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DEVANT LE TEMPS

PASSION ET SACRIFICES

II. Tarkovski, le sacrifice au nom de l’amour

1. L’Enfance d’Ivan : l’innocence sacrifiée

« Ce jeune héros, Ivan, le petit garçon russe, a sacrifié sa vie pour la paix, pour le bonheur des hommes, pour qu’il n’y ait jamais plus de guerre sur la terre. Avec beaucoup de force artistique et d’éclat, avec passion et poésie, ce film retrace la vie héroïque d’Ivan et de ses camarades de régiment.455 »

Le texte de présentation de Sovexportfilm prête à sourire, car il rappelle l’admirable langue de bois mise en œuvre par les instances soviétiques, y compris culturelles. On y parle d’héroïsme, d’enfance sacrifiée « pour le bonheur des hommes, pour qu’il n’y ait jamais plus de guerre sur la terre ». La notion de sacrifice apparaît donc centrale dans ce film, même si elle diffère, comme nous allons le voir, de la notion telle qu’elle se développera ultérieurement dans l’œuvre de Tarkovski.

Nous sommes une quinzaine d’années après la Seconde Guerre mondiale, et le nombre de films glorifiant l’héroïsme durant cette période tragique est allé croissant.

Mais, en ce début des années soixante, l’atmosphère en Union soviétique a changé. La mort de Staline et l’accès au pouvoir de Khrouchtchev ont donné lieu à une période de

« dégel ». Le regard porté par le cinéma sur l’homo sovieticus a donc changé. On ne célèbre plus de façon univoque des héros hiératiques, simples rouages de la machine communiste, et l’on introduit plus de subjectivité. Une certaine tension entre idéal social et vie personnelle est désormais palpable. Les intrigues se font plus complexes,

454 Voir les derniers chapitres du Temps scellé, op. cit. Nous y reviendrons à la fin de ce chapitre.

455 Texte de Sovexportfilm rédigé pour la présentation du film au festival de Venise en 1962. Cité par Guy Gauthier, Andrei Tarkovski, Edilig, Paris, 1988, p. 16.

les atmosphères volontiers contemplatives, l’action n’est plus au premier plan. On renonce progressivement au montage eisensteinien, jugé trop intellectuel, pour privilégier des séquences plus longues, moins théâtrales. Ainsi, la vie, la vraie, de s’insinuer de toute part. Élève de Mikhaïl Romm qui encourage ces changements au VGIK, Tarkovski s’engouffre dans la brèche.

Pour son premier long métrage, le jeune cinéaste reprend au pied levé le tournage avorté d’Ivan, d’après une nouvelle de Vladimir Bogomolov, mais à ses conditions : réécriture complète du scénario, nouvelle équipe technique et nouveaux comédiens. Mosfilm accepte mais lui impose de ne pas dépasser le budget restant : pas un sou de plus ne sera dépensé… À des années lumières de l’enthousiasme proféré par la notice de Sovexportfilm, Tarkovski révèle dans Le Temps scellé les raisons de son intérêt pour le texte :

« La mort du héros y revêt un sens tout particulier. Là où d’autres auteurs auraient inventé une suite réconfortante, Bogomolov situe la finale de son livre, sans qu’aucune autre conclusion ne soit même concevable. Les auteurs aiment généralement récompenser l’exploit de leur héros, et relèguent le cruel ou le difficile dans le passé, comme de mauvais moments de l’existence. Mais, chez Bogomolov, cette étape devient unique et définitive, car elle est brutalement interrompue par la mort. Elle est même toute la quintessence de la vie d’Ivan. Un pareil accent mettait en évidence la perversité de la guerre avec une force inattendue.456 »

Comme le notera Jean-Paul Sartre, l’un des plus ardents défenseurs du film, il y a des pertes sèches que rien, même le progrès du socialisme soviétique, ne saurait compenser.

Ici pas de réhabilitation, encore moins de rédemption.

Avant de préciser le sens du sacrifice d’Ivan, il est bon de souligner deux choses liées à la production soviétique contemporaine et à l’œuvre de Tarkovski. D’une part, l’enfance et l’adolescence forment le sujet de nombre de films soviétiques de l’époque.

