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Rabelais et Montaigne : l'écriture comme parole

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Rabelais et Montaigne : l'écriture comme parole

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Rabelais et Montaigne : l'écriture comme parole. L'esprit créateur , 1976, vol. 16, p. 78-94

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:74178

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Rabelais et Montaigne: l'écriture comme parole

Michel Jeanneret

"Nous autres, qui avons peu de practique avec les livres ... "

(Montaigne, Essais, III, 8)

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E NATURALISEROIS L'ART autant comme ils artialisent la ( ( nature" (111,5; 874) 1: formule où Montaigne resserre à la fois

son programme littéraire et la substance de sa réflexion critique.

La bipartition de la phrase, déjà, est exemplaire. Car, en matière d'écri- ture, il y a, sans nuances, le juste et le faux. L'art qui s'émancipe, se constitue en valeur suffisante et occulte son objet pervertit la vocation de l'œuvre. Au lieu de transmettre, comme un véhicule neutre, le référent qui le suscite, il interpose ses lois propres et, à la réalité ouverte, mobile, substitue un système clos. C'est le maléfice de la rhétorique, qui force le vivant dans des catégories fixes. A l'autre extrême, l'art "naturalisé"

médiatise le monde sans entremettre sa différence. Il rend l'œuvre à son origine vécue, il la replonge dans l'univers psychique ou phéno- ménal qui l'anime. L'écriture idéale selon Montaigne est une parfaite mimesis; elle se moule sur la vie et la reproduit comme en un miroir.

Le dire se confond avec le faire, l'écrit se métamorphose en matière et mouvement. Consubstantiel à l'objet de son discours, le livre accompli renonce à soi en tant que création autonome, si bien que sur la page s'effacent les signes arbitraires et se reflètent, en transparence, l'épaisseur du réel et l'intensité d'une pensée en gestation.

Perçu dans ces termes généraux, le projet de Montaigne risque de paraître purement théorique et réductible à quelques lieux communs - le livre comme nature, l'illnsion du vivant. C'est pourtant le contraire qui est vrai: la naturalisation de l'art inspire bel et bien une pratique

1. Pour les Essais, je donne la pagination de l'éd. P. Villey (Paris: PUF et Lausanne: Guilde du Livre, 1965). Pour Gargantua, je cite d'après les Œuvres complètes, éd. P. Jourda (Paris: Garnier, 1962), t. 1. Les italiques sont toujours de moi.

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et garantit la singularité de l'entreprise. On se contentera d'abord, pour authentifier cette revendication, de relever dans le texte des Essais deux figures de l'œuvre, où il n'est pas facile de démêler le métaphorique du littéral; elles confèrent au dessein de Montaigne une tournure plus personnelle et témoignent en faveur d'une ressemblance, d'u~ échange effectifs entre le discours et son référent.

L'œuvre-miroir se donne d'abord pour un corps et toute une part de la dimension réflexive, dans les Essais, est exprimée en termes physio- logiques: "Je m'estalle entier: c'est un SKELETOS où, d'une veuë, les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque piece en son siege"

(11,6; 379). Les mots prétendent s'articuler comme autant d'organes et le texte mimerait le réseau d'un tissu vivant. Si les Essais "me repre- sentent à vostre memoire au naturel", c'est qu'ils s'organisent en un

"corps solide" (11,37; 783) et s'animent comme un être de chair. Soma- tiser l'œuvre: le modèle est ici la poésie des Anciens, que Montaigne célèbre précisément comme l'achèvement littéraire le plus parfait. "Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l'amour mesme. Venus n'est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile" (111,5 ; 849). Car le langage des poètes antiques "est tout plein et gros d'une vigueur naturelle et constante; ils sont tout epi- gramme, non la queuë seulement, mais la teste, l'estomac et les pieds"

(111,5: 873). Le texte réussi ne nomme pas seulement le corps, il s'en empare, s'y substitue et se confond à lui. L'écriture accomplie est celle qui, par sa substance et par sa force, suscite une présence chamelle, se laisse palper. Cet exemple, fréquemment allégué, Montaigne ne se contente pas de le citer dans l'abstrait. S'il insiste sur l'énergie de son style, s'il revendique le prestige d'une écriture charnue, pesante et fé- conde, c'est qu'il entend s'approprier ces qualités et les signaler à son lecteur. Quelques-uns de ses prosateurs préférés, Plutarque, Epi cure, Sénèque, Tacite, lui servent d'intermédiaires: par l'imitation de leur style nerveux et dense, il cherche à animer des mots exsangues et à reproduire, dans ses phrases, les mouvements du corps.

