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Gonzalo García de Santa María (1447-1521) : portrait d'un érudit aragonais

B. De la créance aux faveurs royales

S’il s’agit bien toujours du même Gonzalo García de Santa María166, le père du juriste semble avoir commencé à pratiquer la créance, à côté de ses activités mercantiles, au moins depuis les années 1430167. Plus tard, il apparaît comme détenteur d’un cens vendu à son profit

163 « Vº. Item dize el dito procurador e si negado sera probar entiende que el dito micer Goncalbo lugarteniente sobredito ha dado la dita [sentencia] en fauor del dito Pedro de Casaffranca por ayudar a Anthon Sanchez paryent suyo car es cierto que el dito Anthon Sanchez en la dita carta de comanda obligado es parient dentro el quarto grado conel dito lugarenient porque aquel no ffuesse [vexado] porel dito Pedro de Casaffranca que lo tiene obligado enla dita carta de comanda segunt es de part de suso dito ». Est ensuite barré le paragraphe suivant : « E mas por quanto el dito micer Goncalbo deuia cierta [panno] en quantidat de Dos[cientos] sueldos poco mas o menos enla botiga de Casaffranca et delo[que] le deuia o part de aquello el dito Pedro de Casaffranqua por [esguerit] dela dita [senyora] lo ha ffecho franco del dito deudo o part de aquel » (AHPZ, Procesos inquisitoriales, J/17/4, microfilm 90/6).

164 ACA, Cancillería, Registro 3450, fol. 145v, 20-2-1471. Robert Tate attribue sans justification ce contentieux à Micer Gonzalo, probablement du fait que le dernier document désignant avec certitude Gonzalo père dont il dispose date de 1458 (R. B. TATE, « Gonzalo García… », p. 217). Ayant trouvé, pour ma part, des documents ultérieurs, je situe sa mort dans les années 1470, et en tout état de cause avant 1486, date à laquelle il est mentionné comme « feu Gonzalo García de Santa María », quoiqu’il ne puisse être catégoriquement exclu qu’il ne soit pas question d’un homonyme (voir les documents cités p. 63 et les notes associées). Il me paraît donc possible et probable qu’il s’agisse de Gonzalo père, jouissant de la confiance de Jean II, et non de son fils alors âgé de 23 ans, et que Jean II nomme « Gondisalvus Garsias de Sancta Maria junior » deux ans auparavant (ACA, Registro 3450, fol. 10v, 8-5-1469, je souligne).

165 Le Libro de la Curia del Justicia de 1471 n’est pas conservé.

166 Le spectre de l’homonymie est souvent présent autour de la figure de Gonzalo père, sauf pour quelques documents qui sont sans équivoques (par exemple dans l’affaire de l’engagement des bijoux royaux, p. 30). Miguel Ángel Motis Dolader affirme qu’il s’agit d’un problème récurrent dans l’analyse des données d’archives et qualifie le phénomène de « pléyade de la homonimia » pour Saragosse, au XVe siècle (M. Á. MOTIS DOLADER, art. cit., p. 143). Toutefois, toutes les informations mises ici et plus avant au compte de Gonzalo père semblent former un ensemble cohérent et hautement plausible.

167 En 1430, un citoyen de Luna lui doit 100 florins (M. SERRANOY SANZ, Orígenes de la dominación…, p. 494, n. 3).

le 3 juillet 1457 par Lope de Gurrea et Leonor de Funes, seigneurs de Gurrea, cens qu’il céda vraisemblablement en dot à sa fille168.