Citons pêle-mêle, à la suite de Kovàcs et Szilàgyi : Enfants étrangers d’Abouladze, Destin d’un homme de Bondartchouk, Berceuse de Kalin, La Maison où je vis de Koulidjanov, Deux Fiodor de Kouziev ou Rue lointaine de Talankine… Autant dire que le thème est récurrent, même si le traitement et les choix esthétiques de Tarkovski dénotent une véritable inventivité. D’autre part, le jeune Ivan appartient, dans l’œuvre de Tarkovski, à une longue galerie de portraits d’enfant ou d’adolescent qui acquièrent chez lui un statut très particulier. Pensons au personnage principal de son film de fin d’étude Le Rouleau compresseur et le violon, au fondeur de cloche dans Andreï Roublev, aux jeunes alter ego du cinéaste dans Le Miroir, à la fillette du Stalker ou au

« Petit Garçon » du Sacrifice. Être de sensations, l’enfant se réfugie volontiers dans la

456 Op. cit., p. 20.

solitude et dans l’imaginaire457. Souvent mutique, il s’enferme volontiers dans le silence. Comme le note justement Antoine de Baecque, « L’enfant est l’être tarkovskien par excellence »458.

Après ce court préambule, le moment est venu de raconter brièvement L’Enfance d’Ivan.

Un jeune orphelin remplit de périlleuses missions de renseignement derrière les lignes allemandes durant la Seconde Guerre mondiale. Après un bref flash-back évoquant la mort de sa mère, nous le retrouvons au retour d’une mission aux prises avec un jeune officier, dans la crypte d’une église abandonnée. Il peine à se faire reconnaître, puis rédige son rapport à l’aide de brindilles et de baies sauvages. Le capitaine Kholine, son

« correspondant », le tire d’un second rêve, qui tient plutôt du cauchemar. Décision a été prise de l’envoyer à l’arrière dans une école militaire, ce qu’il refuse farouchement, menaçant de rejoindre les partisans. L’officier supérieur cède devant tant de détermination. (Un bref intermède lie Galtsev, le jeune officier, Kholine et Macha, la responsable du service de santé, dans une sorte de triangle amoureux.) Nous retrouvons bien vite Ivan, confronté aux fantômes qui hantent la crypte de l’église, réclamant justice et vengeance. Une explosion le tire de sa macabre rêverie, avant que les deux officiers le préparent à une ultime mission…

Épilogue : la fin de la guerre a sonné. Dans les décombres de la chancellerie de Hitler, Galtsev découvre la fin sordide qu’a connu Ivan : il a été décapité. S’ensuit une dernière séquence mémorielle qui évoque son enfance heureuse.459

Présenté en 1962 au XXIIIe Festival de Venise, L’Enfance d’Ivan reçoit le Lion d’or. Et le film fit scandale, particulièrement en Italie. La critique de gauche, plus royaliste que le roi, accuse Tarkovski de « formalisme », de « calligraphisme » ou de

« préciosité »… En France, Jean-Paul Sartre, qui avait rencontré Tarkovski en URSS, ou Georges Sadoul prennent sa défense. Dans un texte adressé au journal L’Unità et demeuré célèbre460, Sartre repousse l’accusation de symbolisme ou d’expressionnisme attachée aux séquences oniriques, et parle « d’une façon de raconter exigée par le sujet même (…) que le jeune poète Voznessenski appelait “surréalisme socialiste” »461. Pour sa part, Sadoul, historien du cinéma profondément lié au communisme, renvoie

457 Antoine de Baecque précise, mais ce portrait devrait être nuancé : « L’enfant, refusant la communication, refusant de se donner à autrui, est le personnage qui retient en lui tout son être. Intraverti jusqu’à la maladie — c’est le bègue du Miroir — ou jusqu’à la magie — la fillette de Stalker, il finit par rejoindre le fou dans un espace mental intérieur dont toutes les issues sont verrouillées. » Op. cit., p. 53.

Pour nous, il se révèlera porteur d’une vérité qui l’apparente au prophète et qui échappe à l’adulte, captif de sa volonté de dominer le monde.

458 Ibid., p. 52.

459 Notons d’emblée que les séquences de rêve sont des ajouts de Tarkovski. On y décèle sans peine l’œuvre à venir du cinéaste russe…

460 Publié originellement dans L’Unità du 9 octobre 1963, on retrouve ce texte magnifique dans Situations VII, Gallimard, Paris, 1972, ou dans Etudes cinématographiques, op. cit., pp. 5-13.