La seconde figure est celle de la marche et du voyage. Toute réalité, intérieure ou extérieure, humaine ou inanimée, est emportée par le mouvement du temps ; le style mimétique cherche donc à actualiser, dans son rythme, le flux universel. L'allure expansive des Essais, le progrès instable et la structure mobile des phrases prétendent enregistrer l'écoulement qui entraîne, d'un "branle" distinct, l'objet du discours et le sujet écrivant. Pour qualifier l'œuvre, les métaphores de la démarche

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abondent: "Je veux qu'on voye mon pas naturel et ordinaire" (11,10;

409); "Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon sille et mon esprit vont vagabondant de mesmes" (111,9; 994); "TI faut que j'ai!le de la plume comme des pieds" (111,9; 991). Puisque le moi labile réalise le mieux son être en épousant le passage, le texte miroir connai- tra une infinie gestation. Montaigne n'écrit pas pour suspendre le temps, mais pour reproduire la succession de moments éphémères et disconti- nus. TI n'insiste pas sans raison sur la 'production ambulatoire des Essais: "Tantôst je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy" (111,3 ; 828). Ici aussi, la métaphore est à prendre au pied de la lettre: il ne suffit pas de dire que l'œuvre parle de soi en termes de mouvement ou se compare à un voyage; tout cela, elle entend /'être. L'essai De la Vanité ne signifie rien d'autre; d'emblée, il postule qu'écrire. c'est se mettre en chemin: "Qui ne voit que j'ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j'iray autant qu'il y aura d'ancre et de papier au monde?" (111,9; 945) et, parvenu au bout de sa trajectoire, il atteint Rome, comme Montaigne parti pour l'Italie;

surtout, entre départ et arrivée, il entrelace si étroitement les motifs de l'écriture et du voyage que les deux démarches apparaissent entièrement solidaires et interdépendantes.

Ces quelques éléments ne veulent que suggérer la fécondité de la perspective ouverte ici -la naturalisation de l'art. Approfondie, elle n'éclaircirait pas seulement l'esthétique de Montaigne, mais révèlerait une dimension importante de l'écriture, du littéraire, chez les maîtres de la Renaissance. On se bornera, pour le moment, à suivre, dans cet ample domaine, une piste particulière. Rendre l'œuvre à l'espace de la

praxis, c'est la situer dans un mode d'échange vécu, c'est lui conférer le caractère de l'oral. L'infiltration de l'écriture par la parole, qu'on diagnostiquera tour à tour chez Montaigne et chez Rabelais, s'offre comme l'une des approches possibles du thème esquissé.

A l'égard du livre- celui qu'il écrit et ceux qu'il lit -,la position

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de Montaigne est ambivalente. TI est évident que, pour se saisir, pour se communiquer, il a besoin d'écrire; et il est également clair qne sa librairie lui fournit des matériaux indispensables à l'exercice de son jugement. Encore y a-t-il différentes espèces de livres et différentes manières de les employer. L'usage conventionnel de l'écriture et de la lecture repose sur tant d'abus que Montaigne adopte souvent une posi-

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tian critique: il dénonce les pièges du livre pour s'en garantir et, comme auteur, comme liseur, échapper à la menace du scriptural et du livresque.

A la fluidité des choses et des êtres, le livre oppose la permanence de son témoignage.

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perpétue l'éphémère et immortalise à la fois l'auteur et son objet. Ce lieu commun, Montaigne le renverse et l'affecte d'une valeur négative: le livre comme mémoire n'est qu'un monument pétrifié.

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s'abstrait de l'écoulement naturel et instaure une stabilité artificielle. A quoi bon conserver ce qui, de son mouvement propre, devrait évoluer et passer? La fixité des mots sur la page pervertit la loi de l'universelle mortalité.

Arbitrairement soustrait à la temporalité, le livre s'érige en vérité immuable et verse dans l'intolérance: il participe alors du maléfice du système. A des lecteurs divers, dans des temps divers, il impose une information indifférenciée, figée en termes dogmatiques et en caté- gories générales. Le discours qui pense échapper aux contingences de l'histoire se couvre d'une apparence de certitude, alors que toute pro- position est nécessairement provisoire ; dans un monde soumis aux glissements et aux accidents, le vrai n'est jamais acqnis. Le scepticisme est une attitude inquiète, que trahit l'immobilité du livre. Et si le mes- sage cannait une distorsion, le destinataire, de son côté, subit une violence: la pression de l'écrit menace de paralyser le pouvoir sélectif du jugement. Au lieu de choisir et d'absorber ce qui le touche, le sujet risque alors d'accumuler ·indifféremment, superficiellement, toutes les opinions, aux dépens de son intégrité.

Le livre est pernicieux en ce qu'il revendique sa suffisance. Au lieu de refléter le monde et d'y ramener, il élabore ses propres références et substitue le dire au faire.

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dispense du contact vital avec les choses -l'expérience- pour remplacer l'activité concrète par le verbiage et la spéculation. Sur la condamnation de l'écrit se greffe ici un débat bien plus vaste: l'opposition de la théorie et de la pratique. Dans la diatribe de l'honnête homme contre les gens de lettres, c'est souvent le livre, l'écriture, qui servent de boucs émissaires:

Quel que je soye, je le veux estre ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez à me faire valoir ~oy-mesmes; mes estudes, à m'apprendre à faire, non pas à escrire [ ... J Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besoigne [ ... ] Ceux que je voi faire de bons livres sous de mechantes chausses, eussent "premierement faict leurs chausses, s'ils m'en eussent creu [ ... ] Mon Dieu!

Madame, que je haïrais une telle recommandation d'estre habile homme par eS'crit, et estre un homme de neant et un sot ailleurs. (11,37; 784)

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Le meilleur livre est celui qui échappe au piège du livresque et à la médiation des signes écrits: c'est le livre de la nature, qui s'adresse directement aux sens et mobilise l'être entier. Pour arracher son élève à l'emprise des pédants, esclaves de la lettre et du texte, Montaigne revigore le topos: "Ce grand monde [ ... ] c'est le miroüer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escholier" (1,26: 157-8): ou encore: "A cet appren- tissage [du jugement], tout ce qni se presente à nos yeux sert de livre suffisant: la ~alice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres" (1,26: 152). Du haut de sa librai- rie, nous dit Montaigne, la vue s'étend "de riche et libre prospect" (111,3;

828): par-delà les livres, c'est au monde qu'il regarde.