Les finances de la couronne d’Aragon, au cours du XVe siècle, étaient loin d’être au beau fixe. Les rois, mus par des entreprises impérialistes extrêmement onéreuses, cherchaient à trouver des liquidités, non seulement via l’impôt ou l’absolution des délits contre monnaie sonnante et trébuchante, mais encore en recourant aux prêteurs et à la vente de cens et de rentes. Les créanciers tiraient doublement leur épingle du jeu, en prêtant à la fois aux communautés soumises à tribut et aux puissants, nobles et rois, qui cherchaient un moyen rapide de financer leur train de vie et leurs projets coûteux, ou même de rembourser certaines de leurs dettes. Pendant que les prêteurs s’enrichissaient au gré des transactions, l’endettement général était en accroissement constant et les finances publiques s’enfonçaient dans une insolvabilité chronique, transmise de rois en héritiers169. Dans ces circonstances, les créanciers judéo-convers jouèrent un rôle décisif :

No puede afirmarse, rotundamente, que los acreedores de monarcas y nobles fueran siempre neófitos o conversos, pero era a los más pudientes nuevos cristianos a quienes se solían pedir « ayuda », que ellos « graciosamente » concedían o se encargaban de buscar, en el desempeño de sus cargos de tesoreros reales, tesoreros generales del reino, procuradores de nobles o administradores de bienes170.

Encarnación Marín Padilla montre en particulier la présence continuelle des conversos de Saragosse dans l’exercice de ces charges royales et comme créanciers des rois dans la deuxième moitié du XVe siècle. Certains d’entre eux prêtèrent même de l’argent à Jean de Navarre avant qu’il ne soit roi d’Aragon : ainsi Luis Sánchez de Calatayud, Manuel Bon et Luis de la Caballería171. Gonzalo père doit probablement être ajouté à cette liste. Il gravitait, en tout cas, autour des cercles navarrais puisque peu de temps avant la bataille d’Olmedo, en 1445, il se vit assigner une ville frontalière, Belorado, à mi-chemin entre Burgos et Logroño, le temps d’une fragile trêve entre Jean de Castille et Jean de Navarre172. Il n’est pas

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AHN, Sección Nobleza, PARCENT, C.184, D.17 (document du 17 mai 1531) et D.21 (document du 4 février 1539).

169 E. MARÍN PADILLA, « Joyas reales como garantía de deudas de la corona de Aragón (siglo XV) », Aragón en

la Edad Media, XVI, 2000, p. 493-503, p. 493-496. Encarnación Marín Padilla traite plus spécialement de la situation entre 1457 et 1482, mais elle rappelle préalablement la dramatique situation des caisses royales lors des campagnes napolitaines d’Alphonse V d’Aragon.

170 Ibid., p. 494.

171 Ibid., p. 496-497.

172 J. ZURITA, Anales de la Corona de Aragón, ed. Á. CANELLAS LÓPEZ, Zaragoza : Institución Fernando el Católico, 1967-1977, t. 6, livre 15, chap. 30, p. 321 (la page est manquante dans l’édition électronique : J. ZURITA, Anales de Aragón [version electrónica], coord. ed. electrónica J. J. ISO, ed. Á. CANELLAS LÓPEZ, María Isabel YAGÜE y Pilar RIVERO, Zaragoza: Institución Fernando el Católico, 2003, disponible en ligne :

impossible qu’il ait été introduit dans ce cercle par son probable parent, le contador du roi de Navarre, Alvar García de Santa María, qui apportait également son soutien financier à ce dernier173. Quelques années plus tard, lorsque Jean de Navarre devint roi d’Aragon, il eut recours aux services du marchand de Saragosse, qu’il connaissait donc vraisemblablement de longue date.

Le 6 mars 1460, Jean II d’Aragon ordonna au bailli général du royaume d’Aragon, Martín de Lanuza, de verser à Gonzalo García de Santa María père 60 000 sous en remboursement de la somme que celui-ci avait avancée pour payer les villes d’Elx, Crevillent, Tárrega, Terrassa et Sabadell174. Le remboursement serait effectué par le bailli à partir d’un impôt que le roi devait percevoir de la ville de Daroca. Un mois et demi plus tard, Jean II réitéra l’ordre. Il chercha manifestement à accélérer le paiement qui se faisait attendre. Le bailli ne fut plus spécifiquement astreint à prélever l’argent de Daroca, mais dut trouver dans les plus brefs délais l’intégralité de la somme nécessaire175.