461 Ibid, p. 9.

L’Enfance d’Ivan à une forme de « néo-réalisme poétique », en écho aussi bien au néoréalisme italien de l’après-guerre qu’au mouvement auquel se rattachèrent Carné et Prévert à la veille de la Seconde Guerre mondiale. De son côté, Tarkovski prendra ses distances avec cette polémique aux enjeux éminemment politiques. S’il ne conteste pas les remarques de Sartre quant au fond, « la guerre produit des héros-victimes », il regrette l’impasse faite sur son travail artistique : « Ce n’est pas l’interprétation que je conteste, mais le cadre de cette polémique : des idées, des valeurs étaient mise en avant, l’art et l’artiste oublié.462 »

L’Enfance d’Ivan, entre convention et invention

Avant de revenir sur le sens du sacrifice d’Ivan, évoquons brièvement l’esthétique du film et l’inventivité du cinéaste. Nous l’avons dit, le choix du sujet — l’enfance héroïque en temps de guerre — est relativement conventionnel, mais il n’est pas le fait de Tarkovski. La manière et la forme, elles, sont nouvelles. D’abord, ce ne sont pas les scènes de bravoure et les actions d’éclat qui sont privilégiées par Bogomolov, mais les temps morts. « Aucun exploit n’était conté. Plutôt que les missions héroïques de reconnaissance, ce sont les moments de pause qui servent de matière à la narration » précise Tarkovski, qui ajoute : « Mais l’auteur les charge d’une tension qui pourrait être comparée à celle d’un ressort tendu à l’extrême.463 » Ce qui plaît à Tarkovski dans le personnage d’Ivan, c’est qu’il est tout d’émotion contenue, sans qu’aucune action particulière ne vienne la révéler :

« La tension statique, sans développement aucun, donne aux passions une acuité beaucoup plus grande que certains changements progressifs. C’est ce qui me fait aimer Dostoïevski. De tels caractères, statiques extérieurement, m’intéressent par l’énergie intérieure qu’ils savent produire dans la passion. Ivan était des leurs.464 »

Mais, plus encore que le personnage d’Ivan, ce sont les possibilités de création propres au cinéma qui intéressent l’auteur dans Ivan (et pour cela, nul besoin d’un chef d’œuvre de la littérature) : « Les liaisons poétiques apportent d’avantage d’émotion et rendent le spectateur plus attentif. » D’où la méfiance envers un récit linéaire jugé trop appauvrissant, trop loin de la réalité et de l’exercice même de la pensée. D’où l’irruption des rêves et de l’inconscient chez Tarkovski, qui séduisit tant de cinéphiles et

462 « Portait de l’artiste en moine-poète… », in Andrei Tarkovski, Antoine de Baecque, op. cit., p. 107.

463 Le Temps scellé, op. cit., p. 20.

464 Ibid., p. 21.

de cinéastes, au premier rang desquels Ingmar Bergman465. Ce qui ne fut pas sans poser de problèmes au cinéaste débutant qu’était Tarkovski :

« Au cours de mon travail sur L’Enfance d’Ivan, nous nous sommes heurtés aux autorités responsables du cinéma toutes les fois que nous avons tenté de transformer les liaisons de dramaturgie traditionnelle en liaisons poétiques. Des essais pourtant bien timides et tâtonnants, encore loin de la formulation explicite des principes qui allaient guider tout mon travail ultérieur. (…) Tous les passages du rêve à la réalité, et vice-versa, comme la scène de la crypte d’une église le jour de la victoire de Berlin, furent considérées comme injustifiées. Heureusement, à ma grande joie, le public exprima une opinion différente.466 »

Nous n’allons pas décrire ici en détail ces scènes de souvenir ou de rêves, d’autres l’ont fait avant nous467. Rappelons juste qu’elles sont au nombre de quatre et qu’elles participent à l’exceptionnelle beauté du film. La première renvoie à l’enfance heureuse d’Ivan avec sa mère à la campagne, avant que celle-ci ne soit tuée. La deuxième nous parle de la mort de cette dernière — sur un mode symbolique il est vrai.

La troisième montre l’enfant et une jeune camarade juchés sur un camion de pommes.

