont pas pour autant l’illustration

“rusée” d’une métaphore politique menaçante ou édifiante à décrypter ». Exit donc, la réduction au politique.

« La structure d’un temple »

Si la critique des Cahiers compare l’œuvre à un véritable dialogue platonicien, elle le situe dans un espace mental qui est celui, très physique, d’un temple. Alors que Stalker « dépeint un monde où les temples, les cathédrales ont volé en éclats, pulvérisés par quelque catastrophe », autant dire un monde sans Dieu,

« la structure du temple demeure comme architecture spatiale, immatérielle, intemporelle, à l’intérieur de laquelle les trois hommes avancent. C’est un temple-concept, mais dont les contours semblent naturellement recréés par leur procession dans le sanctuaire (ce couloir-boyau creusé dans la grotte) qui mène à la chambre sacrée. Les trois personnages s’arrêteront à l’antichambre (le pronaos) car l’image du dieu leur reste invisible, faute de foi pour l’animer.172 »

Temple, procession, pronaos, c’est l’espace même du sacré qui se dessine là. Et le Stalker d’être son prêtre et son prophète, au sens étymologique de ce dernier terme : animé par la foi, il voit la réalité à laquelle ses compagnons restent insensibles.

Va pour le temple, mais temple de quoi ? Pour Emmanuel Carrère : « la Zone est le dernier refuge de la Foi, la dernière chance de l’Amour, le refuge de la Transcendance.173 » Quant au Stalker, cette espèce de mercenaire, c’est, pour le critique, un avatar du prince Mychkine, d’Aliocha Karamazov, un fou qui a créé de toute pièce cet endroit pour réveiller la foi de ses hôtes. Interprétation corroborée par Tarkovski :

« c’est [le Stalker] qui a créé cet endroit, pour y promener des gens, pour les convaincre de la réalité de sa création : ainsi les objets dans l’eau, le feu qu’il a allumé et qui, jusque-là, brûlait de manière invisible pour eux. J’accepte pleinement l’idée que ce monde a été créé par le Stalker, en fait pour créer une foi, la foi dans sa réalité174. »

Notons qu’à l’instar de son personnage, Tarkovski a créé cet endroit dans l’espace même du film, redoublant l’acte créateur de son personnage — à moins, qu’à l’inverse,

même, la liberté et la différence qu’elle préserve en son sein, est, d’une manière évidente, une figure de toutes les dissidences. » Y compris spirituelle ? Cinématographe, n° 72, 1981.

172 Danièle Dubroux, in Cahiers du cinéma, art. cit.

173 Positif, n° 247, p. 20.

174 Entretien accordé à Aldo Tassone, Positif, n° 247, p. 26.

le Stalker ne soit le véritable metteur en scène du film175 ? Puis le cinéaste de préciser ce qu’il entend par « foi » : « sans elle, l’homme est privé de toute racine spirituelle, il est comme aveugle. (…) dans cette période de destruction de la foi, ce qui importe au Stalker, c’est d’allumer une étincelle, une conviction dans le cœur des hommes176. »

Un parcours initiatique

Le chemin emprunté par les trois protagonistes tient dès lors du parcours initiatique qu’il soit, ou non, élaboré par le Stalker. Au seuil de ce périple interprétatif, Jacques Gerstenkorn et Sylvie Strudel mettent en garde l’interprétant qui s’aventure dans cette forêt de symboles, rejoignant les hypothèses qui motivent notre recherche :

« le spectateur, s’il veut saisir le sens allégorique du récit, doit-il s’efforcer de regarder la Zone avec les yeux du Stalker, d’épouser sa vision religieuse du monde, de retrouver la dimension du sacré. Il doit garder constamment à l’esprit que le parcours spatial, qui mène de l’espace social à la Chambre, est en vérité pour le Stalker, un parcours initiatique, qui doit mener ses passagers d’un monde sans Dieu à la révélation de l’Esprit177. »

Car c’est à un jeu de l’oie allégorique, où chaque signe peut devenir symbole, que nous invite le cinéaste à la suite du Stalker. Pour ne pas s’égarer et relever l’essentiel, il faut une véritable conversion du regard, « être attentif » comme le clame le diacre durant la divine liturgie de saint Jean-Chrysostome. En effet, c’est à une véritable liturgie que nous convie Tarkovski. Et elle ne vise rien moins que la conversion de notre cœur.

