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Philosophies politiques, Théories économiques

Encadré 2 : Deux modèles simplifiés de discrimination statistique

2.2 Théories économiques de la discrimination et philosophies politiques de la justice

2.2.2 La théorie marxiste de l’exploitation

Les modèles marxistes définissent la discrimination comme une stratégie d’exploitation différentielle de la main d’œuvre. L’article le plus cité est sans doute celui de Roemer (1978) qui met en avant l’idée que les capitalistes ont la possibilité de jouer sur les taux d’exploitation de différents groupes, et d’extraire davantage de plus-value à un groupe de travailleur, qui pour cette raison, est dit discriminé. Roemer fait l’hypothèse que chaque groupe de travailleur travaille suffisamment longtemps dans la journée pour recevoir le même montant de subsistance journalière. Ainsi dans son modèle, le groupe discriminé n’obtient pas le même salaire horaire mais travaille plus longtemps dans la journée avec le même degré d’intensité.

Cependant, cette analyse s’applique mal à la discrimination entre les hommes et les femmes. De fait les femmes ne travaillent pas dans la sphère marchande plus longtemps dans la journée que les hommes. Cette difficulté est en fait liée à l’hypothèse implicite de l’indépendance entre la sphère du travail marchand (qu’il soit payé ou non) et celle du travail non marchand. Pour Roemer (1978), c’est l’individu qui assure la subsistance, non l’unité domestique. Or il se peut très bien que le salaire journalier soit inférieur au seuil de subsistance puisque la production des moyens de subsistance concerne l’ensemble de l’unité domestique.

usually spent their time bearing and rearing children and engaging in other household activities, whereas men have spent their time in market activities. This sexual division of labor has been found in virtually all human societies, and in most other biological species that fertilize eggs within the body of the female.” (Becker, 1981, p 37, p 39).

On peut relâcher l’hypothèse de Roemer en faisant l’hypothèse que l’unité domestique dans son ensemble travaille suffisamment longtemps pour commander ou produire les biens de subsistance. Dans ce cadre, le travail domestique a une incidence importante sur le temps de travail socialement nécessaire à la reproduction de la force de travail. Plus le temps de travail domestique est important, moins le temps de travail marchand socialement nécessaire à la reproduction de la force de travail est grand, et donc plus le surtravail et le taux de plus-value est élevé. En effet, la reproduction de la force de travail est à la fois rendue possible par l’achat de marchandises et de services sur le marché grâce aux salaires et par la production de biens et services domestiques.

Cette relation inverse entre les composantes marchandes et non marchandes du temps de travail socialement nécessaire à la reproduction de la force de travail (capital variable) a peu été approfondie. Les exemples de Marx dans le Capital supposent implicitement que la journée de travail se limite à la journée de travail marchand. De même, Roemer se restreint à la production marchande. Or dans le chapitre XVIII du volume I du Capital, Marx nomme le surtravail la plus- value tirée du travail non payé. Il est logique à ce titre de tenir compte de cette autre forme de travail non payé qu’est le travail domestique56. En intégrant le mode de production domestique dans l’analyse, nous pouvons proposer un autre modèle marxiste de la discrimination entre les sexes, qui s’inspire à la fois de l’approche de Roemer (1978) et de celle de Delphy (1998). Ce modèle permet de décrire une dialectique entre la lutte des classes sociales et la lutte des classes de sexe57.

Le procès de la lutte des classes et l’état de leur rapport de force détermine un taux de plus-value général e. La journée de travail des hommes (respectivement des femmes) de longueur T58 est composée de travail marchand approprié (payé) sous forme de salaire T1m (T1f), de travail

marchand extorqué (non payé) sous forme de plus-value T2m (T2f), et de travail domestique non

payé T3m (T3f). Comme la reproduction des forces de travail est assurée par l’unité domestique

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Le travail domestique peut être défini ici selon le critère de la tierce partie ou de la tierce personne de Hill (1979) : bien que non marchand, le travail domestique est une activité productive dans la mesure où il peut être exercé contre rémunération par une tierce personne.

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Le raisonnement que nous proposons s’inspire de l’approche analytique de Roemer (1978). On doit noter cependant que cette approche est critiquée par de nombreux marxistes.

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On suppose que la longueur de la journée de travail, qui inclue le travail domestique, est la même pour les hommes et pour les femmes.

dans son ensemble grâce à la part appropriée du travail marchand T1 et au travail domestique T3,

il suit que les capitalistes peuvent se permettre un certain arbitrage entre les taux de plus-values tirés des hommes em=T2m/T1m et ceux tirés des femmes ef=T2f/T1f.

