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Philosophies politiques, Théories économiques

Encadré 2 : Formalisation de la philosophie politique d’Amartya Sen

1.2 Discriminations, philosophies politiques, et féminismes

1.2.7 La dépréciation culturaliste du féminin dans le post-modernisme

Une critique des limites d’une théorie centrée sur les répartitions observées sur le marché du travail apparaît à la fin des années 70 avec l’émergence de nouveaux courants féministes

influencés par la psychanalyse. Les ango-saxons conceptualisent alors le genre comme identité et les lacaniens rejettent l’expression « rapports sociaux de sexe ». Ils lui préfèrent le concept de « différence sexuelle » qui articule l’ordre subjectif et l’ordre symbolique. Dans cette approche, les objectifs sont différents, moins matériels : obtenir la reconnaissance de la différence sexuelle ; déconstruire les catégories du féminin et du masculin. Ainsi les post-modernes s’intéressent davantage aux questions d’identité, de différence et de représentation.

C’est dans ce cadre général que s’inscrit un ensemble très vaste de travaux de recherche en psychologie, sociologie, anthropologie et histoire qui ont pour perspective commune de critiquer les catégories homme et femme. Cet objectif subversif commun est compatible avec des postures distinctes. Selon l’approche de la lentille culturelle (enculturated-lens theory) développée par Bem (1993), chaque micro-environnement opère comme une lentille à travers laquelle l’identité de genre est construite et mesurée50. Pour Butler (1993), l’identité féminine elle-même est le produit d’un discours ontologique qui fait l’hypothèse d’un sujet pré-constitué. Ce discours, qui passe par la mesure, a le pouvoir non seulement de séparer en femmes et hommes, mais aussi de produire une cohérence interne et stable à la catégorie femme51.

Selon le point de vue postmoderne, l’androcentrisme est une source importante d’injustice entre les sexes en tant que modèle institutionnalisé d’appréciation culturelle qui privilégie des traits associés à la masculinité alors qu’il dévalorise tout ce qui est considéré comme féminin. Les modèles d’appréciation androcentrique sont largement institutionnalisés, sont ouvertement présents dans de nombreux domaines du droit, dans de nombreux domaines de la politique gouvernementale et dans les pratiques professionnelles courantes. Ils sont par ailleurs constamment à l’œuvre dans les interactions de tous les jours. Du fait de cette dépréciation, les femmes ont souvent à souffrir de différentes formes d’infériorité de statut liées au sexe : dénigrements au quotidien du travail domestique, relégation dans les organes consultatifs.

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Le genre a été mesuré à l’aide d’un outil d’investigation très utilisé en psychologie : le BSRI ou Bem Sex Role

Inventory. Présenté par Bem (1974), le BSRI part de l’hypothèse d’indépendance : féminité et masculinité serait

deux dimensions indépendantes plutôt que les extrémités d’un continuum unidimensionnelle. Le BSRI fait donc partie de cette génération de questionnaires qui permettent de dépasser la désignation de genre à l’aide d’un seul et unique continuum du plus féminin au plus masculin et de mettre en évidence chez un même individu donnée la conjonction des deux dimensions (ce que Bem qualifie d’androgynie psychologique).

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« There is no gender identity behind the expressions of gender; (…) identity is performatively constituted by the very « expressions » that are said to be its results. » (Butler, 1993, p. 25).

Ce tournant a donc permis une avancée majeure par rapport à une approche économique réductrice qui avait du mal à conceptualiser les problèmes liés à des schémas androcentriques de nature culturelle. Certaines féministes, bien que séduites par ces nouvelles approches, critiquent la tendance féministe contemporaine à interpréter toutes différences selon cette grille d’analyse. Ainsi selon Fraser (2001) ou MacKinnon (2001), ces acquis sur l’axe de la reconnaissance ont coï ncidé avec un arrêt, si ce n’est une régression sur l’axe de la répartition. Fraser (2001) propose d’ailleurs une conception du genre bi-dimensionnelle qui prend en compte à la fois la dimension de la répartition (affinité du genre avec la classe) et celle de la reconnaissance (affinité du genre avec le statut).

