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Les Regum Aragonum res geste : éléments d’analyse

B. Deux textes intimement liés

La proximité entre les RARG et la Corónica est vérifiable tout au long du manuscrit, au point qu’une comparaison filée des deux textes pourrait être menée sur toute l’extension des deux chroniques. D’une part, sauf quelques très rares exceptions qui seront commentées en note dans l’édition ou plus avant dans cette étude liminaire, on ne relève aucune divergence dans la construction du récit et dans sa chronologie ; d’autre part, la structure même des phrases est la plupart du temps similaire, si bien qu’il paraît difficile d’envisager que ces deux textes n’aient pas été directement liés. Une comparaison des premiers paragraphes des RARG avec le texte des autres chroniques peut illustrer ce propos.

497 Je cite la traduction espagnole moderne. Cf. J. ZURITA, Índices de las gestas de los reyes de Aragón desde

comienzos del reinado al año 1410, ed. preparada por Á. CANELLAS LÓPEZ, trad. José GUILLÉN CABAÑERO, Zaragoza : Institución Fernando el Católico (CSIC), 1984, p. 69. Le texte original latin est le suivant : « Haec eadem, ferme totidem verbis, a Gauberto monacho, earum itidem rerum scriptore, qui eiusdem Gonzalui aetate opus suum concinarat, traduntur » (Id., Indices rerum…, lib. 1, fol. 34).

En premier lieu, c’est le même schéma narratif qui structure le début du premier chapitre des RARG et de la Corónica498. Après la trahison du comte Julien, un groupe de chrétiens se réfugie dans les montagnes pyrénéennes, plus précisément au rocher d’Uruel, près de Jaca. Une procession est organisée vers le sanctuaire de Saint-Jean de la Peña pour que Dieu conseille les nobles chevaliers chrétiens dans l’élection d’un roi. Là-bas, deux frères ermites, après deux nuits de veille, révèlent ce que l’esprit divin leur a soufflé : c’est Garsias Jimenez qui doit être choisi comme roi. L’épisode est longuement développé. Cette trame n’est pas celle que proposait la CSJP, laquelle, après avoir évoqué le retranchement des chrétiens, se centrait sur l’évocation des combats initiaux et sur les détails de la fondation du monastère, suite à la retraite originelle d’un certain Saint Jean-Baptiste. Les frères ermites, qui se retirent à la suite du saint à Saint-Jean de la Peña, ne semblent jouer aucun rôle dans l’élection de Garsias Jimenez, dont les détails ne sont nullement rapportés. C’est ce déroulement que suivront plutôt Marineo Sículo et Zurita, qui ne reprennent point le motif de l’inspiration divine dans l’élection du premier roi du Sobrarbe. Cet épisode est donc propre aux chroniques de García de Santa María et de Vagad. Je ne lui connais pas d’équivalent dans l’historiographie sur les origines du royaume d’Aragon499, ce qui porte à croire que l’un de ces deux auteurs introduisit ce récit sous sa forme spécifique, peut-être en s’inspirant d’une source aujourd’hui perdue.

En deuxième lieu, la formulation même du récit, c’est-à-dire la lettre du texte, montre des proximités évidentes. Si l’on considère l’incipit des RARG, et qu’on le compare avec le texte de Vagad, le lien saute aux yeux :

498 La narration tarde toutefois à démarrer, chez Vagad, puisque le premier chapitre commence par une réflexion sur l’interprétation de la chute de l’Espagne wisigothique dans une perspective historique et comparative.

499

J’ai parcouru l’ensemble des sources recensées par Sophie Hirel-Wouts (S. HIREL-WOUTS, op. cit., vol. II, Annexes, liste p. 4-16). J’ai également consulté l’édition d’un privilège intitulé Memoria de la donación de

Abetito narrant l’histoire du monastère de Saint-Jean de la Peña (Manuel MAGALLON Y CABRERA, Colección

diplomática de San Juan de la Peña, Madrid : Tip. de la Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1903-1904,

charte nº 3, p. 44-48) et une chronique du début du XVIe siècle, la Chronica regum Aragonum et comitum

Barchinone et populationis Hispanie d’Esteban Rollán (Esteban ROLLAN, Chronica regum Aragonum et

comitum Barchinone et populationis Hispanie, ed. e índices por M. I. FALCON PEREZ, Zaragoza : Anubar, 1987). L’idée de l’influence des deux ermites sur l’élection du roi figurait précédemment dans les Històries de Tomic mais sous la forme d’un simple conseil, sans aucune transcendance divine : « E aprés, lo dit ermità trobà aquí en la muntanya dos cavallers sants hòmens, los quals la hu havia nom Vot e l’altre Pelitzo, los quals s’i eren salvats com les dites muntanyes foren preses e corregudes per lo dit almazor de Còrdova, rey d’Osca. Los crestians, ab consell de aquells dos cavallers, haguessen fet lur capità e senior hun cavaller qui era de linatge real dels gots, appellat Garcia Eximenez » (Pere TOMIC, Històries e conquestes del realme d'Aragó e Principat de Catalunya, ed. crítica i estudi lingüístic per Joan IBORRA I GASTALDO, Tesis doctoral, Valencia, Universitat de Valencia, 1999, p. 62). Qui plus est, la mention est lapidaire, tandis que la narration de l’intercession des frères ermites s’étend sur de longs paragraphes, chez Vagad comme chez García de Santa María.