Dans la dernière, il joue à cache-cache avec d’autres enfants, avant de faire la course avec la fillette. Mais, de ce point de vue, la scène la plus impressionnante du film se situe elle-même à mi-chemin entre rêve et réalité lorsque, dans la pénombre de la crypte, Ivan affronte ses démons, les nazis dont on entend les ordres vociférés en voix off, venant au secours de leurs victimes, au premier rang desquelles se trouve sa mère.

Cette séquence témoigne de cette enfance brisée, où l’innocence est traversée de pulsions de vengeance et de mort. Sartre l’a bien noté, qui écrit du petit homme :

« … il vit. Mais ailleurs, dans cet instant irrémédiable où il a vu tomber son prochain.

Moi-même, j’ai vu certains jeunes Algériens hallucinés, modelés par les massacres.

Pour eux, il n’y avait aucune différence entre le cauchemar de l’état de veille et les cauchemars nocturnes. (…) Tel est Ivan. Et je pense qu’il faut louer Tarkovski d’avoir si bien montré comment, pour cet enfant tendu vers le suicide, il n’y a pas de différence entre le jour et la nuit. En tout cas, il ne vit pas avec nous. Actions et hallucinations sont en étroite correspondance.468 »

Passons sur l’extrême modernité, toute deleuzienne, de cette description d’images entre rêve et réalité, actuel et virtuel, dont Tarkovski aura le secret. (Pensons à

465 En 1963, Guy Gauthier écrit de façon prophétique : « On ne se repère pas toujours très bien dans la chronologie, et telle scène qui apparaît comme réellement vécue n’est peut-être qu’un rêve, ou un cauchemar. Ce désordre volontaire renforce le fantastique de cet univers, qui fait plus penser à certains récits de science-fiction qu’à une chronique de guerre. » Op. cit., p. 86.

466 Ibid., p. 30.

467 Voir Marcel Martin, Genèse d’une écriture, in Études cinématographiques, op. cit., p. 18.

468 Ibid., pp. 7-8.

Solaris, au Miroir, à Stalker, à Nostalghia ou au Sacrifice.) Ce qui pour nous annonce plus profondément encore l’œuvre à venir, c’est la division en deux du monde d’Ivan, d’aucuns parleraient de dualité entre rêve et réalité, sinon de dualisme. D’un côté, nous avons le monde essentiellement nocturne de la vie au front et des missions de reconnaissance, et de l’autre, le monde solaire (voire « solarisé ») des rêves renvoyant au passé, sinon à l’avenir du petit Ivan. Nous retrouverons cette dualité dans tous les films ultérieurs de Tarkovski. Ici-bas, la mort rôde : pensons à l’extraordinaire scène avec le vieux fou dans un village en ruine dont il ne reste que quelques pans de mur debout ; là-bas, la vie, dans sa plénitude. Pour Kovàcs et Szilàgyi, il s’agit d’un véritable « antimonde » surgi à côté du monde de la guerre469. Pour les auteurs hongrois, il n’existe aucun passage entre ces deux univers, pas de transition possible entre la veille et le sommeil. Quoique…

Même s’il existe « un profond abyme métaphysique » entre ces deux mondes, il nous semble que, de manière très similaire aux œuvres ultérieures, le monde intérieur et les rêves d’Ivan sont le lieu même de ces passages entre la vie et la mort, la nuit et le jour, préfigurant certainement une vie meilleure. De fait, le fleuve se révèle un véritable Styx — et cela les auteurs hongrois l’ont parfaitement noté — qu’il faut traverser pour rejoindre la mort… ou la vie ! Pensons au final d’Andreï Roublev, à celui de Nostalghia. De fait, l’autre rive de L’Enfance d’Ivan n’est pas seulement une zone menaçante, refuge de nazis sanguinaires, c’est aussi cette « Zone » qu’il faudra rejoindre afin de quitter un monde dans lequel la vie n’est plus possible. Comme le note justement Sartre : Ivan est déjà mort, les nazis ne l’ont-ils pas tué « quand ils ont tué sa mère et massacré les habitants de son village » ? Certainement, là-bas rejoindra-t-il les siens, de même que Gortchakov rejoignait son isba dans l’église enneigée de Nostalghia. Comme dans l’épilogue de Roublev, nous nous retrouvons sur les berges d’un fleuve, et comme dans le final du Sacrifice, au pied de l’arbre planté par Alexandre pour le « Petit Garçon ». Ainsi que l’a noté Chris Marker, jamais une œuvre cinématographique ne fut aussi cohérente.