Mais le spectacle de la nature n'est pas suffisant non plus. S'il authentifie la lecture en lui assignant un objet concret, l'échange qu'il propose demeure unilatéral et risque de s'enliser en une contemplation nonchalante, à fleur des choses. La commJlnication selon Montaigne demande un interlocuteur à part entière: sans la vivacité du dialogue, sans une recherche collective et dynamique, elle langnit. Son potentiel ne se réalise donc pleinement que par la parole, dans l'expression ponc- tuelle d'une opinion singniière, immédiatement soumise à la critique d'un auditeur. L'écrit et la représentation sont des modes d'expression contingents, tandis que la parole fonde toute relation humaine: sans elle, l'être succombe au marasme du solipsisme:

Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C'est le seul util par le moien duquel se com- muniquent nos volontez et nos pensées, c'est le truchement de nostre ame:

s'il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus.

(II, 18: 666-7)

Encore faut-il distinguer deux espèces de paroles. TI en est une, con- taminée par l'écrit, qui fonctionne à sens unique, séduit par la qualité de son apparence et affecte l'autorité pour se soustraire à la contestation:

c'est le discours rhétorique, prémédité et captif de catégories fixes. Il refuse les conditions de l'échange, se mire en soi et pervertit ainsi le libre jaillissement de l'oral. La parole authentique, par laquelle l'être s'articule et instaure son rapport à autrui, s'expose au contraire à l'épreuve d'un débat: elle surgit et s'épanouit dans la conversation,

"commerce" privilégié, explicitement opposé à la pratique du livre:

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Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la con- ference. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de nostre vie [ ... ] L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foi ble qui n'es- chauffe point: là où la conference apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une ame forte et un roide jousteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations eslancent les miennes. (III,S; 922-3).

Pareille conversation est une dispute; du modèle médiéval, elle rejette sans doute le formalisme, mais conserve la structure polaire, moteur d'un affrontement vigoureux. Du choc des opinions, elle extrait des pensées nouvelles. Elle ne prétend pas atteindre de résultats défi·

nitifs: son mouvement reflète la trajectoire hasardeuse, toujours ina- boutie, de la recherche. Sa valeur tient à l'instantanéité de son déroule- ment et au plaisir de l"'exercitation". C'est alors, dans l'acuité des passes verbales, que l'être se transmet le plus spontanément dans le langage.

Le défi précipite la gestation et la production de l'idée latente. Sans provocation externe, le moi demeure au contraire inerte, incapable d'actualiser son potentiel d'invention:

Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition. Le hasard y a plus de droict_ que moy. L'occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'Y trouve lors que je le sonde et employe à part moy. Ainsi les paroles en valent mieux que les escripts. (1,10; 40)

L'accouchement de la pensée par le dialogue est une action, avec mise- en-scène et personnages. A la fois acteur et spectateur, l'être qui se surprend dans ce processus de création accède à l'une des formes les plus exaltantes de la conscience d'exister.

L'avènement intellectuel et linguistique se trouve ainsi lié à un évé- nement physique, auquel participent des forces; des organes et des matières. La conversation exorcise le divorce du mot et de la praxis:

Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle: d'où c'.est à l'adventure que je puis plus à parler qu'à escrire. Le mouvement et l'action animent les parolles. (11,17; 638)

L'intérieur et l'extérieur, le corps et l'esprit s'associent dans la produc- tion de la parole. Dans l'usage du livre, "l'ame s'y exerce, mais le cerps, duquel je n'ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'attriste" (111,3; ·829). L'échange oral mobilise l'ensemble de l'être et garantit au discours, menacé d'abstraction, une dimension pragmatique.

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L'écrit sépare, la parole rassemble: le lien qu'elle noue avec le monde ambiant inclut aussi le destinataire du message. Si le livre sacrifie l'individu à un public anonyme et exige du lecteur qu'il vienne à lui, le locuteur va au-devant de son vis-à-vis. L'oral échappe aux systèmes:

il s'adapte aux circonstances ; il s'adapte aux personnes. La condition de la parole transitive, c'est l'écoute préalable d'autrui, l'attention prêtée à une différence. Sans le respect mutuel de deux sujets, la conversation échoue; son circuit engage à la fois la bouche et l'oreille, l'affirmation

~ du moi et la disponibilité à l'autre. Ici co=e souvent, le modèle est Socrate: Socrate qui n'a pas écrit, qui s'achemine vers la vérité par le dialogue et qui utilise la parole pour révéler son interlocuteur à lui- même.

Phénomène physique, l'émission orale présente l'avantage supplé- mentaire de se dérouler dans le temps. La lecture peut sans doute épouser les fluctuations de la durée; mais elle est toujours tentée de s'arrêter, de ressaisir ses éléments épars en une structure fixe, de s'instaurer artificiellement en mémoire extra-temporelle. La parole, elle, n'échappe pas à l'immédiateté de sa diffusion; son déroulement linéaire enregistre le glissement qui emporte à la fois les acteurs du discours et leur thème. Puisque tout bouge, le langage authentique, moulé sur le réel, sera ponctuel et mobile.

