• Aucun résultat trouvé

SIGNES ET SYMBOLES

I. Robert Bresson : vers la présence réelle

3. Au hasard Balthazar : l’âne de Dieu

Dans Un Condamné, toute chose revêtait la dignité du signe. Le symbolisme christique, si présent dans le Journal, semble définitivement avoir été écarté par le cinéaste. Dans Au hasard Balthazar au contraire, les symboles semblent revenir en force tant l’âne tient de la figure christique, innocente victime du péché des hommes, et dont la robe noire, selon Bresson, se situe à mi-chemin entre celle du greffier et du prêtre88. Balthazar est-il, à la manière du curé de campagne, signe ou symbole selon le plan sur lequel on le situe ? C’est ce que nous allons tenter de voir… Notons d’emblée que cette ambiguïté, cette ambivalence tant sémiologique que sémantique, fait de l’âne de Bresson une des figures les plus passionnantes de son œuvre.

Une critique admirative mais perplexe

Les années ont passé. Entre Un condamné à mort et Au hasard Balthazar, Bresson a tourné Pickpocket, loué par les « jeunes turcs » de la « nouvelle vague » pour son élégance et sa virtuosité, et surtout le Procès de Jeanne d’Arc, qui semble porter à son incandescence le travail d’épure entrepris avec le Journal. La critique, elle aussi, a changé. L’interprétation « spiritualiste », qui faisait jusqu’alors autorité, a laissé place à une lecture plus ouverte, plus attentive à la complexité de l’écriture qu’au sens caché d’une œuvre qui semble éviter soigneusement tout parti pris. Aussi, les débats qui entourent la sortie d’Au hasard Balthazar témoignent autant de la perplexité que de l’admiration des critiques89. Pourtant, les termes clefs de notre analyse ressortent : signes et symboles sont au rendez-vous, mais leur signification n’est plus arrêtée. C’est la multiplicité des sens qui est mise en avant, sans jamais qu’aucune piste ne soit privilégiée.

À l’occasion d’une table ronde organisée par les Cahiers du Cinéma, Jean-Louis Comolli remarque :

« Chaque plan du film ne montre que peu de choses, et vite, un geste ou deux, quelques objets, une parole, une phrase, et de même chaque scène ne comprend qu’une action réduite, ramassée. Mais ce peu de choses, ces éléments rares sont pris dans un tourbillon, dans une sorte de rage accumulatrice ou susbtitutrice si bien qu’ils acquièrent une résonance, une portée sans proportion avec leur minceur initiale : ils

88 Celui qui notifie les actes d’un procès sans jugement aucun, et celui qui pardonne les fautes de chacun, au nom du Christ.

89 Voir en particulier la passionnante table ronde organisée par les Cahiers du Cinéma qui réunissait Jean-Louis Comolli, Michel Delahaye, André S. Labarthe et François Weyergans. N° 180, juillet 1966.

finissent par faire foule, par déborder de significations. Il y a un abîme entre le dépouillement des signes et la pléthore de leurs sens90. »

Et le critique, peu sensible à l’art de la synecdoque pratiquée par Bresson, de conclure que tout finit sur le même plan. Il est donc pour lui impossible de distinguer ce qui est symbolique de ce qui ne l’est pas, tout, dans le film, devenant symbole d’autre chose.

Au contraire, pour André Labarthe : « il est évident que ce plan91 ne représente que la moitié du film. On a toujours envie de dire [à Bresson] : il manque l’autre moitié, celle dont vous ne parlez jamais, et vous savez que vous ne devez pas en parler. Cette autre moitié, ce sont les axes de références implicites. » Et Michel Delahaye de postuler que, dans le film, chaque chose relève d’un ordre supérieur et sacré qui reste difficilement accessible au spectateur. Sont-ce là « les axes de références implicites » suggérés par André Labarthe ? Delahaye ajoute : « comme, en plus, nous vivons maintenant dans un univers qui est totalement étranger à tout ordre de ce genre, un univers où plus rien n’assigne aux choses une place positive ou négative, l’impression de mystère que donne le film est encore renforcée. » Essayons de voir désormais sur quels fondements repose le mystère Balthazar.