469 Op. cit., p. 52.

L’Enfance d’Ivan

Monstre et martyr, selon Sartre

« Ivan est fou, c’est un monstre ; (…) ce garçon, que l’on ne peut s’empêcher d’aimer, a été forgé par la violence, il l’a intériorisée.470 » En quelques mots, Sartre résume toute l’ambiguïté du personnage. Si ce dernier suscite d’emblée la sympathie, il n’en est pas moins un monstre, une machine à tuer qui, tour à tour, fascine, attendrit…

et épouvante ses supérieurs tout autant que le spectateur. Le philosophe écrit avec justesse :

« Les officiers finissent par considérer l’enfant avec un mélange de tendresse de stupeur et de douloureuse méfiance : ils voient en lui ce monstre parfait, si beau et presque odieux, que l’ennemi a radicalisé, qui ne s’affirme que dans des pulsions meurtrières (par exemple le couteau), et qui ne peut trancher les liens de la guerre et de la mort ; qui a maintenant besoin de cet univers sinistre pour vivre ; qui est libéré de la peur au milieu de la bataille et qui, à l’arrière, serait emporté par l’angoisse. La petite victime sait ce qu’il lui faut : la guerre — qui l’a créé — le sang, la vengeance471. »

C’est en ce sens qu’il peut qualifier Ivan de « monstre et martyr ». « Monstre » par sa folie vengeresse, « martyr » car victime innocente de la barbarie qui l’a fait éclore.

De fait, Ivan n’a plus rien de l’innocence de l’enfance : lorsqu’il joue, il tue…

Pire, il ne fait plus, comme la plupart des adultes, « la guerre pour la paix », il « fait la guerre pour la guerre472 ». Parcouru de pulsions morbides, il devient véritablement effrayant. De victime, il se fait juge et bourreau473. En lui, l’enfance s’est brisée et n’est plus qu’un lointain rêve. Alors qu’un bombardement met un terme à la séquence au cours de laquelle il se livre à sa soif de vengeance hallucinée, le lieutenant se précipite dans la crypte pour tenter de le rassurer. Droit comme un I, le regard fixe, Ivan s’exclame : « Je n’ai pas peur… » Il n’a plus conscience du risque. Et ce n’est pas du courage puisque ce dernier s’accompagne de la perception claire de la présence d’une menace. Il n’appartient plus à ce monde et devient un danger pour lui-même. De même lorsque, pour sa dernière mission, ses camarades l’aident à traverser de nuit le fleuve.

Alors qu’ils pressentent le risque encouru, Ivan reste imperturbable. Comme le note Sartre, « l’enfant, obsédé par la mort, ne remarque rien (…) : il va vers l’ennemi474 »…

donc vers la mort ! Sartre voit dans ce jeune homme l’expression la plus parfaite de la folie de la guerre : « dans la guerre, tous les soldats sont fous ; ce monstre enfant est un

470 Op. cit., p. 9.

471 Ibid., p. 8.

472 Ibid., p. 10.

473 Dans la crypte, il s’écrie, dans une sorte de transe : « Tu te caches ? Tu ne m’échapperas pas ! Ah, tu trembles ? Réponds à présent ! De tout !... Compris ? Moi je vais te… je vais te juger ! Tu crois que j’ai oublié !... Je te… Tu vas… Je vais te… »

474 Ibid., p. 11.

témoignage objectif de leur folie parce que c’est lui le plus fou475 ». Ici l’héroïsme est totalement remis en question, et l’enfant est condamné à mourir : vivre dans la paix n’est pour lui plus possible.

Martyr et saint, selon de Baecque

Si Antoine de Baecque reconnaît à Ivan ce statut de monstre — « tout le mal du monde est contenu dans son être » écrit-il —, il le voit aussi comme un martyr au sens religieux du terme : « Ivan est un monstre, il est aussi un martyr, au sens originel du

Si Antoine de Baecque reconnaît à Ivan ce statut de monstre — « tout le mal du monde est contenu dans son être » écrit-il —, il le voit aussi comme un martyr au sens religieux du terme : « Ivan est un monstre, il est aussi un martyr, au sens originel du