L'oral restaure la production humaine dans son essentielle tempo- ralité. Nous reconnaissions plus haut, dans la figure du voyage comme métaphore réflexive et comme moteur du rythme narratif, la volonté de capter dans l'œuvre le flux universel. On mesure désormais l'affinité de ces deux références, la parole et le voyage, qui installent dans le texte deux modèles complémentaires du mouvement, à travers le temps et à travers l'espace. La conversation est une "démarche", une quête, au même titre que le voyage: sa vitesse est variable, elle avance et recule, au gré des circonstances et des fantaisies du sujet. Les méta- phores sont significatives : "A quoy faire vous mettez vous en voie de quester ce qui est [la vérité] avec celuy qui n'a ny pas ny al/eure qui vaille? [ ... ] L'un va en orient, l'autre en occident" (III,8; 926). Les deux mouvements sont d'ailleurs associés dans la genèse même des Essais:

dans sa librairie, dit Montaigne,

tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voicy [ ... ] Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent. Ceux qui estudient sans livre en sont tous là (111,3; 828).

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A son ongme, le texte des Essais n'est rien d'autre qu'une parole, dictée à haute voix et proférée au rythme d'nue déambulation. Par mille ruses, l'écriture se nie en tant qu'opération strictement littéraire; parlée et marchée, elle se réalise comme nu acte physique, comme un progrès qui s'étale dans le temps et l'espace.

Puisque l'œuvre, dans sa gestation et son déchiffrement, est nu objet cinétique, puisque les paradigmes privilégiés sont ceux du débit et de la démarche, on comprend qu'nu autre modèle- bien plus répandu dans la tradition littéraire- soit à peine exploité: le texte comme peinture, comme ensemble destiné à l'œil. Assimilé à un tableau, il se donnerait pour une structure a-temporelle, un tout dont les parties se laissent appréhender simultanément. La définition des Essais comme un portrait n'engage guère: elle est commune et Montaigne ne la développe pas. Il est significatif que la seule comparaison plastique réellement neuve et consistante sélectionne un mode de représentation qui suggère le mouvement et qui, par la complexité de son dessin, impose nue lecture progressive:

Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite ny proportion que fortuite? [ ... ] Ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. (1,28; 183)

La peinture est la métaphore de l'écrit, dont elle connote la dimen- sion visuelle; elle trahirait la priorité accordée par Montaigne à l'ouïe et au mouvement. Il reste pourtant que le livre pourrait être sauvé si lui-même participait de la temporalité; si la lecture, au lieu de sur- monter la durée, s'acceptait comme une opération transitoire. A ce prix, ils redeviennent légitimes ; voilà pourquoi Montaigne répète avec insis- tance que sa pratique des livres est circonstancielle: elle ne nie pas le mouvement de l'histoire, elle ne garantit à l'usager aucun privilège sur le temps, mais emegistre au contraire nu état d'esprit accidentel, pro- visoire:

Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire et à son defaut, si extreme qu'il m'est advenu plus d'une fois de reprendre en main des livres comme recents et à moy inconnus, que j'avoy leu soigneusement quelques années au paravant et barbouillé de mes notes, j'ay pris en coustume, depuis quelque temps, d'ad jouter au bout de chasque livre [ ... ] le temps auquel j'a y achevé de le lire et le jugement que j'en ay retiré en gros, afin que cela me represente au moins l'air et Idée generale que i'avois conceu de l'autheur en le lisant.

(II,to: 418)

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Ce livre-là ne supplée pas aux défaillances de la mémoire, mais s'en accommode. Il ne transcende pas l'écoulement, mais est absorbé dans la durée subjective. Renié en tant que monument immuable, nu et fixe, il emprunte à la parole sa fugacité. Montaigne n'adhère à son écrit et à celui des autres qu'une fois transfigurés par la mobilité de l'oral.

C'est ce qu'il reste à vérifier. Le projet inscrit dans l'œuvre ne demeure pas théorique, mais affecte la forme des Essais et constitue nu principe d'explication pertinent de leur style. Si Montaigne précise qu'il dicte, s'il répète: "Je parle au papier comme je parle au premier que je rencontre" (III,l; 790) et "le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche" (1,26; 171), c'est qu'il nous invite à reconnaître, dans son texte, la vibration de la parole. On se limitera à en relever ici trois manifestations.

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La terminologie des Essais porte doublement la trace d'une produc- ' . · ·' _ti on .instantJ!l!éfl_9Jl.tr.ansitoire. Puisque le livre conserve les signes_ de

sa composition successive. on ne cherchera pas nécessairement, entre ses parties, de continuité ni de cohérence. Ainsi pour tant de mots dont l'acception va~.;~me si le respect de définitions fixes é~h~ppait à Montaigne. "Les paroles redictes ont, comme autre son, autre sens"

(III,12; 1063). A chaque émission, à chaque circonstance correspond un contexte spécifique. Le discours qui tend à l'oral ne compte pas sur les rappels ni les recoupements- il ignore les effets de simultanéité-, mais construit dans l'immédiat, au gré de fragments plus ou moins/

autonomes. Et si Montaigne joue sur l'instabilité de son vocabulaire pour connoter la temporalité interne de l'œuvre, il exploite également nu autre facteur de changement -l'évolution de la langue: il rassemble à plaisir, semble-t-il, des termes et des expressions caducs, et souligne que son style est transitoire: "J'escris mon livre à peu d'hommes et à peu d'années. Si ç'eust esté une matiere de durée, il l'eust fallu com- mettre à nu langage plus ferme. [ ... ] Qui peut esperer que sa forme presente soit en usage, d'icy à cinquante ans?" (III,9; 982). Recourir sans regret à un véhicule éphémère, ça n'est pas seulement faire du passage nue valeur littéraire, mais actualiser pleinement sa préférence pour nu mode_cl'expressioJ1 fugi!if.