Les mystères d’un âne

À écouter Bresson, la structure du récit est pourtant simple. Deux trajectoires principales s’entrelacent. Dans un « premier schéma », l’âne vit les mêmes étapes qu’un homme : l’enfance est le temps des caresses ; l’âge mûr celui du travail ; le talent, le génie sont le sommet de la vie ; et la période mystique précède la mort. « Second schéma qui croise celui-là ou qui en part : le trajet de cet âne, qui traverse différents groupes humains représentant les vices de l’humanité dont il souffre, et dont il meurt92. » Au fond, nous nous trouvons face à des figures cinématographiques, au sens de Tarkovski93, qui incarnent, comme autrefois dans les mystères médiévaux, les vices et la vertu. « Au hasard Balthazar, c’est notre agitation, nos passions en face d’une créature vivante qui est toute humilité, sainteté, en l’occurrence un âne94 », résume le cinéaste de façon plus lapidaire encore.

90 Id., p. 76. On pourrait dire, en termes barthesiens, que Bresson mêle allègrement l’obvie et l’obtus. Cf.

infra note 204, p. 79.

91 Celui du cinéma, sur lequel Bresson situe ses entretiens. Cf. Cahiers du Cinéma, n° 178, mai 1966.

92 Id., p. 30.

93 Voir infra.

94 Téléciné n° 131. Cité par Jean Sémuloé dans Bresson ou l’acte pur des métamorphoses, op. cit., p. 148.

Alors que Gérard, l’âme damnée du film, veut l’accaparer encore une fois, la mère de Marie s’exclame :

« Il a beaucoup travaillé, il est vieux, et je n’ai plus que lui… Et puis c’est un saint. »

À cette innocence des cœurs purs95, Bresson oppose d’abord l’orgueil de Jacques, son premier maître, un instituteur dont la fierté sera brisée alors que la justice devait lui accorder ce dont il est le maître d’œuvre : l’exploitation des terres qui lui ont été confiées. Puis la méchanceté féroce, gratuite (et la sensualité) de Gérard, ce jeune adulte prêt à tous les mauvais coups, petit protégé du curé, mais, pour ainsi dire, une incarnation du Mal. Arnold, le vieil ivrogne, l’un des propriétaires provisoires de Balthazar, représenterait, quant à lui, la paresse et la gourmandise. Mais l’on sent, de la part de Bresson, une certaine sympathie pour ce personnage qui conserve, malgré tout, lucidité et indépendance. Il y a encore l’avarice du marchand de grain et la vanité des peintres qui se paient de formules toutes faites. Enfin, Marie, la fille du maître d’école, dont la trajectoire se développe parallèlement à celle de l’âne et qui, à l’instar d’Arnold, sera l’autre victime de la violence et de la bêtise des hommes.

Ni parabole, ni symbole

Alors pourquoi ne pas voir dans le film une parabole, au sens évangélique du terme, forme de métaphore continuée, ponctuée d’autant de figures symboliques.

Bresson récuse cette lecture mais ne saurait l’interdire. À Yvonne Baby, il déclare :

« Pas de parabole, pas de symbole. Je fuis les symboles. S’il y en a dans mon film, ce n’est pas moi qui les y ai mis96. » Bresson poursuit, ouvrant la porte aux interprétations les plus diverses : « Mais cela ne me déplaît pas qu’on en voie. Cela veut dire qu’on y aperçoit plus ou moins les dessous. » Alors creusons encore, afin de mieux exhumer le

« double, triple fond des choses97 ».

Pour René Gilson98, pas de doute possible : « L’écriture formellement singulière de Bresson est plus que jamais dans Au hasard Balthazar celle d’une œuvre plurielle, écriture qui ouvre une vérité de poème, (…) poème-parabole. » Et de citer Rimbaud à propos d’Une saison en enfer : « Ça dit ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens. » Le critique ajoute : « Devant Balthazar, le film rassemble des figures ; il ne les réunit pas. Des figures, des signes, non des personnages. » Ensuite, il dresse une liste désormais familière : le bois, la pierre, le fer et les visages font bien partie de ces signes, mais il précise qu’ils ne renvoient à aucun au-delà spirituel. Cependant, il corrige aussitôt : « dans tous ses films, comme dans Balthazar, les analogies christiques, les rapports avec l’Écriture ne cessent pas, mais plus ou moins directement lisibles, car même dans le Journal, où elles s’accumulent à la fin avec une sorte de rage, elles ne

95 Philippe Arnaud note : « Balthazar c’est l’innocence absolue : il ne lui manque qu’une liberté, celle de faire le mal… » Robert Bresson, Cahiers du Cinéma, coll. Auteurs, 1986, p. 59.

