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Philosophies politiques, Théories économiques

Encadré 5 : Modèle simplifié de coopération conflictuelle familiale

2.2.7 La théorie post-moderne de l’identité

La théorie économique de la discrimination la plus récente peut s’inscrire dans la philosophie politique post-moderne. Elle a été formalisée par Akerlof et Kranton (2000) par un modèle d’interaction identitaire. Ce modèle, qui intègre des fonctions d’identité dans les fonctions d’utilité, permet d’expliquer la discrimination opérée par les employeurs à l’aide d’une analyse des interactions identitaires sur les lieux de travail. Cette discrimination est ici conçue comme des barrières culturelles à l’accès à la valeur dans des dispositifs locaux de dépréciation androcentrique des compétences féminines.

Selon cette théorie, la fonction d’identité Ij d’une personne j dépend de quatre variables : les

actions de la personne j (aj) ; les actions des autres (a.j) ; la catégorie sociale ou le groupe

d’appartenance de j (cj) ; les caractéristiques sexuées de j (.j) ; les prescriptions sociales à

l’origine de l’étiquetage sexué des activités (P). Quant à la fonction d’utilité de la personne j, elle dépend des actions de j, des actions des autres et de l’identité sexuée de j. En résumé, on a :

Ij = Ij (aj, a.j, cj, .j, P) et Uj = Uj (aj, a.j, Ij)

Le modèle montre l’importance des micro-pouvoirs sexués dans les dispositifs disciplinaires professionnels. Les professions sont plus ou moins masculines ou féminines et les lieux de travail disciplinent les corps71. Ainsi, une femme qui exerce une profession masculine essuie quantités de remarques blessantes, voire des comportements violents, de la part de ses collègues hommes qui peuvent se sentir menacés dans leur identité propre. Malgré elle, elle va être amenée à réprimer sa féminité pour être mieux reconnue. Cette violence symbolique qui transite par les actions des autres risquera de l’affecter négativement car il n’est pas dit que la congruence plus étroite qu’elle instaurera entre l’étiquetage de son activité et son identité sexuée puisse compenser ce qu’elle « perd » en réprimant sa féminité.

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En ce sens, cette formalisation identitaire rejoint l’approche de la domination masculine proposée par Bourdieu (1999). Ce dernier interprète les différences sexuées de postions dans l’espace social comme le produit de goûts et d’intérêts qui sont le fruit d’un habitus sexué, système de dispositions durables qui, intégrant dans les corps toutes les expériences passées relatives aux stéréotypes de genre, fonctionne telle une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions.

L’embauche d’une femme à un poste masculin a un double effet négatif que les employeurs peuvent anticiper : la perte d’identité féminine de la femme embauchée et la perte d’identité masculine de ses collègues hommes, pertes dont les externalités négatives sur l’entreprise dans son ensemble peuvent être redoutées par les employeurs. Formellement, une telle explication peut être formalisée à l’aide d’un modèle simplifié de théorie des jeux : l’embauche d’une femme à un poste masculin a pour effet une perte d’identité Is pour la femme et Io pour ses collègues hommes. Il se peut alors que les collègues hommes tentent de se protéger contre cette perte d’identité Io par des comportements négatifs envers la femme embauchée. L’entreprise, face à ces risques, décide rationnellement de ne pas embaucher cette femme ou de l’embaucher dans un statut inférieur à celui de l’homme.

Si l’étiquetage sexué d’une activité est sectoriel et non spécifique à l’entreprise, cette dernière hésitera à investir dans la publicité d’un nouvel étiquetage sexué qui sera susceptible de profiter à l’ensemble des entreprises du même secteur (externalités positives). Des luttes locales peuvent tenter de remettre en cause les étiquetages sexués. Le changement des étiquetages sexués des activités peut aussi venir de mouvements ou d’associations féministes qui peuvent peser à la fois sur l’information des médias et l’action publique. Les entreprises peuvent dès lors prendre en compte ses actions qui, dans un contexte d’incertitude sur les effets négatifs de l’embauche d’une femme à un poste masculin ou du relèvement général des salaires de ses employés femmes, peuvent asseoir leur confiance.

L’étiquetage sexué des activités marchandes est intimement lié avec celui des activités non marchandes. Akerlof et Kranton (2000) montrent notamment comment un modèle identitaire améliore l’analyse économique de la division du travail domestique. Les modèles fondés sur la théorie de l’avantage comparatif prédisent que le membre du couple qui touche d’avantage que l’autre se spécialisera dans son activité professionnelle. Ces théories semblent dans l’incapacité de formaliser les comportements décrits par les enquêtes. En effet, selon les données recueillies, même lorsque c’est la femme qui gagne d’avantage que l’homme, c’est elle encore qui contribue davantage au travail domestique.