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1 Sur le même principe repose un autre aspect, bien connu, du style u

1 des Essais: la composition par "lopins", la dispersion du tissu narratif.

; L'écriture qui emegistre la dictée d'un moi ponctuel produit un texte

' discontinu, encore morcelé par les adjonctions ultérieures qui, avec les décalages ou les heurts qu'elles y introduisent, redoublent les marques

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de la dissémination temporelle. Sur l'allure "à sauts et à gambades"., Montaigne, entre autres références, cite l'exemple de "tel dialogue de Platon mi party d'une fantastique bigarrure, le devant à l'amour, tout le bas à la rhetorique" (Ill,9; 994). Le renvoi pourrait bien être signi- ficatif: l'œuvre alléguée est le Phèdre, dans lequel, justement, Platon exprime, par le mythe de Theuth, sa critique de l'écriture et du livre (274-6). Soumettre l'énoncé au jaillissement de l'instant, renoncer au nivellement d'un ordre artificiel, c'est suivre, tant bien que mal, la leçon de Socrate et de Platon, parier pour la parole et confiner délibé- rément l'écrit dans un rôle d'auxiliaire.

On sait le prix qu'attache Montaigne au style "succulent et nerveux, court et serré, non tant delicat et peigné comme vehement et brusque"

(1,26; 171). Son langage, dit-il encore, est "serré, desordonné, couppé, particulier [ ... ] sec, rond et cru" (1,40; 252-3). Il est vrai que la réalité est moins simple et que l'écriture des Essais n'est pas entièrement réductible à ce modèle, sans doute dérivé de l'esthétique anti-cicéro- nienne. Il demeure que Montaigne recherche les effets de surprise, les

r dissymétries et les ellipses ; qu'il pratiq_ue les pointes et les paradoxes, ',_les jeux de sonorités ou les jeux de mots, les télescopages ou les ruptures de construction. Cet arsenal de techniques à la Sénèque, il ne l'exploite ou ne l'invoque pas sans raison. Lui-même s'explique: parmi les charmes de la conversation, il relève les "devis pointus et coupez", le ton "aigu et ingenieux" (111,8; 938). Le style dense et bâché est donc un style oral. Il repose sur des effets immédiats, il est destiné à frapper des auditeurs et ne réalise son efficacité que prononcé à /hau\;, =v~i;.J La période cicéronienne sollicite la mémoire, donc une durée continue et homogène; elle postule même la page écrite, où elle déploie le mieux ses symétries, comme un tableau, pour le plaisir des yeux. Le style

"court e~ serré'"' procède, lui, par chocs instantanés: il s'adresse surtout à ]'()reille. Tel est le domaine privilégié de Montaigne, car, dit-il, "si j'estois asture forcé de choisir, je consentirois plustost, ce crois-je, de perdre la veuë que l'ouir ou le parler" (111,8; 922).

Il se ·pourrait que la piste indiquée par Montaigne révèle une constante dans la littérature de la Renaissance. Elle conduit en tout cas à Rabelais, dont les affinités avec la tradition orale sont évidentes. On le vérifiera ici par un bref sondage dans Gargantua. Il est vrai qu'une difficulté nous attend: comme dans les Essais, la réflexion s'articule sur la distinction de deux types de langage- replié sur soi et perméable a:u

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monde-, elle• même absorbée dans une oppositon plus vaste art/action.

Le cadre conceptuel ne comcide donc pas exactement avec l'antinomie écrit/oral. Il y a pour Rabelais une parole pervertie- captive de la rhétorique, soumise à l'automatisme d'un système, comme celle, déra- cinée, inopérante, de Maître Janotus ou de l'Ecolier limousin. Inverse- ment, il y a un bon usage de l'écrit, lorsqu'il participe de la réalité concrète- ainsi les hiéroglyphes, où se reflètent "la vertu, proprieté et nature des choses" (chap. 9) -,ou quand il s'adapte aux circonstances, comme les lettres des géants. En règle générale, pourtant, le langage réalise son ouverture au monde dans l'expression orale, et c'est l'écrit qui se coupe de l'extérieur. Si Rabelais résiste aux schémas trop simples, si l'antithèse écrit/oral ne s'organise pas en un dualisme strict, la thèse soutenue ici demeure, dans la plupart des cas, pertinente.

Le récit de Gargantua est encadré par deux transcriptions: le "petit traicté intitulé: Les Fanfreluches antidatées" (chap. 1-2) et !"'Enigme en prophetie" (chap. 58). Deux échantillons d'écriture qui ne veulent rien dire ou conservent leur secret ; le premier est incohérent, le second demeure ambivalent: Gargantua et Frère Jean ne s'entendent pas sur son interprétation.