RARG Corónica Expugnata a machometanis universa

Hispania biennio, ut plures dicunt, idque scelesti comitis Julianii proditione, abiere christiani atque confugere ad natura munita et aspera loca, nonnulli ad montana Asturiarum perhibent eos confugisse, alii vero ad Pyreneos montes qui Galliam ab Hispania dividunt. Ibique duo viri precipui evaserunt cum suis exercitibus : Garsias Eximini Gotus, qui fuit primus rex Supra Arbium apud Aragonenses, et Sinofrus, Cataloni1 prefectus, unde comites Barchinon1 originem ducunt500.

[Quand les mahométans eurent envahi l’Espagne tout entière en deux ans, comme plusieurs l’affirment, et cela à cause de la trahison du comte Julien, le scélérat, les chrétiens partirent se réfugier dans des espaces naturellement protégés et rudes. Certains rapportent qu’ils se sont réfugiés dans les montagnes des Asturies, d’autres dans les Pyrénées, qui séparent la Gaule de l’Espagne. Et c’est là que deux hommes d’exception trouvèrent refuge, avec leurs armées : le Goth Garsias Jimenez, qui fut le premier roi du Sobrarbe, chez les Aragonais, et Sinofre, préfet de Catalogne, duquel les comtes de Barcelone tirent leur origine.]

Sojuzgada pues la España en cinco años dizen algunos, otros en quatorze meses, en dos años scriuen los mas, y a estos seguimos. Retruxieron se los xpistiannos alas mas fuertes y asperas sierras que podieron fallar, alas montañas delas Asturias dizen muchos. Mas a los montes Perhineos pienso que mas. Por que son los mas altos y mas famosos montes de toda la Hespaña. Y hai se saluaron dos grandes estados, el del magnanimo rey tan godo, que llamaron don Garci Ximenez que fue leuantado en rey de los nuestros. Y el de Sinofre, prefecto de catalueña, de quien descienden los illustres condes de Barçelona501.

Le déroulement des phrases est identique : toutes deux commencent par un participe passé – ablatif absolu dans la formulation latine, proposition participiale dans la version vernaculaire – évoquant de manière synthétique la conquête. S’ensuit une précision sur la durée de l’invasion, puis la description du lieu choisi par les chrétiens comme refuge avec un même balancement (« nonnulli [...], alii vero » / « muchos [...]. Mas [...] pienso que mas »). Enfin, les chroniqueurs se concentrent sur deux groupes distincts de chrétiens et leur chef, anticipant sur la suite de la narration (« Ibique duo viri precipui evaserunt cum suis exercitibus » / « y hai se saluaron dos grandes estados : el del [...] y el de [...] »). Les différences sont limitées. Il y a tout d’abord la durée de l’invasion arabe. Tandis que García de Santa María ne propose qu’une durée de deux ans, Vagad rapporte trois possibilités pour finalement se déclarer en faveur des deux ans. Dans les RARG, les Arabes sont explicitement

500 G. GARCÍA DE SANTA MARÍA, Regum Aragonum…, fol. 3.

nommés, ainsi que le comte Julien. Dans la Corónica, ces données sont superflues car déjà mentionnées dans les réflexions inaugurales contenues dans ce même chapitre. Outre un léger flottement autour des pronoms indéfinis balisant le balancement central de ce court extrait, le commentaire concernant les Pyrénées diverge. Enfin, Gonzalo cible le chef des troupes chrétiennes tandis que Gauberto parle d’États chrétiens, avant de mentionner leur chef.

Précisément, cette mise en relief des divergences ne peut être réalisée que parce que les propos des deux chroniques sont extrêmement proches. Le lecteur pourra apprécier, par exemple, comment le texte de la Crónica de San Juan de la Peña502, dans sa version latine, et celui du De primis de Marineo Sículo, qui narrent eux aussi le repli des chrétiens dans les montagnes, ne se prêtent nullement à une telle analyse :

CSJP De primis

Facta quidem persecutione siue occupatione predicta, christiani qui euadere potuerunt, dispersi sunt, fugientes uersus latebras seu fortitudines muntanearum Suprarbii, Rippacurtie, Aragonum, de Bierroça, de Artide, Ordonya, de Biscaya, de Alaua et de Asturiis, ubi construxerunt pluria castra et plures alias fortitudines, in quibus se receptare ualerent et deffendere a sarracenis. Et omnes ille terre remanserunt in posse christianorum, sic[que] eas mauri nullo tempore possederunt503.