Anticipant sur nos remarques ultérieures, notons que l’identification entre le cinéaste et le Stalker, le spectateur et les hôtes de la Zone doit jouer à plein. Bienvenus dans cette perichorèse où dansent, à l’instar des trois protagonistes, le cinéaste, le Stalker et le spectateur… sans oublier Dieu, dans les coulisses. Corroborant l’approche de Gerstenkorn et Strudel, Antoine de Baecque écrit :

175 « Imaginez un homme, moi si j’étais très riche, qui créerait de toutes pièces un monde, une maison, et y amènerait ses amis, afin de créer une certaine impression. (…) Ce serait une expérience, une sensation fascinante. C’est la base de la création, dans ce que l’on pourrait appeler le métier de Stalker. » Ibid., p. 26. Alors, Tarkovski, véritable bâtisseur de cathédrale ?.

176 Id., p. 24.

177 Jacques Gerstenkorn et Sylvie Strudel : « La quête de la foi ou le dernier souffle de l’esprit » in Études Cinématographiques, n° 135-138, 1961, pp. 84-85. Dans une note, ils rappellent « la solidarité du symbolisme et de l’interprétation que Paul Ricœur retenait en révélant que “la forme de l’interprétation est relative à la structure théorique du système herméneutique considéré” (Le Conflit des interprétations,

“Existence et herméneutique”, Paris, Seuil, 1969). Dans le cas de Stalker, compte tenu de la vision théologique du héros, la stratégie interprétative se rattache à l’herméneutique chrétienne, et se réfère, d’une manière plus précise, à la tradition orthodoxe. » Id. p 100.

Stalker : une trinité d’hommes au pied d’une croix.

« Perdus dans un lieu décomposé entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, les personnages tarkovskiens n’ont qu’un repère : la topographie religieuse qu’ils traversent. Les “forêts de symboles” sont ici plantées de croix et couronnées d’épines.

Heureux ceux qui s’accrochent à ces points fixes, ils trouveront leur chemin dans l’espace, celui qui doit les mener à la croyance ; les autres, ceux qui ne se coiffent d’épines que de façon désinvolte (l’écrivain) ou rebroussent chemin au mépris des dangers (le professeur) ne trouvent dans l’espace tarkovskien qu’un cul-de-sac, celui qui leur ferme l’accès à la chambre des désirs178. »

Bien entendu, point n’est besoin d’avoir la foi pour « entrer » dans un film de Tarkovski. Mais la grille de lecture suggérée par le cinéaste est éminemment religieuse et profondément imprégnée de symboles bibliques.

Récapitulons donc les symboles qui ponctuent cette marche. Premier d’entre-eux, à l’entrée de la Zone, la croix dessinée par un poteau télégraphique et pointée par le Stalker au commencement du parcours : « Le premier point de repère est ce dernier poteau » indique-t-il. Ainsi, comme le soulignent Jacques Gerstenkorn et Sylvie Strudel, « notre attention est attirée sur le lien qui unit la signification du symbole à sa position dans le déroulement du récit. L’efficacité du symbole dans Stalker tient à la qualité de son intégration à la quête : il est toujours en situation179. » Ensuite, viennent successivement : le vent qui souffle sur l’Écrivain, alors que, désobéissant aux injonctions du Stalker, il s’avance vers la chambre des désirs et qu’une voix, venue de nulle part, lui ordonne de ne plus bouger (off, un chœur se fait entendre et un voile transparent s’abat). Autant de signes qui attestent la présence du divin. À la suite d’une allusion faite par l’Écrivain au manque de foi de Pierre (Mt 15, 22-23), le Stalker s’accroche aux montants d’une échelle qui rappelle celle de Jacob (ce fou de dieu n’est-il pas, à l’instar du Christ, un lien entre la terre et le ciel ?).