Sur les tares de l'écrit, le premier chapitre, d'ailleurs, en rajoute:

si !'ÏnÏntelligible est largement cité, l'information effective promise par les livres est éludée. L'histoire porte sur la généalogie du géant, qui a été trouvée "escripte au long de lettres cancelleresques [ ... ] tant toutes- foys usées par vetusté qu'à poille en povoit on troys recognoistre de ranc"; "à grand renfort de bezicles", le je-personnage parvient cepen- dant à la déchiffrer. Mais, pour en prendre connaissance, "je vous remectz à la grande chronicque Pantagrueline" : le document clé figure ailleurs ; il existe bien, dans la tradition, une autre généalogie complète:

"celle du Messias, dont je ne parle". Double lacune. Constamment allé- gué dans les premières pages du récit, l'écrit ne transmet aucun message positif; il se dérobe et débouche sur le vide.

La suite confirme cet avertissement. S'il n'y succombe pas néces- sairement, l'écrit porte toujours en lui la menace du livresque et du stérile. Il se détourne des choses et se donne à soi-même pour référence:

l'écrit renvoie à l'écrit, il se complait dans le spectacle de sa propre suffisance. Dès que le récit rapporte d'autres textes, invoqués comme autorités (chap. 3, 6, 9 et passim), il tend à s'empêtrer dans un réseau de citations complexes, qui engendrent leurs propres valeurs et voilent peu à peu l'objet du discours: c'est la malédiction du circuit clos, qui

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tourne à vide. L'écrit sécrète alors l'arbitraire: affranchi de la vérifi- cation par les faits, il peut soutenir indifféremment n'importe quelle thèse. Telle est la menace qui, selon le Prologue, pèse sur la lecture allégorique: quelles bornes imposer au flux des interprétations, quand elles se greffent l'une à l'autre, sans rapport avec leur objet? Mo~~aigne dénoncera lui aussi l'enchaînement des commentaires en cercle ·VICleux:

"Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu'à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject: nous ne faisons que nous entregloser" (111,13; 1069): délestés d'un référent externe les mots s'accumulent et piétinent en vaines théories. C'est ce que

co~state

le narrateur, après l'examen des traités sur la

si~ficatio_n

des couleurs ; il n'a guère progressé, et ne trouve enfin qu a brandrr l'argument d'autorité: "ley doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre en ce consommé du tout, et diray en un mot que le bleu signifie certainement le ciel et choses celestes" (chap. 10). Il est vrai que la parole des vieux tousseux présente la même déviation: c'est justement qu'elle demeure captive du livresque. L'autorité des m~itres

scolastiques de Gargantua tient à la pratique mécanique de l'écnture et de la lecture: régime abstrait et stérile où l'enfant, privé de dialogue, s'englue et "en devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté" (chap. 15).

L'écriture thématisée dans les premiers chapitres se repliait sur elle- même. Survient alors la parole qui, perméable, transitive, exorcise les maléfices de la clôture. Car le jaillissement de l'oral, qui envahit peu à peu le récit, n'est pas solitaire: il instaure deux relations essen:i:n:s : entre l'homme et le monde matériel, entre l'homme et la collectiVIte.

Dans la fête qui accompagne la naissance de Gargantua (chap. 4 et suiv.), la bouche est investie de deux rôles complémentaires. On parle -les "propos des biens yvres" fusent et associent le bonheur de vivre à l'inventivité verbale. On boit et on mange -la nourriture et le vin foisonnent, et Je discours, loin de se suffire à soi-même, est associé à toute sorte de jouissances positives. Tandis que dans la sphère des livres la substance se dérobe et les mots sont creux, la main mise sur les biens du monde amorce ici une thématique de la présence et du plein. Le discours ne tourne plus à vide, mais, au contact du concret, se charge de motivations. Restaurée dans sa relation au corps et ~ la jouissance immédiate, la communication peut s'épanouir: opératmns complémentaires que l'idéal du pantagruélisme, posé au seuil du réc1t, associait déjà: "c'est-à-dire beuvans à gré et lisans les gestes horri- ficques de Pantagruel" (chap. 1).

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L

L'ESPRIT CRÉATEUR

L'enracinement bénéfique de la parole ne tient pas seulement à son lien avec la consommation et la satisfaction des sens. C'est par elle aussi que l'individu réalise son appartenance à la communauté: en quoi elle garantit, ici encore, le contact vital entre l'intérieur et l'extérieur.

Relation aux choses, relation aux êtres : cette double transitivité est d'ailleurs à peine dissociable, car c'est autour d'une table, dans l'abon- dance d'un banquet, que l'échange oral s'accomplit le plus pleinement.

Les "propos des bien yvres" étaient déjà des propos de table: la parole et la bonne chère, partagées par tous les membres de la collectivité, resserrent l'unité et la vitalité du corps social. Mais la convivialité connait son plus grand accomplissement dans l'épisode de la guerre picrocholine qui se déroule d'ailleurs, pour une bonne part, à la table de Grandgousier. C'est là, dans le vin et la conversation, que les amis connaissent leur plus intense épanouissement et que parmi eux se révè- lent deux héros de la parole: Grandgousier, qui suscite la fête et aime raconter, près de son feu, "à sa femme et famille de beaulx contes du temps jadis" (chap. 28) et Frère Jean, grand rieur et grand buveur, sociable et "bien fendu de gueule" (chap. 27), qui alimente le festin de son insatiable faconde. Au reste, la parole collective ne rassemble pas seulement les hommes : elle les émancipe; la joie du banquet exorcise les infortunes de la guerre et les plaisanteries désamorcent le sérieux des forces oppressives. Par le ridicule, les propos facétieux démystifient les agents de peur et d'inertie: l'Eglise, la Justice, la Tyrannie. La parole contribue à édifier un ordre nouveau, fondé sur le plaisir, la liberté et la communauté.

