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Philosophies politiques, Théories économiques

CHAPITRE 3 : Mesures statistiques de la discrimination entre les sexes

3.1 Le mythe de la bonne pratique de mesure de la discrimination

3.1.1 L’illusion de la bonne pratique économétrique

Les économistes statisticiens ont développé depuis le début des années 70 des analyses économétriques de la discrimination. Plusieurs revues économiques d’audience internationale ont même inscrit les questions de mesure de la discrimination dans leurs thèmes prioritaires de publication. Les méthodologies économétriques de mesure de la discrimination salariale seront présentées en termes techniques dans le chapitre 8. Il s’agit ici de les présenter de la manière la plus générale pour faire ressortir les présupposés de la démarche. De fait, ce qui frappe après un peu plus de trente ans de développement de ces méthodes, c’est leur relative homogénéité.

Dans une optique comparative et de revue de la littérature empirique, il est intéressant d’utiliser des méta-régressions, c’est à dire des régressions de résultats d’estimations de discrimination en fonction des caractéristiques des régressions utilisées. Cet exercice d’analyse de résultats d’articles a été mené par Stanley et Jarrell à deux reprises, d’abord sur un échantillon de 41 articles (Stanley et Jarrell, 1998) ; ensuite sur un autre plus important de 104 estimations (Jarrell et Stanley, 2004). Ils rappellent très justement que l’exercice de la méta-régression suppose l’existence d’une homogénéité méthodologique passant par la croyance en l’existence d’une « bonne pratique » économétrique.

When meta regression is used to provide summary estimates, one must first decide which study characteristics may be reasonably regarded as « standard » or consistent with the « best practice ». This choice will always be a matter of professional judgment. It is our judgment that researchers should not omit relevant worker characteristics ; they should correct for selectivity bias, employ the Blinder Oaxaca decomposition rather than a dummy gender variable, and use the hourly wage rate to measure earnings. Those who disagree can still use these meta-regression results to form their own estimates of the best practice for the field of gender wage discrimination.

Comme on l’a déjà dit dans l’introduction, cette conception de la « bonne » pratique provient de deux difficultés principales. Un premier problème est lié au fait que beaucoup de variables explicatives jouent dans les écarts de salaire, et doivent être contrôlées. Un second problème est lié à l’existence de phénomènes de sélection à l’accès aux différentes catégories d’emplois : le temps de travail et les catégories socioprofessionnelles sont affectées par des discriminations fondées sur l’appartenance de sexe.

Ces deux difficultés doivent logiquement conduire à une critique radicale du terme discrimination. Comme Altonji et Blank (1999) le rappellent72, ce terme est inapproprié pour désigner la part inexpliquée des différences de salaires, même corrigées de la sélectivité. La part inexpliquée des salaires ne peut pas être attribuée entièrement à de la discrimination en raison des « variables omises » (hétérogénéité non observée). Quant à la part expliquée, elle n’est pas entièrement indépendante de la discrimination puisque des « barrières discriminatoires » affectent les valeurs que prennent certaines variables explicatives.

La posture positive de la méthode conduit à inclure le plus grand nombre possible de variables, y compris celles qui captent des caractéristiques affectées par des barrières discriminatoires. Les contraintes de disponibilités de données face au nombre très important de variables potentiellement explicatives incitent toujours à penser que des variables à l’impact salarial significatif ont été omises. Aussi, ce qui pose problème dans la mesure « conventionnelle » est moins l’usage du terme discrimination, que l’absence de cadre normatif permettant de la penser.

L’idée d’une « bonne » mesure de la discrimination incite curieusement à penser que la statistique consiste davantage à mesurer qu’à interroger les méthodologies de mesure. Or plus encore dans les domaines des sciences de l’homme et de la société que dans les sciences physiques, la question de la méthodologie de la mesure doit primer sur la mesure elle-même. Ainsi que Bachelard (1938) le rappelle, ce qui importe, ce n’est pas la précision numérique par rapport à l’objet de la mesure, mais la méthode de mesure en tant qu’elle est une méthode parmi d’autres et qu’elle doit s’afficher comme telle :

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La précision numérique est souvent une émeute de chiffres, comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire, « une émeute de détails ». On peut y voir une des marques les plus nettes d’un esprit non scientifique, dans le même temps où cet esprit a des prétentions à l’objectivité scientifique. (…) C’est sa méthode de mesure plutôt que

l’objet de sa mesure que le savant décrit. L’objet mesuré n’est guère plus qu’un degré

particulier de l’approximation de la méthode de mesure. Le savant croit au réalisme de la mesure plus qu’à la réalité de l’objet. L’objet peut alors changer de nature quand on change le degré d’approximation. Prétendre épuiser d’un seul coup la détermination quantitative, c’est laisser échapper les relations de l’objet. (…) Il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir.