96 Le Monde, 26.5.1966.

97 NC, p. 27.

98 Cahiers du Cinéma, n° 182, septembre 1966, p. 69.

sont ni établies, ni coordonnées. » Provisoirement, il conclut : « Au hasard Balthazar est une parabole et l’on ne traduit pas en “clair” une parabole. »

L’âne des Mystères

Pour l’heure, concentrons-nous sur l’âne. Il est au centre du film, il sera au centre de notre analyse99. Regardons dans un premier temps ce qui détermina Bresson à choisir un âne et à le baptiser ainsi. Une foule d’associations ont présidé à ce choix et celui de sa devise. Soulignons d’abord que c’est l’aspect visuel de l’âne qui a inspiré le cinéaste : « La beauté plastique d’un âne m’a toujours surpris, et je ne connais rien de plus admirable qu’un œil d’âne100. » Ensuite le réalisateur situe son protagoniste principal sur un double registre, l’un biblique, l’autre païen : « L’âne est à la première place des animaux de la création dans les deux Testaments. D’où ce nom biblique de Balthazar, d’où une sorte de spiritualité et de “mysticité” qu’il amène dans le film. En même temps, curieusement, qu’il amène l’érotisme grec. » Et d’achever : « On peut voir l’âne, avec sa candeur et sa simplicité, en effigie dans plus d’une centaine de nos églises et cathédrales romanes. »

Interviewé par P. Gilles dans Arts, Bresson précise : « J’ai pensé à l’ânesse de Balaam : elle voit un ange sur la route. Son maître la bat. Mais elle ne bouge pas à cause de l’ange. J’ai pensé aussi à la cérémonie de l’âne, à Notre-Dame. C’était au Moyen Âge, au temps de la Fête des fous101… » D’un côté nous avons donc l’ânesse vétéro-testamentaire de Balaam102, véritable prophète qui voit ce que l’homme ne peut voir ; l’âne de la Nativité, de la fuite en Égypte et du dimanche des Rameaux pour les Évangiles, ainsi que l’âne de la « Fête des fous », durant laquelle on installait l’archevêque à califourchon, mais à l’envers, pour se moquer du pouvoir ecclésiastique.

Âne de dieu, âne des hommes. Il rappelle aussi, selon Françoise Puaux, L’Âne d’or d’Apulée, « figure méprisée, phallique, tournée en dérision103 ».

99 Nous avons laissé de côté le rôle de la musique, joué ici par le fameux andantino du deuxième mouvement de la Sonate pour piano n° 20 de Schubert. Nous renvoyons à la description que Jean Sémuloé en fait dans son ouvrage, Bresson ou l’acte pur des métamorphoses, op. cit., p. 138.

100 Le Monde, 26.5.1966. Cet œil d’âne, cadré plusieurs fois au plus serré, rappelle aussi la blessure du Christ, et le coup de lance à la croix, longtemps vénérée et souvent représentée au Moyen Âge dans les livres de dévotion. Voir Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Flam-marion, coll. Idées et Recherches, 1992.

101 Arts, 3 au 9 novembre 1966. Dans son article « La figure de l’âne chez Bresson », Françoise Puaux détaille les nombreuses associations que suscite l’âne. Bien entendu, nous ne retiendrons ici que les principales. CinémAction, n° 80, Christianisme et cinéma, Corlet – Télérama, 1996.

102 Intermédiaire entre les hommes et dieu, elle amène son maître, un devin moabite, à écouter la parole de Dieu (Cf. Nb 22).

103 CinémAction, n° 80, op. cit., p. 125. Rappelons que dans ces Métamorphoses, Lucius, transformé en âne est mêlé, en tant qu’acteur ou auditeur, à mille et une aventures dont Apulée lui fait raconter les péripéties. À la fin du récit, une initiation aux mystères de la déesse Isis lui permet de reprendre sa forme humaine.