Pour les convives de Grandgousier, parler n'est pas le contraire d'agir: l'un succède à l'autre et leur contiguïté suggère qu'ils sont interchangeables. Le langage des Pantagruélistes est un foyer d'énergie et se prolonge en gestes. L'extraordinaire efficacité militaire de Frère Jean est inséparable de sa volubilité. Si libre et prolixe que soit sa parole, elle s'accompagne de faits, elle a prise sur le monde. L'opposi- tion avec Picrochole est significative: chez lui et ses hommes, le mot est séparé de l'acte. Soit il agit mais ne parle pas- c'est la force brute qui se dérobe à la communication, refuse de négocier-, soit il parle mais n'agit pas- c'est la conquête du monde par la feinte d'un verbe substitutif qui, affranchi de l'expérience, autorise tous les délires. La bonne éducation, le bon usage de la culture réalisent au contraire la coïncidence du discours et de la pratique. De sa "bouche vermeille",

"avecques gestes tant propres, pronunciation tant distincte, voix tant

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eloquente" (chap. 15), le page Eudémon déploie son éloquence et dé- montre simultanément la qualité de sa parole, ses vertus sociales et son ouverture au monde. Ponocrates modèlera son programme sur le même idéal : sa pédagogie repose sur le recours constant à l'oral - lecture à haute voix, justesse de la prononciation, entretiens savants, propos de table, récitation, chant, audition de divers orateurs .:..._et sur les exercices physiques. De l'un à l'autre, la continuité est évidente:

faire parler les livres, c'est les rapprocher du physiologique et les engager dans une connaissance pragmatique du monde ; dans la parole fusion- nent l'esprit et le corps, la notion et l'acte.

Le réseau thématique de la parole suggère une dernière association.

Gargamelle accouche de Gargantua par l'oreille et "soubdain qu'il fut né [ ... ] à haulte voix s' escrioit: 'A boire! à boire! à boire!'" (cha p. 6):

en quoi sa naissance est triplement liée à l'oral. D'autres voix ponctuent d'ailleurs l'apparition de l'enfant: dialogue des parents et propos libé- rateurs des "bien yvres". L'avènement de la parole semble simultané à celui de la vie, et Gargantua confirmera sans tarder, par l'usage qu'il en fait, la valeur novatrice de l'oral. En manipulant les mots selon sa fantaisie, il engendre l'insolite. La fiction de ses grands chevaux (chap.

12) et l'invention des torcheculs (chap. 13) tiennent surtout à la ruse verbale. La parole de l'enfant perturbe les automatismes, transforme le rapport du signe à la chose et invite à une réévaluation radicale des phénomènes. Ça n'est pas pour rien que la bouche de Gargantua (chap.

38) et celle de Pantagrnel (Fant., chap. 32) contiennent un monde: leur langue abrite des merveilles, leur voix traverse des villes et des cam- pagnes. Comment nier désormais que leurs mots équivalent à autant de réalités? que leur discours porte en soi vie et matière?

Encore cette lecture thématique demande-t-elle à être dépassée.

L'exposé sur le pouvoir créateur de la parole, sur l'intégration du langage dans les choses ne révèle sa pertinence qu'une fois transposé dans une autre dimension du texte. La réflexion sur l'oral inscrite dans l'histoire, incarnée par les personnages de la fiction, acquiert son sens plein dès le moment où elle sert de modèle à la fabrication et la dif- fusion du récit, où elle se prolonge au niveau de la narration. Ce que la parole réalise dans la sphère des géants -convivialité, perméabilité à la matière et à l'action-, le narrateur cherche à se l'approprier: son rapport d'écrivain avec le monde des référents et avec le public opé- rerait dans le même esprit, en fonction des mêmes valeurs, qu'à l'inté- rieur de l'histoire.

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Si les compagnons s'épanouissent dans l'échange parlé, on se per- suade aisément que le narrateur, de son côté, cherche par tous les moyens à communiquer oralement avec ses lecteurs. L'œuvre n'est pas faite pour être lue, mais entendue ; les mots sont moins des signes visuels que des objets sonores: qu'il suffise d'en recueillir, à la hâte, quelques preuves. Les calembours et les différents effets de paronymie, l'harmonie imitative et les étymologies populaires : autant de messages acoustiques, que le narrateur assume souvent lui-même et invite à dé- guster à haute 'voix. L'expérimentation verbale, les heurts de styles et de terminologies, l'intégration d'idiomes spéciaux, tout cela tend aussi à éprouver la vitalité et la souplesse de la parole, comme si Rabelais voulait égaler, dans sa pratique, l'inventivité langagière de ses persan•

nages. Quant au décousu du fil narratif, avec la succession hétérogène de situations ou d'effets ponctuels, ils semblent renvoyer également à un mode de diffusion oral, qui procède par surprises et développements réduits.

