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DEVANT LE TEMPS

PLANS-SEQUENCES ET ELLIPSES

1. Andrei Roublev : de l’être à son au-delà

Point n’est besoin ici de raconter l’histoire Andrei Roublev — nous l’avons déjà évoquée247. Rappelons juste qu’il s’agit de l’histoire, pour l’essentiel inventée par Mikhalkov-Kontchalovski et Tarkovski, du fameux peintre de l’icône de La Trinité. Le récit à proprement parler, précédé d’un prologue que nous avons longuement décrit et s’achevant par un épilogue, se divise en deux parties constituées de plusieurs chapitres.

Avec cette œuvre magistrale s’élabore la marque de fabrique d’Andrei Tarkovski et se mettent définitivement en place les motifs et les thèmes que développeront l’ensemble de ses films : le rôle de l’art dans la société, la question de la foi, la cohabitation du Bien et du Mal. Mais Tarkovski subit encore l’influence d’une forme de lyrisme socialiste dont il se libérera peu à peu. C’est avec Le Miroir et Stalker — le sommet de

245 Abréviation de revelation panoramic, panoramique qui aboutit généralement sur un objet hors-champ : un cadavre, une arme ou une photo qui explique tout. Cf. Michel Chion : « La maison où il pleut », Cahiers du Cinéma n°358, avril 1984, p. 39.

246 Voir supra p. 67. Youssef Ishaghpour, op. cit.

247 Cf. supra p. 58.

son œuvre — qu’il s’affranchira irrémédiablement des esthétiques du passé, affirmant par là sa propre écriture.

Le temps de l’être

Nous allons revenir ici sur l’une des séquences précédemment étudiées248, mais pour nous livrer à un tout autre type d’analyse, corroborant néanmoins l’interprétation faite alors. Il s’agira de mettre en avant le temps qui s’écoule dans le plan, tel que Tarkovski l’a lui-même défini. Au cœur de la première partie donc, trône « La Passion selon Andreï ».

Printemps 1506. Un bois de bouleaux et des marécages. Alors qu’Andrei Roublev morigène en douceur son apprenti Thomas, un serpent se faufile dans l’eau, au pied d’un arbre. Andrei suggère à Thomas de regarder le spectacle. Trop tard, le serpent est déjà loin. À quelques mètres de là, alors que leur discussion se poursuit, les deux hommes perçoivent des murmures qui proviennent de derrière une souche. C’est Théophane le Grec qui, les pieds dans une fourmilière, chasse avec son calot les fourmis assaillant ses jambes. Andrei fait remarquer à Thomas qu’il a probablement oublié la colle sur le feu. Vertement tancé par Théophane, ce dernier part en courant pour corriger son erreur. Chemin faisant, il découvre un cygne en décomposition dévoré par des insectes… Puis la caméra survole rivières, bois et champs moissonnés à très grande vitesse.

Dans notre précédente analyse, nous avions souligné l’intimité du peintre avec la nature, où la vie et la mort se côtoient. Regardons maintenant la façon dont l’image est constituée et la manière dont la caméra se déplace. Divers flux de temps y cohabitent :

1) Plan d’ensemble. Roublev et Thomas se dirigent de la droite vers la gauche, la caméra accompagne leurs mouvements dans un travelling latéral. Puis ils s’arrêtent.

2) Thomas se soigne en se faisant une compresse sur la joue. Andrei regarde le serpent onduler. Champ-contrechamp. Le vent fait bouger les branches sur lesquelles apparaissent les premiers bourgeons. Léger panoramique et changement d’axe. Plan sur le serpent.

3) La discussion reprend. Plan d’ensemble. Ils traversent un pont. Un plan rapproché suit, dans un travelling de gauche à droite, les racines d’un arbre qui sépare maintenant les deux protagonistes appuyés contre une souche.

4) La caméra « panote » de droite à gauche. Murmures hors champ. Changement de plan qui s’ouvre sur les pieds de Théophane escaladés par les colonnes de fourmis.

5) Parti en courrant corriger son oubli, Thomas s’arrête ayant découvert quelque chose hors champ. Il prend une branche. Panoramique de haut en bas au terme duquel on découvre l’oiseau mort. Il se baisse, pousse un gros insecte et soulève son aile…

248 Cf. supra « La théophanie selon Tarkovski », p. 61.

À chaque fois, dans un même plan, divers mouvements, divers temps cohabitent.

C’est l’expérience même de l’être et des flux simultanés telle que Bergson la décrivait que nous faisons. Toutes les choses vibrent de temporalités différentes mais unifiées par les travellings et les panoramiques. Pas de montage sec, pas de brusques raccords. Nous avons l’ébauche de ce « montage écluse » que Michel Chion reconnaîtra dans les films ultérieurs du cinéaste. Pour autant, c’est encore le mouvement (de la nature) qui dicte sa loi au temps (et au montage) du film. Autrement dit, ce n’est pas l’état intérieur du protagoniste qui règle la chorégraphie des divers éléments en présence. Néanmoins, on peut voir un lien intime entre la bienveillante vision du monde (où bien et mal cohabitent) qui est celle de Roublev, et la douceur avec laquelle Tarkovski caresse le paysage avec ses harmonieux mouvements de caméra.