Conclusion

La construction d’une grille pluraliste de philosophies politiques de la justice nous a donc permis de caractériser les différentes conceptions de la discrimination. Chacun des courants définit la discrimination comme une asymétrie, mais l’objet de cette asymétrie diffère d’un courant à l’autre: différence de valorisation des dotations pour les utilitaristes ; distorsion des procédures concurrentielles d’affectation pour les libertariens ; asymétrie dans l’exploitation de la main d’œuvre pour les marxistes ; asymétrie dans l’accès aux segments valorisés du marché du travail pour les libéraux-démocrates; différence de rentabilité des investissements et des efforts pour les libéraux-patrimoniaux ; asymétrie des pouvoirs de négocier pour les démocrates-citoyens ; enfin, asymétrie dans les schèmes de perception, d’appréciation et d’action pour les post-modernes.

Ces philosophies politiques impliquent des conceptions particulières des rapports sociaux de sexe. L’idée de complémentarité des rôles sexués est centrale dans le courant conservateur et pro- famille d’inspiration utilitariste. Le courant individualiste d’inspiration libertarienne insiste sur les libertés de contracter sans contraintes légales ou institutionnelles. Le courant matérialiste d’inspiration marxiste met l’accent sur les conflits de classes de sexe. Le courant moderniste pense la différence sexuée comme un retard, et envisage le rattrapage par la législation ou l’incitation (approche libérale-démocrate) ou par la mobilisation (approche libérale-patrimoniale). Le courant démocrate-citoyen insiste sur la fonction d’agence des femmes (agency) et sur l’accès

au pouvoir (empowerment). Enfin le courant post-moderne, sans doute le plus important dans le monde anglo-saxon, met l’accent sur la dépréciation symbolique du féminin dans les discours et les représentations.

Compte tenu de l’importance de ces différences dans les manières de penser la justice, la discrimination et les rapports sociaux de sexe, il semble difficile, pour ne pas dire impossible, d’abstraire l’analyse économique de la discrimination entre les sexes de la philosophie politique de la justice sexuée. Pourtant, la théorie économique de la discrimination, sous l’influence du livre de Gary Becker (1957), a voulu développer une analyse formelle de la discrimination qui dépasserait ce type de clivages. Il s’agit donc maintenant de retrouver derrière une lecture conventionnelle du champ de l’économie de la discrimination ces conflits d’économie politique.

Philosophies politiques de la justice et discrimination entre les sexes

Courant Conception de la justice Conception de la discrimination Conception des rapports sexués Politiques publiques

Libertarien Egalité formelle des chances d’être dans la compétition (Nozick, Hayek)

Distorsion des procédures concurrentielles d’affectation

Compétition de marché sans monopoles formels ou informels

Etat régalien minimaliste. Liberté de contracter. Transparence des critères. Publicité des décisions.

Utilitariste Egalité formelle des chances d’accès au bien-être

(Mill, Bentham)

Différence de valorisation matérielle à avantage égal ou

dotations similaires

Régulation assurant la complémentarité des rôles,

la réciprocité des sphères

Institution de droits spécifiques et aide à la conciliation vies familiale/professionnelle

Libéral- patrimonial

Egalité libérale des chances dans l’investissement des ressources

(Dworkin)

Différence de rentabilité des efforts

Mise à disposition des moyens d’investir. Réalisation des

aspirations. Activation, mobilisation, dotation en ressources Libéral- démocrate

Egalité démocratique des chances d’accès aux biens premiers sociaux

(Rawls)

Asymétrie d’accès aux positions sociales valorisées ou les plus

recherchées

Procédures de gestion de la main d’œuvre

Accompagnement des plus défavorisées dans l’accès aux

positions recherchées.

Démocrate- citoyen

Egalité des capacités (Sen) de l’agir communicationnel (Habermas)

Asymétrie des pouvoirs de négocier

Conventions collectives et les coopérations familiales Accès au pouvoir (empowerment) Post- moderne Arme de subversion et de justification dans les micro-pouvoirs

(Foucault)

Asymétrie de la valorisation symbolique

Schèmes de perception, d’appréciation et d’action

Revalorisation du travail féminin (affectif, éducatif), subversion

locale des catégorisations

Marxiste Société sans rapports de classes (Marx, Engels)

Asymétrie de l’exploitation Mode de production domestique. Système social de classes de sexe.

Suppression de l’unité non marchande de production et appropriation du sur-travail

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