Bachelard (1938),

L’idée d’une « bonne » mesure conforte la croyance en la possibilité de sortir d’un cadre normatif. La discrimination est définie comme la portion des différences sexuées de répartition dans l’espace social non expliquée par les différences de caractéristiques économiques. Les travaux économétriques se situent donc seulement dans l’explication, pas dans la justification, alors que la discrimination se définit juridiquement par l’arbitraire, l’illégitimité, l’injustice du traitement préférentiel (Lemiere S. et Silvera R., 2003). Force est de reconnaître qu’expliquer l’état existant, ce n’est pas le justifier, et ne pas l’expliquer, ce n’est pas prouver qu’il est injuste. Les travaux économétriques glissent donc insidieusement de l’explication à la justification ou légitimation.

La visée faussement positive des travaux économiques est d’autant plus gênante que la mesure de la discrimination de genre construit la perception des inégalités entre les hommes et les femmes sur le marché du travail et oriente les politiques publiques visant à promouvoir l’égalité entre les sexes. Les tentatives d’explication du monde social méconnaissent l’incidence du cadre théorique non seulement sur la manière de voir le monde, mais aussi sur le réel lui-même. Parlant des sciences dures, Popper (1979) questionne la croyance rationaliste :

Je veux être ici très clair : en tant que rationaliste, je souhaite et j’espère comprendre le monde, je souhaite et j’espère une réduction. Mais en même temps, je pense qu’il est tout à fait vraisemblable qu’il puisse ne pas y avoir de réduction possible ; il est concevable que la vie soit une propriété émergente des corps physiques.

Popper trouve « vraisemblable » ou du moins « concevable » cette absence de réduction en sciences physiques ou chimiques. En sciences économiques et sociales, il n’y a pas seulement doute, mais quasi certitude : la vie sociale est une propriété émergente des corps sociaux. Puisque le monde social objectif émane en partie de nos conceptions de ce monde, les mesures de la discrimination de genre sont performatives : elles orientent les politiques publiques et notre vision des rapports sociaux, influent par là même sur ce qu’est le monde social, dont l’observation permet ensuite de tester les théories.

A travers la mesure de la discrimination entre les sexes, se dévoile ainsi une lutte de classement entre les philosophies politiques dont chacune à sa manière tente d’imposer sa vision des rapports sociaux de sexe et de la justice au monde social. La plupart du temps bien sûr, cette lutte est imperceptible aux yeux mêmes des acteurs. Le résultat méthodologique constitue une sorte de compromis normatif entre plusieurs philosophies politiques. Cette manière conventionnelle de mesurer est souvent influencée par une philosophie dominante, reflet de la position que les personnes occupent dans le champ73. C’est pourquoi ce compromis doit être reconstitué par un retour réflexif sur les choix méthodologiques.

La scientificité empirique ou la connaissance objective consiste moins à mesurer la discrimination (l’objet de mesure) qu’à approfondir comment varie cette mesure en fonction de la méthode de mesure. De fait, deux types de choix méthodologiques sont particulièrement cruciaux pour définir la méthode de mesure : le choix des variables, à la fois dépendantes (ou discriminer à quoi ?) et explicatives (discriminer sur quel fondement ?) ; et le choix de la population de référence (ou discriminer qui ?), de la norme statistique (discriminer par rapport à quoi ?) et de l’horizon temporel (sur quelle période ?). Tous ces choix définissent les relations entre la discrimination et la méthode de mesure.

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La notion d’habitus forgée par Bourdieu permet de comprendre comment les acteurs véhiculent des matrices de perceptions, d’appréciations et d’actions à travers la manière dont ils regardent le monde social.

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