Mais la marque la plus évidente du processus d'oralisation, c'est le dialogue qu'instaure le narrateur avec son lecteur, traité plutôt comme auditeur ou interlocuteur. Le Prologue donne le ton: une voix s'élève, apostrophe le public, s'exprime à la deuxième personne et pose des questions. Entre "moy qui parle" (chap 1) et "vous, mes bons disciples"

(Pral.), il y a bien plus qu'une lecture silencieuse et solitaire. Un racon- teur étale sa faconde et, à force d'interpeller, d'amuser, force la parti- cipation: la réception de l'œuvre voudrait ressembler à la fête des camarades, où s'entremêlent l'anecdote, le vin, le rire. "Bon gaultier et bon compaignon" (Pral.), Rabelais serait Frère Jean, ou tel convive, égayant de ses histoires la table de Grandgousier. Ça n'est pas sans raison que le livre, outre sa transposition dans la sphère de la conver- sation, est projeté dans le domaine de l'alimentaire: "A la composition de ce livre seigneurial, je ne perdiz ne emploiay oucques plus, ny aultre temps que celluy qui estait estably à prendre ma refection corporelle, sçavoir est beuvant et mangeant" (Pral.). Bouteille, os-à-maëlle, "livres de haulte gresse" : Rabelais sature ses récits de substance et les destine à être savourés "tout à l'aise du corps et au· profit des reins" (Pral.).

Le lire selon ses vœux, ce serait bien sûr écouter, mais aussi s'ouvrir à autrui et au monde, et boire, et manger, et agir. A la limite, il n'y aurait plus de mots ni de livres, mais des sensations, des êtres et des choses: négation du littéraire et projet mimétique déjà relevés au cœur de l'œuvre de Montaigne.

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Critique réflexive de l'écriture et référence à la parole comme mo- dèle d'une transitivité sans faille: derrière ce postulat commun, Mon- taigne et Rabelais semblent renvoyer à un idéal plus vaste, plus fonda- mental: la motivation des signes. Prendre le parti de l'oral, c'est fonder la communication sur la garantie d'une double présence: présence du sujet et présence du référentJ-Le discours parlé jaillit spontanément d'un état d'âme, il restitue sans perte son objet, au point qu'à la limite, il actualiserait un signifié sans interposer la convention et l'extériorité d'un signifiant étranger.-. Dans son immédiateté, la parole ne serait même plus un signe, c'est-à-dire instituée, substitutive; elle ne représenterait pas. elle serait, au même titre qu'une chose, une matière. un vivant, non pas seconde quant au réel, mais identique ou contiguë. On recon- naît ici un leitmotiv de la tradition occidentale, d'origine platonicienne:

la critique du livre, de l'écrit, non seulement comme artifice, mais comme médiation, dérivation et perversion du logos; l'exaltation de la parole comme transparence et nature, comme restitution de la pré- sence et avènement irréductible du sens. Jacques Derrida a fourni le modèle conceptuel de cette opposition (De la Grammatologie). Marshall McLuhan en a montré l'actualité à l'âge de l'imprimerie (The Guten- berg Galaxy).

Subsiste une difficulté: la condamnation du scriptural est véhiculée par des textes qui demeurent littéraires; le mimétisme revendiqué par Montaigne et Rabelais, pour n'être pas gratuit, reste une hypothèse théorique: le livre est là, qui n'est pas la vie. Le paradoxe est même plus aigu: l'œuvre qui prétend échapper au livresque et se donne pour thème la contestation de soi-même est en fait plus littéraire que toute autre. Son argument, comme dit Montaigne, "se renverse en say" (III, 13 ; 1069); à la dimension référentielle, objectivante, elle substitue un mouvement d'introversion. Le discours qui se donnait pour purement transitif se replie en fait sur lui-même; il s'accepte non seulement comme supplément, mais comme auto-suffisance. Cette tension, Rabelais l'installe au cœur de son œuvre. S'il revendique pour son discours les qualités du naturel, de l'intégration et de la motivation, il étale aussi les indices de la convention linguistique; il exploite à plaisir, comme un ressort essentiel de sa production, les ressources de l'arbitraire, le jeu des asso- ciations verbales, de signifiant à signifiant, délesté de tout emacinement référentieL (Sur ce point, on se reportera aux démonstrations de Jean Paris). Si l'écrit rabelaisien mime l'oral, l'oral se laisse simultanément

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L'ESPRIT CRÉATEUR

pervertir par les jeux gratuits de la lettre. Le projet d'intégration se heurte à un mouvement inverse: une combinatoire purement ludique, une danse de signes, qui s'engendrent mutuellement, en systèmes auto-référentiels.

Montaigne, de son côté, contrôle de plus près l'émancipation du texte;

l'opération littéraire demeure pour lui le substitut imparfait de l'échange idéal, sans médiation ni convention. Même si l'écriture, finalement, s'impose comme le seul outil d'investigation et de communication pos- sible, il n'y relève pas moins le défaut d'une présence et se garde de libérer ses pouvoirs autonomes.

Quelles que soient les différences, il apparaît qu'une théorie de l'écri- ture à la Renaissance aurait profit à se situer dans l'espace circonscrit par ces deux pôles, qui pointent eux-mêmes, l'un vers la tradition, l'autre vers la modernité: la volonté du naturel, le projet d'une œuvre mimé- tique, absorbée dans l'expérience et fondée dans un rapport nécessaire avec les choses ; et, à l'autre extrême, la conscience de l'arbitraire des signes et du jeu scriptural, la tentation de libérer les signifiants, chargés d'inaugurer un sens autonome.

Université de Genève

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Reprinted from L'ESPRIT CREATEUR Vol. XVI. No. 4 (pages 78-94), Win ter 1976

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