[Quand la persécution eut lieu ou que l’occupation fut proclamée, les chrétiens qui réussirent à s’enfuir se dispersèrent, se réfugiant dans des cachettes ou des forts des montagnes du Sobrarbe, de Ribagorce, d’Aragon, de Berrueza, d’Artieda, d’Orduña, de Biscaye, d’Alava et des Asturies. Là, ils construisirent plusieurs castra et plusieurs autres forts, où se retirer et se défendre contre les Sarrasins. Et toutes ces terres

[…] ingens maurorum exercitus ex Africa per Calpes angustias in Hispaniam traiecit. Qui Rodrigo rege bello perempto paucis annis Hispaniam fere totam occuparunt quam te[ne]runt annos CCCXL praeter quosdam Asturiae populos et Pyreneos montes. Quo nonulli Aragoniae nobiles et Caesaraugustae ciuitatis equites tum suae salutis causa, tum etiam christiani nominis et conseruandae fidei gratia se contulerant. Ubi diu quasi latitantes natura et asperitate loci tuti continebantur504.

[…une immense armée de maures arriva d’Afrique en Espagne en passant par le détroit de Gibraltar. Et, le roi Rodrigue ayant été tué au combat, ils occupèrent en quelques années presque toute l’Espagne, qu’ils conservèrent durant 340 ans sous leur joug, excepté quelques peuplades d’Asturies et les Pyrénées. Là, quelques nobles d’Aragon et chevaliers de la cité de Saragosse se rassemblèrent, tantôt pour leur propre salut,

502 Désormais CSJP.

503 Crónica de San Juan de la Peña, versión latina e índices preparados por A. UBIETO ARTETA, Valencia : Anubar, 1961, p. 24-25. Je corrige la transcription « sic quod » en « sic[que] » (cf. une transcription partielle qui rejoint ma proposition : José María QUADRADO, España : sus monumentos y artes, su naturaleza é historia.

Aragón, Barcelona : Daniel Cortezo, 1886, p. 327, n. 1). Les versions aragonaises et catalanes sont similaires. Cf.

« Crónica de San Juan de la Peña (Versión aragonesa). Edición crítica », ed. Carmen ORCÁSTEGUI GROS,

Cuadernos de Historia Jerónimo Zurita, 51-52, 1985, p. 419-569, p. 429 et Crònica general de Pere III el Ceremoniós, dita comúnment crònica de Sant Joan de la Penya, ed. Amadeu-Jesús SOBERANAS LLEÓ, Barcelona : Alpha, 1961, p. 27.

504 L. MARINEO SÍCULO, De primis Aragoniae…, fol. IIIv. L’œuvre de Marineo est également connue sous le nom de De genealogia regum Aragonensium ou De Aragoniae regibus et eorum gestis.

restèrent au pouvoir des chrétiens et ainsi les Maures jamais n’en prirent possession.]

tantôt même pour le nom du Christ et la conservation de leur foi. Et ils s’y maintinrent longtemps comme cachés, en sécurité grâce à la nature et la rudesse du lieu.]

Seule la présence du lexème « asper- » (« asperitate loci »), que l’on retrouve également chez Vagad (« alas mas fuertes y asperas sierras ») et García de Santa María (« aspera loca »), mais qui est absent des autres sources historiographiques505, semble pointer un lien entre ces trois chroniques. Mais l’influence, si elle est réelle et non le fruit du hasard, est extrêmement limitée. Le phrasé et la formulation de cet extrait chez Marineo est bien distinct du couple indissociable formé par les RARG et la Corónica.

Or l’incipit, je le disais plus haut, n’est qu’un exemple pour illustrer une proximité qui se donne à voir tout au long du récit, selon des modalités similaires. De cette proximité, il nous faut conclure, en toute rigueur, à deux possibilités : soit une des chroniques est la traduction de l’autre, soit ces deux textes ont été élaborés à partir d’une même source, un troisième texte, embrassant la même extension chronologique, qui serait aujourd’hui perdu et dont nous ignorons tout. Je penche, pour ma part, pour l’hypothèse de la traduction directe. Je crois, en outre, que c’est le texte vernaculaire de la Corónica qui a servi de base à celui des RARG et non l’inverse. Voici les éléments qui m’ont amenée à cette opinion.