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Philosophies politiques, Théories économiques

Encadré 2 : Deux modèles simplifiés de discrimination statistique

2.1.3 Le mythe d’une théorie marginale de la juste distribution

Au delà des critiques particulières précédemment identifiées, les lectures conventionnelles de ces deux corpus s’accordent sur un point : tous les modèles convergent dans une définition implicite commune de la discrimination comme un traitement différentiel d’individus à productivité marginale égale. La discrimination serait toujours ex ante une demande différenciée selon le sexe indépendante des productivités marginales individuelles, et se traduirait ex post soit par une discrimination salariale soit par la ségrégation. Toutes ces théories présupposeraient donc que les différences sexuées qui s’expliquent par des différences de productivité marginale sont légitimes. Formellement, la discrimination est toujours prouvée par la conjonction entre égalité des productivités marginales et différence de salaires selon la relation d’équivalence suivante :

Discrimination ⇔ F’(Lf)=F’(Lm)=F’ et Wm – Wf = d > 0

La productivité marginale du travail est définie comme le supplément de production qui résulte de l’utilisation d’une heure supplémentaire de travail. Ce concept vient de la microéconomie et vise à expliquer les principes qui sous-tendent une allocation optimale des ressources dans une économie capitaliste : un employeur continuera d’utiliser du travail jusqu’à ce que la productivité marginale de ce travail soit égale au salaire horaire divisé par le prix des produits ou services vendus. Deux hypothèses sont implicites dans un tel cadre micro-économique d’analyse : l’homogénéité de l’offre de travail (les travailleurs présents sur ce marché du travail y vendent des heures de travail rigoureusement identiques) ; l’atomicité (aucun employeur ni aucune force de travail ne peuvent changer le prix de la force de travail). Si ex ante les salaires sont donnés et les salariés homogènes, alors il y a toujours égalité ex post entre la productivité marginale et le salaire divisé par le prix du produit ou service.

Les théories de la discrimination reprennent ce concept de productivité marginale en précisant les hypothèses d’homogénéité et d’atomicité. Les hommes et les femmes sont supposés parfaitement substituables dans la production tout en différant par leur sexe. Quant aux salaires, ils sont toujours donnés ex ante au niveau macro, mais la fonction de demande de travail peut varier au niveau micro en fonction soit de l’intensité de préférence discriminatoire des employeurs (discrimination par goût) soit du degré d’imperfection de l’information (discrimination statistique). Dans tous les cas, c’est toujours la productivité marginale qui sert d’argument pour définir la discrimination. Ainsi Becker définit la discrimination par le comportement consistant à refuser d’embaucher une femme dont le coût marginal du travail est inférieur à sa productivité marginale :

If an individual has a taste for discrimination, he must act as if he were willing to pay something, either directly or in the form of a reduced income, to be associated with some persons instead of others. (…) If one individual discriminates against another, his behavior lacks “objectivity”; in the market place, “objective” behavior is based on considerations of productivity alone. An employer discriminates by refusing to hire someone with a marginal value product greater than marginal cost.

Becker (1957), p 14, 39.

Cette « définition » conduit à soutenir que la productivité marginale est un bon indicateur théorique de la productivité effective. Or la productivité marginale d’un travailleur n’a de sens que rapportée à l’ensemble des facteurs de production déjà utilisés. C’est une erreur de croire que la productivité marginale fixe le niveau du salaire. La structure salariale doit déjà être donnée pour que le processus d’égalisation de la productivité marginale et du salaire réel guide l’allocation de la main d’œuvre. L’utilisation du concept de productivité marginale n’autorise en fait aucune comparaison de productivités entre les travailleurs. L’identification de la productivité marginale du travail d’un individu avec sa contribution productive effective constitue une confusion théorique comme le rappelle Amartya Sen (1992) :

The concept of the “marginal product” of a resource is not really concerned with who has “actually produced” what, but with guiding the allocation of resources by examining what would happen if one more unit of a resource were to be used (given all other

resources). To read in that counterfactual marginal story (what would happen if one more unit were applied, giving everything else) an identification of who has “in fact” produced what in the total output is to take the marginal calculus beyond its purpose and depth.

Sen (1992), p119.

Il faut donc s’étonner de ce lieu commun de la théorie économique qui énonce ou suppose « évident » qu’il est juste qu’un travailleur soit rémunéré à hauteur de sa productivité marginale. La « démonstration » du non-sens de la théorie marginale de la distribution semble régulièrement tomber dans l’oubli comme l’atteste le débat qui a resurgi en 1977-1978 dans The Review of

Radical Political Economics. Gerdes (1977) rappelle que la décroissance de la productivité

marginale est compatible avec la croissance des contributions productives ; que le processus d’allocation de la main d’œuvre guidée par le principe marginaliste est compatible avec l'idée marxiste d’exploitation. Cette contradiction de la théorie néoclassique (Grosser Widerspruch) est facilement résolue quand on distingue productivité marginale et contribution productive.

De surcroît, il est bien simpliste de considérer qu’une échelle de salaires conforme à l’échelle des contributions productives serait juste. Non seulement on ne peut pas accepter l’équivalence entre productivité marginale et contribution productive, mais aussi, les conceptions de la discrimination, donc de l’injustice dans la répartition, ne peuvent pas se situer au niveau du précepte « à chacun selon sa contribution ». En effet les normes ou maximes du sens commun ont une place subordonnée dans toutes les théories de la justice, comme l’a bien vu Rawls (1971) :

Common sense precepts are at the wrong level of generality. In order to find suitable first principles one must step behind them. Admittedly some precepts appear quite general at first. For example, the precept to each according to his contribution covers many cases of distribution in a perfectly competitive economy. Accepting the marginal theory of distribution, each factor of production receives an income according to how much it adds to output (assuming private property in the means of production). (…) Therefore to some writers the precept of contribution has seemed satisfactory as a principle of justice. It is easy to see, however, that this is not the case. The marginal product of labor depends upon supply and demand. What an individual contributes by his work varies with the demand of firms for his skills, and this in turn varies with the demand for the products of firms. An individual’s contribution is also affected by how

many offer similar talents. There is no presumption, then, that following the precept of contribution leads to a just outcome unless the underlying market forces, and the availability of opportunities which they reflect are appropriately regulated. And this implies as we have seen, that the basic structure as a whole is just.

Rawls (1971), paragraphe 47.

Les questions de justice, donc de discrimination, portent sur les structures économiques et sociales de base. Ainsi, dire que les salaires sont ex ante donnés ou exogènes laisse entière la question des modalités ex ante de fixation du salaire. Or on peut concevoir qu’ils sont donnés par le jeu concurrentiel du marché, les avantages comparatifs, la rentabilité des investissements en capital humain, les modes de segmentation, les négociations collectives, les représentations culturelles ou encore les rapports d’exploitation. Ce sont ces conceptions qui permettent de définir la structure salariale non discriminatoire, et donc la discrimination.

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