Enfin, deux autres références reviennent sous la plume des commentateurs : le Gilles de Watteau104, où une compagnie de gais lurons se moque d’un âne dans le dos du triste Pierrot, le tirant à hue et à dia105. La dernière est attestée par le scénario même d’Au hasard qui la place en exergue : c’est un extrait de l’Idiot de Dostoïevski, dans lequel le prince Mychkine révèle qu’au cours d’un voyage en Suisse, c’est le braiment d’un âne qui le sortit de sa condition d’étranger et de la torpeur qui l’accompagnait jusqu’alors :

« Depuis, j’ai une très vive sympathie pour les ânes. C’est même chez moi une affection spéciale. Je me mis à m’enquérir à leur sujet, car jusque-là je ne savais rien d’eux. Je me convainquis rapidement que c’étaient des animaux très utiles, laborieux, robustes, patients, peu coûteux et endurants. À travers cet animal, ma sympathie alla à la Suisse toute entière106… »

Une figure christique

Voilà la riche généalogie de Balthazar. Mais d’où vient cette devise et ce nom, dont il est baptisé au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit en recevant, à l’orée du film, l’eau qui purifie des péchés et le sel, signe de la sagesse ? « C’était la devise des anciens comtes des Baux en Provence qui se disaient des descendants du roi mage Balthazar (Baux = Balthazar) » explique Bresson dans un entretien107. Une fois de plus nous voici aux pieds du Christ, et plus précisément aux pieds de l’Enfant Jésus à l’occasion de l’adoration des Mages. À son tour humilié, bafoué, flagellé, Balthazar connaîtra une trajectoire qui tient du chemin de croix, comme la route du curé d’Ambricourt croise celle de la Passion. À la fin de sa vie, période mystique selon Bresson, il savourera une gloire éphémère, comme le curé de campagne lors de la séquence de la moto, en portant des reliques d’une procession.

104 Pierrot dit autrefois Gilles, huile sur toile. Musée du Louvre, Paris.

105 N’oublions pas que Balthazar sera aussi le génie providentiel (c’est le milieu de la vie, selon Bresson) d’un numéro de cirque. C’est ici qu’a lieu une stupéfiante scène où s’échangent les regards entre les diverses espèces tenues en captivité. Moment d’intense compassion entre des espèces réduites à l’esclavage ? Philippe Arnaud en développe une excellente description dans son ouvrage : Robert Bresson, op. cit., p. 58.

106 L’idiot, Gallimard, coll. Folio, 1953, pp. 102-103. Ainsi l’âne tient de ces Fols en Christ qui parcourent la littérature russe et que Tarkovski affectionne particulièrement. Balthazar, un proche parent du prince Mychkine, de Stalker ou de Dominico dans Nostalghia ? Fort probablement !

107 Le Monde, 26.5.1966.

Au Hasard Bathazar : l’agonie.

Adoration de l’Agneau mystique

Plus dure sera la chute. Afin de convoyer les objets de contrebande accumulés par Gérard et ses complices, il se chargera des péchés du monde (symbolisés par les parfums, les bas et les pièces d’or qu’il doit transporter). À la frontière de la France et l’Espagne, c’est la sainte agonie du Christ qui l’attend. La séquence finale, d’une extraordinaire beauté, rejoint la vision de l’agneau immolé dans l’Apocalypse selon Jean, tel que Hubert et Jan Van Eyck la représentent108. Blessé à mort par une balle qui ne le visait probablement pas, il gît à même le sol, abandonné par les petites frappes qui l’ont réquisitionné, mais entouré de dizaines de moutons blancs (Bresson en rêvait trois ou quatre mille) dans une nature apaisée et sereine. D’une certaine façon, sa mort rachète le mal et les souffrances dont il a été le témoin, mais jamais le complice. Car lui non plus ne partage en rien la condition peccamineuse des hommes.

Un double eucharistique

Bresson a confié trois autres fonctions hautement symboliques à Balthazar.

