• Aucun résultat trouvé

Philosophies politiques, Théories économiques

CHAPITRE 3 : Mesures statistiques de la discrimination entre les sexes

3.2 Une conception pluraliste de la mesure

3.2.7 La mesure post-moderne de la hiérarchie non-discriminante des emplois

Dans l’approche inspirée par les courants post-modernes, nos schèmes de perceptions, d’appréciations et d’actions sont caractérisés par une dépréciation androcentrique du féminin. Les approches mettent en avant un « ordre de sexes » (Daune-Richard, 1998), ou une « doxa de sexe » (Haicault, 1993) valorisant le masculin. Les mesures qui s’en inspirent tentent donc de rompre avec les modèles d’appréciation dominants99.

De nombreux travaux de sociologie empirique ont porté sur les mécanismes de dévalorisation des qualités féminines et de surévaluation des qualités masculines. Dans le secteur de l’industrie, Kergoat (1982) montre que les ouvrières non qualifiées sont parfaitement adaptées à la nature du travail qu’on leur demande et remarquablement bien formées pour ça : cet apprentissage n’est

98

La démarche du mainstreaming est l’intégration de l’égalité dans toutes les actions et politiques et par tous les acteurs impliqués.

99

« L’enjeu n’est rien moins que de rompre avec un certain déterminisme qui impute à la nature la différenciation entre les sexes, fondée sur la différenciation sexuelle, et de mettre en place une analyse alternative, reposant sur le postulat d’une construction socioculturelle des identités, par le jeu, notamment, des luttes politiques » (Poirson, 1999).

autre que celui qu’elles ont acquis dans la socialisation familiale et par la formation continue du travail domestique100. Cette qualification, ne s’acquérant pas par des canaux institutionnelles reconnus, est niée par les employeurs et cette non reconnaissance apparaît socialement légitime même aux femmes puisque les qualités qu’on leur demande (dextérité, minutie, rapidité) sont censées être innées, naturelles. Daune-Richard (1998) développe une analyse semblable à propos des emplois de services, des infirmières par exemple101.

Devant la montée en puissance de la logique compétence opposée à la logique qualification, certains travaux français ont tenté de réactualiser les analyses sociologiques de la dévalorisation sociale des qualités féminines en montrant le biais androcentrique de la construction sociale de la compétence102. Comme le montrent Lemière et Silvera (2001), les compétences relationnelles et sociales devraient entrer dans la définition de la compétence comme « intelligence pratique des situations événementielles » (Zarifian, 1995, 1997). Bien que mobilisées dans l’action professionnelle, ces compétences ne font pas cependant l’objet d’une reconnaissance formelle (à la différence des compétences techniques, des capacités d’analyse des situations...)103. Elles peuvent être utilisées au moment du recrutement lors de la sélection des candidats, mais ne sont pas valorisées en termes de salaires. Le cas de l’aide à domicile illustre bien la non reconnaissance des compétences relationnelles et sociales104.

Suivant ces approches, la structure salariale dans son ensemble reflète un biais androcentrique. Pour mesurer ce biais, des méthodes analytiques d’évaluation non discriminante des emplois ont été développées récemment à l’étranger. Ces méthodes, procédant à une évaluation par points ou par facteurs, ont l’avantage de permettre la comparaison de postes de travail très différents. Elles peuvent être utilisées dans la comparaison d’emplois à prédominance féminine et d’emplois à

100

« Les femmes OS ne sont pas OS parce que mal formées par l’appareil scolaire, mais parce qu’elles ont été bien formées par l’ensemble du travail reproductif ». (Kergoat, 1982).

101

« Les services, consacrés au relationnel, sont exclus d’une représentation en termes de technicité et sont vus comme appartenant à un univers de travail où sont sollicitées des qualités inhérentes à la nature féminine. » (Daune- Richard, 1998).

102

De nombreux travaux anglo-saxons ont développé l’analyse critique de la notion de compétence en prenant en compte la dimension du genre. Notons au moins le travail récent de Rees et Garnsey (2003) qui se réfère explicitement à la pensée de Foucault.

103

Les travaux de Rozenblatt, Sehili (1999) et Sehili (2000), en étudiant la mise en oeuvre d’un nouveau système de classification chez EDF-GDF Services, soulignent la survalorisation de la technique ou la sous-évaluation de la dimension relationnelle prévalant dans les emplois à prédominance féminine.

104

prédominance masculine. L’intérêt de ces méthodes est de réussir à comparer des emplois radicalement différents en termes de valeur du travail avec la même grille d’évaluation. La fonction exercée est ici à la base de l’évaluation et de la fixation de la rémunération. Elles permettent donc de donner une norme salariale qui ne s’appuie pas sur l’état existant.