Le temps de l’au-delà

La deuxième séquence d’Andrei Roublev est quasiment symétrique : Andrei Roublev dialogue avec feu Théophane le Grec dans la cathédrale dévastée de Vladimir.

Nous sommes au début de la seconde partie du film intitulée « Le sac ». Dans un premier temps, la ville est attaquée par les Tatars conduits par le frère cadet du grand prince. Le montage est nerveux, mais les plans restent larges, les mouvements de caméra, rapides mais amples. C’est dans l’image que la violence fait rage, jusqu’à se poursuivre dans la cathédrale de l’Assomption où une partie du peuple s’est réfugiée.

Au terme de la séquence qui précède celle que nous allons étudier, le jeune prince contemple l’horreur que la confusion et la panique ont engendrée à ses pieds, tandis que des Tatars dépouillent les coupoles de leur couverture d’or. Maigre butin pour une amère vengeance. Dans un plan magistral, Tarkovski use du ralenti pour suggérer le vertige procuré par la folie qui s’est emparée des hommes. Puis, Thomas qui croit échapper à une mort certaine est rattrapé, aux abords de la ville, par une flèche tatare.

Tel un ange foudroyé, il tombe au ralenti dans une rivière où s’écoule du lait, symbole de la vie qui fuit.

Nous retrouvons Andrei agenouillé en prière dans la cathédrale dévastée, hagard, contemplant l’iconostase en partie calcinée. Non loin de lui, la jeune muette qu’il a sauvée de son agresseur tisse des tresses au cadavre d’une femme. De loin en loin tinte une cloche. Une main tourne les pages d’un manuscrit partiellement brûlé. Revoici Théophane, provisoirement revenu du séjour des morts. La discussion s’engage, renouant avec la dispute interrompue deux ans plus tôt. Andrei lui parle des rêves dans lesquels, régulièrement, il le revoit. Théophane apparaît lumineux sur l’iconostase noircie par les flammes.

Andrei Roublev

Andrei se tient dans son ombre, puis, lorsqu’il apparaît seul à l’écran, se révèle maculé de sang et de suie. Maintenant, c’est le moine-peintre qui tient un discours des plus pessimistes sur la condition humaine et sur ses félons de compatriotes, alors que Théophane tente de le réconforter, citant un passage d’Isaïe. Un premier flocon tombe lentement. Mais Andrei ne veut rien entendre. Il a tué son prochain — un Russe. Il fera vœu de silence et ne peindra plus. Il s’épanche sur le martyre de son peuple alors que Théophane s’extasie sur la beauté d’une icône. Puis il neige. Roublev le déplore. Un cheval entre dans l’église. Théophane a disparu…

La séquence dure presque dix minutes et ne doit pas compter plus de dix plans.

L’essentiel consiste en un long plan-séquence, à peine interrompu de quelques plans de coupe, la plupart sur la jeune femme qui joue dans un coin. La caméra se déplace doucement de gauche à droite, puis de droite à gauche, gardant toujours en arrière-plan l’iconostase calcinée. Théophane apparaît à droite puis à gauche d’Andrei, ensuite les positions s’inversent. Tout se passe comme si l’espace était partiellement aboli, ou réduit à l’espace bidimensionnel des icônes. La troisième dimension, ici, c’est le temps.

Un temps légèrement ralenti, quasiment suspendu, qui s’accorde avec la lumineuse sérénité de Théophane et contraste avec la nervosité de Roublev. Ils ne sont plus dans le même monde et pourtant cohabitent dans un même plan, comme dans une icône se côtoient les anges et les saints de différentes époques. Ici, ce sont les mouvements de caméras qui créent l’unité. Sommes-nous encore de ce temps ? De celui des rêves évoqués par Roublev au début de la séquence ? Justement non. Nous sommes au seuil de l’autre monde, où le temps de l’homme et le « temps » de Dieu se rencontrent. Et malgré la folie des hommes, la douleur de Roublev, la neige tombe au ralenti, telles des plumes d’anges, disant la miséricorde de Dieu249.

Nous pourrions prolonger cette analyse par la description précise de la scène finale d’Andrei Roublev, le passage à la couleur et aux icônes, mais nous préférons désormais nous attarder sur Stalker, l’œuvre clef de Tarkovski.

249 Voici le passage que cite Théophane de mémoire : « Apprenez à faire le bien ; examinez tout avant de juger ; assistez l’opprimé, faites justice à l’orphelin, défendez la veuve. Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, ils seront blancs comme la neige ; et quand ils seraient rouge comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche. » La Bible, traduction de Louis-Isaac Lemaître de Sacy, Bouquins, Laffont, Paris, 1990, p. 890.