Citations bibliques

L’eau qui gronde peut renvoyer aux sources ouvertes par Moïse (Ex 17, 1-7) ; le brasier qui rougeoie, au buisson ardent (Ex 3, 1-6) ; le vent qui soulève la terre en tornade au souffle de l’Esprit ; la lecture de l’Apocalypse (Ap 6, 13-17) s’accompagne d’un long travelling sur l’eau qui passe par un détail du polyptyque de Van Eyck (le saint Jean-Baptiste de l’Adoration de l’Agneau mystique180), recouvert de pièces de monnaie (l’argent des marchands du Temple ?), et s’achève par une citation de l’Évangile de Luc, les disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-25) :

178 Andrei Tarkovski, op. cit., p. 96.

179 Études Cinématographiques, n° 135-138, p. 88.

180 Huile sur bois, Cathédrale Saint-Bavon, Gand.

« Ce jour-là, deux d’entre-eux… allaient vers un village situé à… appelé… et s’entretenaient de ce qui s’était passé. Et pendant qu’il parlaient… lui s’approcha et fit route avec eux. Mais leurs yeux ne pouvaient pas le voir… si bien qu’il ne le reconnurent pas. Il leur dit : de quoi parlez-vous… et pourquoi vous êtes tristes ? l’un d’eux, appelé… »

La traversée du tunnel dont les montants successifs s’apparentent au squelette d’une baleine, rappelle l’épreuve de Jonas ; le passage d’un bassin, une liturgie baptismale ; épuisé, l’Écrivain s’assoit au bord d’un puits, tel le Christ lors de la rencontre avec la Samaritaine (Jn 4, 1-39), puis se couvre d’une couronne d’épines en guise de provocation ; les trois hommes réunis dos à dos, en face de la chambre des désirs, figurent la Trinité (l’image se pare alors d’une magnifique lumière dorée) ; enfin, un poisson, symbole christique par excellence181, apparaît à côté de la bombe désamorcée par le scientifique182.

Mise ainsi bout à bout, la symbolique évoquée a quelque chose de trop raide et de trop systématique, ce qui semble trahir l’intention même du cinéaste. Toutes ces occurrences sont faites en passant, au cours du récit, et sont des allusions plus ou moins précises, plus ou moins voilées (notons que dans la citation d’Emmaüs, les noms de la ville, de Jésus ou des pèlerins sont soigneusement évités, de même que la reproduction de saint Jean-Baptiste est partiellement tronquée). Elles scintillent dans l’ombre, comme des lucioles dans la nuit, frappent (ou non) le spectateur averti. De fait, Gerstenkorn et Strudel le rappellent, « le statut allégorique d’un signe, comme l’a clairement souligné Tzvetan Todorov, demeure indécidable ; tout dépend des oreilles et des yeux du spectateur183. » Ces citations ne ferment pas le récit, n’étouffent pas les différentes lectures possibles, elles sont des ouvertures vers l’infini, des indices de la présence divine. Or dans la Zone, les signes prolifèrent et, en raison de la signification même du lieu, deviennent des symboles184.

L’eau de la terre

Plus que jamais l’eau est présente, abondante, dans Stalker. Mais contrairement à ce qui se passait dans Andrei Roublev, c’est à la terre qu’elle est intimement mêlée et

181 Les cinq lettres grecques du mot signifiant « poisson » sont les initiales de « Jésus-Christ, fils du Dieu Sauveur ».