Dans le cadre d’une étude de faisabilité pour le Service des droits des femmes, Lemière et Silvera (1999a, 1999b, 2001) ont brossé un panorama des méthodes d’évaluation des emplois non discriminantes étrangères. Parmi les nombreuses tentatives, elles citent trois méthodes qui se sont inspirées de manière critique de la méthode Hay : la méthode québécoise CSN105, la méthode américaine de l’Oregon106 et la méthode suisse ABAKABA107. Elles retiennent de ces démarches d’évaluation non discriminante sept critères qui peuvent être regroupés dans deux grandes rubriques : la reconnaissance de qualités féminines dévaluées ; la limitation de la valorisation des qualités masculines.

Les méthodes d’évaluation amènent à reconnaître des qualités féminines dévaluées par une vision androcentrée des compétences requises. En mettant l’accent sur les compétences dites génériques, transversales, elles permettent de reconnaître les qualités informelles et relationnelles requises pour le poste, acquises soit dans l’activité domestique soit dans d’autres activités sociales hors- travail (milieux associatifs, sportifs, centres d’intérêts extra-professionnels...)108. Ces méthodes donnent une place plus grande aux relations humaines, aux capacités des individus à communiquer, à échanger des informations entre eux, quel que soit le poste (faible niveau hiérarchique ou encadrement, activités industrielles ou tertiaires)109. Elles conduisent également à la revalorisation de la multi-dimensionnalité des activités au sein du même poste en valorisant, au delà de la polyvalence, le fait d’accomplir plusieurs tâches simultanément, de passer d’une tâche

105

Confédération des Syndicats Nationaux du Québec. 106

Sur cette expérience et la modification de la méthode Hay, voir Acker (1989). 107

La méthode Suisse ABAKABA, décrite dans Katz, Baitsch (1996) a été testée dans différentes organisations et donne des résultats intéressants d'évaluation du travail d’emplois à prédominance masculine et d'emplois à prédominance féminine, comparés avec leur niveau de salaire actuel.

108

Ainsi pour définir le critère de la qualification, le guide de la CSN (1998) propose d’inclure dans l’expérience professionnelle préalable l’expérience du travail bénévole et le travail domestique non rémunéré.

109

Une des modifications proposée par la nouvelle méthode de l’État d’Oregon concerne les niveaux de responsabilité, passant de 3 dans la méthode Hay à 4 dans sa version non discriminante. Ce niveau supplémentaire du facteur " relations humaines " permet d’accroître l’importance de ce facteur pour certains emplois. Les efforts psychologiques (tensions dues au contrôle émotionnel) sont considérés également comme des éléments importants dans certains emplois par la CSN.

à une autre, d’être fréquemment interrompu. Elles reconnaissent du même coup des nouvelles contraintes du travail, et permettent d’intégrer comme un véritable critère de définition de poste le stress et la fatigue mentale générée par le respect des délais, la pression sur les résultats, la mise en concurrence entre les salariés ou la pression du chômage110.

A contrario, ces méthodes d’évaluation conduisent à limiter l’importance donnée aux qualités masculines traditionnellement surévaluées. Elles conduisent notamment à limiter une vision androcentrée de la surcharge physique en veillant à mesurer le critère de la pénibilité physique davantage par la durée et la répétition des gestes, que par le poids des objets soulevés111. Elles conduisent également à limiter la surévaluation de la disponibilité en heures de travail qui est souvent perçu comme un signe de performance potentielle, alors que le dépassement des horaires peut être vu tout au contraire comme un signe de mauvaise organisation. Ces méthodes conduisent aussi à élargir le champ de la responsabilité des responsabilités sur l’organisation (décisions relatives aux équipements, budgets, financements) aux responsabilités pour autrui (attentions aux jeunes, aux malades, aux équipes, aux personnes âgées...).

Les méthodes d’évaluation non discriminantes conduisent ainsi à une remise en question radicale de la hiérarchie salariale de l’état existant. En limitant l’importance donnée aux qualités masculines traditionnellement surévaluées et en réévaluant des qualités féminines transversales, ces méthodes rompent avec les modèles d’appréciation dominants en transformant les critères de la reconnaissance sociale. De ce point de vue, elles s’opposent à l’approche conventionnelle de la discrimination.

110

La méthode de l’Oregon introduit le critère " work demand " qui exprime des exigences du poste comme les respects des délais en temps (les pressions extrêmes d’emploi du temps), la multiplicité des rôles (répondre à des attentes conflictuelles et contradictoires), la charge émotionnelle (l’implication lourde auprès de personnes violentes, désorientées, psychotiques ou la responsabilité d’actions extrêmes, situations de menace de vie...). La méthode de la CSN du Québec prend également en compte le stress causé par le travail sous pression, par le manque de contrôle sur le travail ainsi que par la communication avec des personnes en colère.

111

La méthode suisse ABAKABA considère chaque critère en fonction de sa fréquence, ce qui permet d’inclure le caractère répétitif de certaines tâches.