Dans les pays développés et notamment en France, le modèle du cumul des activités s’est substitué au modèle de la femme au foyer, mais les femmes majoritairement actives continuent de prendre en charge la plus grande part des activités domestiques. On constate de la part des hommes à la fois une faible contribution au travail domestique (en termes d’heures de travail comme en termes de valeur ajoutée domestique), et une forte élasticité de leur contribution par rapport au nombre d’heures de travail assurés à l’extérieur. Les données d’enquête présentent de fait une remarquable dissymétrie systématique du travail domestique : les hommes assurent quelques activités domestiques masculines (laver la voiture, bricoler, jardiner, porter du bois) et les femmes assurent soit quasi totalement des activités dites féminines (repassage, couture, lavage du linge, nettoyage des sanitaires) soit majoritairement des activités dites négociables (les autres activités). Si les prescriptions évoluent, cette évolution semble surtout affecter le partage des tâches négociables (voir Zarca, 1990 ).

Un modèle de l’économie domestique fondé sur la notion d’identité prédit au contraire cette division asymétrique systématique du travail domestique entre les hommes et les femmes. Chaque activité est sexuellement étiquetée à un degré plus ou moins grand : les hommes perdent un peu de leur identité masculine en assurant des activités féminines, et les femmes de leur identité féminine en assurant des activités masculines. D’autre part, chacun perd un peu de son identité sexuée lorsque c’est la femme qui est la principale pourvoyeuse de ressources monétaires dans le couple. La répartition des tâches domestiques ne trouve pas son origine dans les différences de productivités (dans le travail formel et dans le travail domestique), ces différences étant tout au plus un effet et non une cause de la division.

Conclusion

L’inscription des théories économiques de la discrimination dans le cadre des philosophies politiques de la justice permet de dépasser la frontière conventionnelle entre discrimination par goût et discrimination statistique. Alors que la théorie des avantages comparatifs (Becker, 1957, 1981) s’inscrit dans la philosophie politique utilitariste, les théories du capital humain et de l’allocation de l’effort (Becker, 1985, 1993) marque un passage de Becker à une conception libérale-patrimoniale de la discrimination. Les théories déjà anciennes des pouvoirs de monopole

(Thurow, 1969), de la segmentation (Doeringer et Piore, 1971), et de l’exploitation différentielle (Roemer, 1978) s’inscrivent dans les philosophies politiques libertariennes, libérales-démocrates et marxistes. Les théories plus récentes de la négociation (Sen, 1984, 1985, 1990, 1995 ; Cahuc, 1995) et des interactions identitaires (Akerlof et Kranton, 2000) peuvent être rattachées respectivement aux développements des courants de la démocratie citoyenne et du post- modernisme.

L’inscription des théories de la discrimination dans les philosophies politiques permet de déplacer l’ensemble des questions sur le plan des structures économiques et sociales de base. La juste structure sociale peut être pensée par le jeu concurrentiel du marché (courant libertarien), les dotations en facteurs ou compétences (courant utilitariste), la rentabilité des investissements en capital humain et énergie (courant libéral-patrimonial), les modes de segmentation de la main d’œuvre (courant libéral-démocrate), les négociations collectives et les positions de pouvoir des acteurs dans les négociations (courant démocrate-citoyen), les représentations culturelles et schèmes d’appréciation (courant post-moderne) ou encore les rapports d’exploitation (courant marxiste). Ce sont ces conceptions qui permettent de définir la structure salariale non discriminatoire, et donc la discrimination.

Les mesures de la discrimination, en tant qu’analyses empiriques, doivent s’inscrire dans ces cadres théoriques. De même que les théories, elles doivent donc incorporer des préjugés et des attentes propres à des philosophies politiques spécifiques de la justice sexuée. Après le mythe de la théorie marginaliste de la juste distribution, il s’agit donc maintenant de déconstruire le mythe de la « bonne » mesure de la discrimination.

Philosophies politiques de la justice et théories de la discrimination entre les sexes

Courant Théorie Hypothèses Résultats

Libertarien Théorie des pouvoirs de monopole Thurow (1969)

Droits spécifiques des hommes ou clubs masculins de coalition en quête de rente

Perturbation du jeu du marché

Utilitariste Théorie des avantages comparatifs Becker (1957, 1981)

Différence de contenus des facteurs de production ou compétences

Congruence de l’activité et des compétences possédées et division du travail selon les avantages

Libéral- patrimonial

Théories du capital humain (Becker, 1985) et de l’allocation de l’effort (Becker, 1993)

Différence de capital humain spécifique ou d’énergie par heure de travail

Co-détermination des décisions d’investissement au sein de la famille et sur le marché du travail

Libéral- démocrate

Théorie de la segmentation (Doeringer et Piore, 1971)

Coûts de recrutement et de formation et instabilité supérieure des femmes

Barrières d’accès aux segments primaires (contrat à temps plein et permanent)

Démocrate- citoyen

Théories de la négociation collective (Nash) et du conflit coopératif (Sen)

Différence de vulnérabilité et biais dans la représentation de l’avantage

Sensibilité à la menace, à la rupture, et à la perception des contributions et des besoins

Post- moderne

Théorie des interactions identitaires (Akerlof et Kranton, 2000)

Introduction de l’identité dans des jeux d’acteurs contraints par des prescriptions

Congruence de l’identité des activités et des personnes et division systématique du travail

Marxiste Théorie de l’exploitation différentielle marchande (Roemer, 78) et domestique (Delphy)

Stratégies de division de la main d’œuvre et travail domestique féminin

Dialectique lutte des classes sociales et lutte des classes de sexe

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