182 Pour ne rien dire des occurrences du chiffre trois dans l’ensemble du film. Voir Gérard Pangon : « Un film du doute sous le signe de la Trinité », in Études Cinématographiques, n° 135-138, pp. 105-112.

183 Id. p. 88.

184 Face à cette avalanche de symboles, Barthélemy Amengual affiche sa perplexité lorsqu’il écrit en 1981 : « le propre des symboles est leur aptitude à la prolifération : on tire sur un fil, tout le vêtement vient. Cette dictature folle de la polysémie a bien de quoi irriter par sa démesure. Si tout n’est pas forcément dans tout, tout peut entrer dans tout et les incertitudes bondiront en cascades. » Positif, n° 247, p. 14.

rarement provient-elle du ciel. Symbole ambivalent, elle désagrège autant qu’elle régénère, détruit autant qu’elle nourrit. Elle couvre de mousse les chars, déracine les poteaux télégraphiques, corrompt des objets qui signifient la souffrance et la mort (armes et seringues rappellent l’oppression militaire et médicale). Elle recouvre aussi l’icône et cache le poisson, lave chacun des protagonistes (de leurs péchés ?), mais les sépare, au terme du périple, de la chambre des désirs. Ainsi, comme le notent Jacques Gerstenkorn et Sylvie Strudel, « l’eau, dans la Zone, est autant l’agent de la régénérescence végétale que de la régénérescence morale185. »

De fait, le voyage au cœur de la Zone tient pour les protagonistes d’un véritable pèlerinage et leur déplacement accompagne leur renaissance spirituelle. Comme le soulignent Akos et Kovàcs :

« Stalker, l’Écrivain et le Savant voyagent de la même façon que l’homme du Moyen Âge, vers le paradis où l’enfer ; ils ne quittent pas l’espace géographique réel. Le lieu de départ et d’arrivée affirme des rapports de valeurs. Le chemin mène de la “vallée des larmes”, montrée dans des tons noirs et blancs stylisés, du lieu “criminel” vers le lieu

“sacré”, riche en couleurs, de l’esclavage à la liberté, d’un espace délimité et clôturé vers un espace infini, de l’endroit sans morale à celui qui l’engendre186. »

Pour revenir à la métaphore architecturale, la Zone est cette église où l’on rentre pénitent et d’où l’on sort renouvelé, purifié de ses péchés. La cathédrale portait en elle la symbolique même du pèlerinage187. D’autant plus grand sera l’effondrement du Stalker lorsqu’il constatera le relatif échec de sa mission188.

Le jeu des couleurs

Le moment semble venu de parler des couleurs qui, dans ce film, ainsi que dans les œuvres ultérieures de Tarkovski, jouent un rôle essentiel. Déjà, dans Andrei Roublev, le passage du noir et blanc à la couleur revêtait, à la fin du film, une importance capitale : passage de l’histoire à l’art, du monde temporel au monde spirituel, du visible à l’invisible… Dans Stalker, nous trouvons trois registres d’images qui correspondent chaque fois à une sphère spirituelle différente189 : le noir et blanc, les

185 « La quête de la foi ou le dernier souffle de l’esprit » in Études Cinématographiques, n° 135-138, 1961, p. 89.

186 Les Mondes d’Andrei Tarkovski, op. cit., p. 135. Tarkovski n’excluait pas que le purgatoire soit sur cette terre. La Zone serait-elle ce lieu où les âmes sont purifiées ?

187 Voir Christian Norberg-Schulz : « L’architecture romane » dans La signification dans l’architecture occidentale, Pierre Mardaga, 1977, pp. 150-180.

188 « Ils ne croient en rien ! Chez eux… l’organe de la foi est atrophié. Faute de besoin ! » s’écrie le Stalker, une fois revenu chez lui.

189 « Symbolique, en effet, apparaît l’opposition entre la pellicule couleur et celle en sépia dont

189 « Symbolique, en effet, apparaît l’opposition entre la pellicule couleur et celle en sépia dont