Conclusion

Chaque philosophie politique de la justice sexuée développe des méthodes particulières de mesure de la discrimination. L’influence de la philosophie utilitariste conduit à se focaliser sur les différences de salaires à compétences personnelles égales. Les travaux marxistes tendent à calculer des taux d’exploitation dans le double mode de production, capitaliste et domestique. La philosophie libérale-démocrate tend à identifier les segments d’emploi valorisés puis à mesurer les barrières discriminatoires à l’accès à ces segments. Le courant libéral-patrimonial mesure la discrimination comme une différence de rentabilité à effort d’investissement égal. Les libertariens critiquent les méthodes quantitatives fondées sur des résultats, et défendent l’idée d’un contrôle des procédures concurrentielles. La philosophie démocrate-citoyenne tend à s’intéresser à l’effet des modes de négociation et de revendication collective. Enfin certains travaux, inspirés des féministes anglo-saxonnes post-modernes, tendent à développer des évaluations non discriminantes d’évaluation des emplois.

L’approche « conventionnelle » de la mesure de la discrimination apparaît surtout influencée par le cadre normatif libéral-patrimonial. Ainsi, les heures de travail, les années d’étude et l’ancienneté sont considérées comme des variables de capital humain, c’est-à-dire des investissements qu’il est juste de rentabiliser. Mais l’approche conventionnelle incorpore aussi d’autres principes normatifs. L’importance donnée à l’hétérogénéité individuelle non observée peut s’interpréter comme un souci utilitariste du contrôle de la compétence personnelle. Le souci d’un contrôle des phénomènes de sélection aux types d’emplois reflète une préoccupation d’ordre libéral-démocrate. L’étude de l’effet du différentiel de syndicalisation s’inscrit dans une démarche démocrate-citoyenne.

C’est cette mixité des cadres normatifs qui jette un discrédit sur la notion de discrimination salariale. L’omission des compétences non observées conduit à critiquer l’idée qu’on peut interpréter la part non expliquée des salaires comme un effet de la discrimination. L’inclusion des types d’emploi occupés pose le problème des barrières discriminatoires et remet en cause l’idée que la part expliquée des salaires ne reflète aucune discrimination. Ce sont ces deux difficultés qui amènent à remettre en question la pertinence du terme discrimination pour désigner la part

non expliquée des salaires. En inscrivant les méthodologies de mesure empirique de la discrimination dans les philosophies politiques de la justice, on est amené à critiquer non pas l’usage du terme discrimination, mais le mythe de la bonne pratique de mesure.

Dans la lutte de classement que se livrent les philosophies politiques, l’instrumentalisation politique des mesures est décisive. C’est en définitive un débat normatif que l’on doit retrouver. Le type de données disponibles dans les enquêtes est influencé à la fois par des problèmes de collecte de l’information, mais aussi par les conceptions qui sortent gagnantes de cette lutte de classement. Ainsi la philosophie libérale-patrimoniale tend de plus en plus à imposer l’idée que des questions précises sur les efforts de recherche d’emploi ou l’intensité dans le travail doivent être présentes dans les enquêtes.

Dans la partie qui suit, nous nous attachons à développer l’approche libérale-démocrate des inégalités entre les sexes mettant l’accent sur la mesure des barrières discriminatoires entre les hommes et les femmes. Le développement de cette approche permet d’étayer positivement la critique de la domination du cadre normatif du capital humain. En effet, le mouvement de différenciation des formes d’emploi conduit plutôt à traiter l’analyse des inégalités entre les sexes en termes de barrières discriminatoires.

Philosophies politiques de la justice et mesures de la discrimination entre les sexes

Courant non-discriminatoires Variables

Libertarien Norme concurrentielle d’affectation de la main d’œuvre

Pas d’endogènes ni exogènes Attention aux procédures de sélection

Utilitariste Norme salariale mixte de valorisation des compétences individuelles

Endogènes : salaires horaires Exogènes : Spécialités de formation

et compétences individuelles

Libéral- patrimonial

Norme économétrique mixte de rentabilité des efforts d’investissement individuels

Endogènes : Salaires horaires corrigés Exogènes : capital humain, efforts dans le travail

et dans la recherche d’emploi

Libéral- démocrate

Norme d’accès aux segments primaires du marché du travail Endogènes : Positions recherchées (trois dimensions)

Exogènes : niveaux et spécialités de formation, caractéristiques démographiques

Démocrate- citoyen

Norme de négociation des salaires et des positions sociales

Endogènes : Positions recherchées Exogènes : conventions et actions collectives

Post- moderne

Norme d’évaluation non discriminante des emplois (ex Méthode ABAKABA)

Endogène : salaires Exogènes : contenu des activités

Marxiste Norme d’exploitation dans les sphères marchande et non marchande

Pas d’endogènes ni d’exogènes Attention aux profits,

Outline

Documents relatifs