Successivement, il labourera, moudra le blé et livrera du pain, « cette espèce d’eucharistie paysanne », note Jean Louis Schefer109. Il est ainsi fait passeur de pain, passeur de vie. Répondant à la « pléthore de sens » dénoncée par Comolli, il souligne que l’âne est à la fois « objet transitionnel », « véhicule des affects » et « “truc”

narratif » qui fait le lien entre tous les fragments d’histoire. Il prend la place exacte du curé dans le Journal : « Baptisé, courronné, frappé, lapidé, ridiculisé, il fait passer en fond de tableau le fantôme d’un jeu de la Passion. » Mieux, l’essayiste en fait le metteur en scène « symbolique » du film : « il change les tableaux, joints les lieux et classe finalement les histoires successives. » Cependant, à cause de ses métamorphoses successives, il voit en lui une « instance d’interprétation110 », portant toutes les significations, mais n’en arrêtant aucune. À tel point qu’elles s’annulent, souligne Philippe Arnaud, ne laissant place qu’à une « pure présence littérale111 ». Au fond, ajoute Schefer, l’âne est « une encoche du réel ajouté à chaque portrait, à chaque histoire. »

Il est vrai que des symboles, Balthazar n’en véhicule que trop. Et c’est avant tout une présence, douce mais têtue, que l’on retient. Au cœur des souffrances

108 Adoration de l’Agneau mystique, panneau central du polyptyque de Gand, huile sur bois.

109 Robert Bresson, Éloge, Cinémathèque française — Mazzotta, 1997, p. 46.

110 « C’est sur lui (…) que porte ce doute de l’interprétation (est-ce du réel, une déclinaison et un orgue de sensations, la table apprêtée d’une messe laïque ?). L’âne cheminant comme le moteur et le souffre-douleur de l’histoire “ne dit rien, ne dissimule pas, il signifie”. Mais quoi ? Il ne le dit ni le dissimule : il est l’instance d’interprétation. » Id. p. 47.

111 « Le cumul de ces références possible en un sens s’abolit, et revient à la pure présence littérale de cet âne noir, noir, dit Bresson, parce que c’est une couleur qui le situe entre le prêtre et le fonctionnaire. » Robert Bresson, op. cit., p. 64.

humaines, il chemine avec les bons comme les mauvais, subissant, trimant et réconfortant. Alors, Balthazar signe de quoi ? Du Christ, certainement, dont il devient plus qu’un symbole. Tel le consolateur, il est ce grain qui meurt pour le salut des hommes, tour à tour encensé, conspué ou déshonoré. Il est une « présence réelle » dans deux sens différents : pour les spectateurs du film, il est une altérité irréductible ; tandis que pour les personnages, il est littéralement christophoros, porteur du Christ, signe de la présence de Dieu au milieu des hommes, comme l’eucharistie, dont il devient l’exact analogue112. Au plus intime du récit, l’âne Balthazar sera cet « Agneau de dieu qui enlève le péché du monde ». C’est par là que la figure de l’âne rejoint celle de la

« petite dame aux cheveux gris » de L’Argent (1983), dernière œuvre de Bresson. À son tour « agneau immolé », elle est ce bien qui absorbera le mal et permettra la rédemption du protagoniste principal, Yvon. Il faut insister sur la douceur qui accompagne l’âne au cœur des luttes (il incarne littéralement toutes les « béatitudes ») et sur la paix qui l’emporte au terme d’Au hasard Balthazar.

En trois films emblématiques, nous avons vu l’évolution de la rhétorique bressonienne. De son sens et de sa portée, nous parlerons ultérieurement. Notons seulement que si Bresson efface les symboles les plus visibles de Dieu, ce n’est pas tant son absence qu’il veut dénoncer, que sa présence qu’il nous invite à chercher, à deviner au-delà du visible. Dieu aime à se cacher pour qu’on désire le trouver, disent les rabbins. Dans le Journal, l’« effrayante présence de Dieu » est à chaque instant sensible pour le curé d’Ambricourt, jusque dans la nuit du doute le plus profond. Pour nous, elle se révèle à travers les images, les sons et son propre personnage, prisonnier de la

En trois films emblématiques, nous avons vu l’évolution de la rhétorique bressonienne. De son sens et de sa portée, nous parlerons ultérieurement. Notons seulement que si Bresson efface les symboles les plus visibles de Dieu, ce n’est pas tant son absence qu’il veut dénoncer, que sa présence qu’il nous invite à chercher, à deviner au-delà du visible. Dieu aime à se cacher pour qu’on désire le trouver, disent les rabbins. Dans le Journal, l’« effrayante présence de Dieu » est à chaque instant sensible pour le curé d’Ambricourt, jusque dans la nuit du doute le plus profond. Pour nous, elle se révèle à travers les images, les sons et son propre personnage, prisonnier de la