Dix ans plus tard, le 6 avril 1469, le roi, pour pallier d’urgentes nécessités, engagea, en échange d’un prêt de vingt-et-un mille sous, une liste conséquente de bijoux royaux auprès des marchands judéo-convers de Saragosse : Mosén Luis de Santángel, Micer Juan de Santángel, Pedro de Urrea, Garcí López, Francisco Climent « mayor », … et Gonzalo García de Santa María père, qui ne manqua pas à l’appel. La dette fut payée à longue échéance : ce ne fut que treize ans plus tard, le 21 février 1482, que les bijoux furent restitués au roi. Sur un document à part, à cette même date, Micer Gonzalo attesta en outre avoir reçu la somme de mille sous en remboursement d’un prêt gracieux que son père défunt avait fait au roi Jean le 8 mai 1469176.

Ces exemples illustrent à quel point les rois dépendaient économiquement des conversos. La majeure partie de leurs projets étaient conditionnés aux liquidités dont ceux-ci disposaient ou à leurs habilités financière et relationnelle pour débloquer ces fonds. Si les

http://ifc.dpz.es/publicaciones/ver/id/2448 [réf. du 26/01/2012]). Robert Brian Tate fait référence à ce passage des Anales (R. B. TATE, « Gonzalo García… », p. 215).

173 La relation entre Gonzalo García de Santa María père et Alvar García de Santa María est établie par le testament du second. Par ce testament, le marchand de Saragosse reçut le pouvoir de percevoir le remboursement d’une dette contractée par Pedro Núñez Cabeza de Vaca. Voir F. CANTERA BURGOS, op. cit., p. 172 et R. B. TATE, « Gonzalo García… », p. 215. Alvar García de Santa María était le frère de Pablo de Burgos.

174 En effet, il avait souhaité faire donation de ces villes à sa femme, Juana Enríquez, en 1458 (Ibid., p. 216).

175 ACA, Cancillería, Registro 3417, fol. 171v, 6-3-1460, Daroca et fol. 180, 17-5-1460, Joan II, Barcelona. Le deuxième document était inconnu de Robert Brian Tate.

176 E. MARIN PADILLA, « Joyas reales… », p. 497-498 et p. 500-501. Ces références précieuses n’ont jamais été mises en rapport jusqu’ici avec la biographie de García de Santa María.

judéo-convers, de leur côté, extrayaient des plus-values de leurs transactions, ils tiraient également profit de la dépendance des rois à leur égard pour obtenir faveurs et protections.

De fait, Jean II d’Aragon intervint au moins à deux reprises en faveur des Santa María de Saragosse. Lors du procès déjà cité contre Luis de Santángel, en 1471, le roi prit fait et cause pour Gonzalo García de Santa María. Celui-ci se plaignait de ce que le Justice d’Aragon et ses lieutenants étaient partiaux ou avaient des intérêts dans le contentieux porté devant eux. Jean II jugea fondée la plainte de Gonzalo et imposa la présence de Joan Pedro de Thoyuela et Miguel Molon aux délibérations. Aucune décision ne pourrait être prise, aucune sentence rendue sans leur voix, sous peine d’être déclarées nulles177. Cette décision de Jean II fut-elle pleinement neutre ? Était-elle l’expression d’une hiérarchie entre les hommes d’argent de la cour au moment de leur accorder faveurs et protections ? Si le cas est ici difficile à interpréter, l’intervention du roi, deux ans plus tôt, en 1469, dans une affaire à laquelle « notre » auteur – « dilectus noster Gondisalvus Garsias de Sancta Maria junior » [notre cher Gonzalo García de Santa María le Jeune] selon les mots de Jean II – fut mêlé, a tout d’un traitement de faveur. En effet, l’étudiant avait, semble-t-il, participé au trafic et à la falsification de ducats vénitiens à Lérida. Or Jean II, invoquant les illustres origines du jeune homme et ses qualités intrinsèques, ordonna sa rémission et l’arrêt de toute instruction contre lui. Le roi disait en effet ne pas croire à sa culpabilité ou, s’il avait été coupable, considérait qu’il s’était laissé entraîner. Il le pardonnait, donc, le relaxait et le rétablissait entièrement dans son honneur178. Gonzalo fut sans aucun doute protégé par le roi dans cette affaire. La tonalité et la structure du document sont par ailleurs extrêmement révélatrices d’une certaine familiarité entre Jean II et les Santa María. Le document ne se limite pas à de simples consignes administratives pour orchestrer la grâce de l’inculpé. Il s’agit d’un discours soigneusement élaboré, qui commence par des considérations philosophiques d’inspiration aristotélicienne179 et par l’éloge de