Formellement, on peut matérialiser la lutte des classes sociales par des courbes d’iso-plus-value qui à partir d’une fonction e(T1m, T1f) associe à chaque paire de travail abstrait approprié sous

forme de salaire (T1m, T1f) un taux de plus-value donné. Pour simplifier on peut supposer que le

taux de plus-value est e=(em+ef)/2. En remplaçant T2m par T-T1m-T3m et T2f par T-T1f-T3f, on peut

montrer que les courbes d’iso-plus-value sont des hyperboles de la forme suivante : c=(T- T3m)/T1m+(T-T3f)/T1f, où c=2+2e. L’exploitation des femmes par les hommes s’exprime par le

rapport entre le travail domestique masculin et le travail domestique féminin. On suppose ici que les hommes exploitent les femmes dans le mode de production domestique, c’est-à-dire T3m=0 et

T3f≠0. On obtient le graphique suivant :

Supposons que la position historique initiale est au point R sur la courbe AA. Dans ce cas, les salaires des hommes et des femmes sont égaux, mais le taux de plus-value tiré des hommes est plus élevé que celui tiré des femmes. Les capitalistes ont donc intérêt à donner davantage aux hommes et moins aux femmes ce qui provoque un mouvement de R à T. Au point T, le taux de

T R Q T1m T1f (T-T3f)/c A A P A' T' P' Q' T/c T/c

plus-value tiré des hommes est égal à celui tiré des femmes. Cependant, du fait du raccourcissement de la journée de travail des femmes dû au travail domestique et en raison de la convexité des courbes d’iso-plus-value, les capitalistes peuvent extraire davantage de plus-value en exploitant un peu plus les femmes que les hommes.

Graphiquement, on observera d’abord un déplacement du point T au point Q, puis un déplacement vers le bas de la courbe d’iso-plus-value AA. Le déplacement vers la droite sur la courbe permet aux capitalistes de donner davantage aux hommes (soit une quantité de travail abstrait PQ) que ce qu’ils prennent aux femmes (soit PT). A taux de plus-value général inchangé, l’unité domestique dans son ensemble gagne donc PQ-PT. Les capitalistes peuvent profiter de ce gain de l’unité domestique pour extorquer davantage de plus-value tout en achetant toujours les forces de travail à leur valeur, c’est-à-dire à la quantité de travail socialement nécessaire à leur reproduction dans le cadre de l’unité domestique. Ils peuvent donc transformer le gain de l’unité domestique en plus-value marchande.

Il peut donc y avoir « collaboration » entre les capitalistes et les hommes. Certes, le mieux pour les travailleurs en tant que classe est de viser la baisse du taux général de plus-value, c’est-à-dire de lutter pour la disparition de l’unité domestique en tant qu’unité de production de subsistance (faire tendre T3f vers 0). Cependant, comme ce n’est pas le plus avantageux pour les hommes en

tant que classe de sexe, les capitalistes peuvent profiter de la contradiction entre lutte des classes sociales et lutte des classes de sexe pour s’allier partiellement avec les hommes. La sur- exploitation des femmes dans ce système tend à contraindre au mariage et à séparer le travail marchand des hommes du travail non marchand des femmes. Les exploitées du mode de production domestique ne sont pas rémunérées, mais entretenues par des hommes, et les capitalistes profitent de l’appropriation du travail domestique des femmes par l’unité domestique dans son ensemble pour raccourcir la portion du temps de travail marchand nécessaire à la reproduction des forces de travail.

Supposons cependant qu’à un stade du développement de la lutte des classes de sexe, le travail domestique est supprimé. La nouvelle position est donc sur la courbe AA’. On peut noter qu’à la faveur de la disparition du travail domestique, le taux général de plus-value a diminué, ce qui

s’explique par la suppression des moyens de subsistance domestiques. Etant donné le poids des traditions historiques de différenciation de la main d’œuvre, il est raisonnable de supposer que l’on se situera alors à droite du point d’équité T’, par exemple au point P’. Or un mouvement de P’ à Q’ implique un sacrifice de salaire réel de la part des femmes et un accroissement relativement plus grand pour les hommes. La convexité des courbes d’iso-plus-value nous dit que cela devient de plus en plus avantageux pour le capital de discriminer puisqu’il est plus facile alors du fait de cette division d’extraire d’avantage de plus-value, c’est-à-dire de déplacer la courbe d’iso-plus-value vers le bas.

Le mieux pour les travailleurs est donc de déplacer le point d’équilibre vers T’, une stratégie qui va renforcer leur pouvoir de négociation en tant que classe et les aidera à se déplacer vers des courbes d’iso-plus-value plus hautes (donc des taux plus bas de plus-value). Mais de même que précédemment, les hommes ont davantage intérêt à profiter de leur position de classe de sexe plutôt que de lutter en tant que classe sociale contre les capitalistes. Ce résultat tend à montrer formellement pourquoi la suppression de l’unité domestique en tant qu’unité de production par le travail domestique est insuffisante. En revanche, si la famille conjugale est supprimée non seulement en tant qu’unité de production mais aussi en tant qu’unité de consommation, l’hypothèse initiale d’une mise en commun des ressources est levée, et l’intérêt des hommes ne diverge plus de l’intérêt des femmes.

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