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ACA, Cancillería, Registro 3450, fol. 145v, 20-2-1471, Joan II, Zaragoza.

178 « Nos enim vestris moribus attentis quibus nos nec immerito ab omni culpa vacare censemus infamiam juris seu facti pro predictis aliquam non incurrisse arbitramur decernimus et declaramus. Et si aliquam attamen incurristis illam de regie nostre potestatis plenitudine omnemque ignominie maculam a vobis abstergimus et vos ad priorem fame oppinionis et existimationis honorem restituimus et reintegramus ac si de predictis nusquam in vos obiectum fuisset » [Car nous, ayant pris en considération vos mœurs, au regard desquelles nous pensons que vous êtes, à juste titre, libre de toute faute, nous jugeons, décidons et déclarons que vous n’avez encouru nulle infamie, ni de droit ni de fait, pour les faits susdits. Et si toutefois vous en avez encouru une, cette infamie, de par nos pleins pouvoirs royaux, nous l’effaçons ainsi que toute tache d’ignominie et nous vous restituons et réintégrons dans vos renommée, réputation et honneur premiers, comme si, sur les faits susdits, aucune objection n’avait en nul lieu été portée contre vous] (ACA, Cancillería, Registro 3450, fol. 10v, dat. 8-5-1469).

179 La solitude ne convient pas à la nature humaine. L’homme recherche la compagnie de ses semblables pour exalter son esprit et s’élever : « Nos Joannes rex. Humane nature condicio sic miserabilis fe affecta est ut per se sola aut ab aliorum actu aliena grato animo esse non valet. Apetit enim sui similem societatem ut inde ad virtutes et mores alter alterum imitando in probos et honestos vires evadant » [Nous, le roi Jean. La condition de la

l’étudiant180, tout en versant dans une affectueuse ironie, émaillée de sous-entendus et de conseils paternalistes181. Comment interpréter une telle proximité, débouchant sur une protection inconditionnée ? Je ne vois pour ma part que l’explication de l’intercession du père : le 8 mai 1469, date de la déclaration d’absolution et de pardon en faveur du jeune Gonzalo, rappelons que son père concédait un prêt gracieux de mille sous au roi182. La grâce de Gonzalo fut donc achetée, ou disons plutôt qu’il y eut ici un échange de bons procédés entre de vieilles connaissances.

Après la mort de Jean II, nous verrons comment Micer Gonzalo tâchera d’entretenir, à sa manière, les relations avec la famille royale. Le maintien des excellents rapports établis entre les rois et la famille conversa des Santa María, sur la base de la créance, allait en effet s’avérer hautement nécessaire dans les temps si difficiles qu’allaient connaître les lignages d’origine juive en Aragon, avec la mise en place du Tribunal du Saint-Office. Cette communauté, économiquement puissante et socialement influente, allait en effet devenir extrêmement vulnérable, en particulier avec la radicalisation de l’action de l’Inquisition à la suite de l’assassinat de Pedro Arbués.