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Les Regum Aragonum res geste : éléments d’analyse

F. D’autres indices textuels

5. Gloses et variantes marginales

Dans le manuscrit 992, outre les corrections et les additions, l’espace des marges est également occupé par des gloses motivées, à mon avis, par des difficultés de traduction.

Ces gloses viennent commenter, en marge, une traduction risquée ou insatisfaisante tentée en plein texte : il peut s’agir d’un mot efficace du point de vue de l’économie textuelle mais peu courant ou non-classique ; ou, au contraire, le terme peut être trop classique, et donc insuffisant ou imparfait pour évoquer la réalité médiévale décrite. Ainsi, lorsque le choix entre cohérence stylistique, efficacité syntaxique et exactitude sémantique constitue un dilemne, Gonzalo utilise les marges pour pallier les manques inhérents à l’option retenue596. Par exemple, au folio VIIv, Vagad raconte les pérégrinations du premier groupe de chevaliers chrétiens réunis autour de Garsias Jimenez : « y fueron su derecho camino fasta sanguesa que esta poco menos de vna jornada dela peña de Vruel ». Gonzalo, de son côté, écrit : « […] contuleruntque se Sanguossam. Qu1 villa distat quasi dieta a Rupe Uruelis » [et ils se retrouvèrent à Sangüesa. Cette ville est à environ une journée de route du rocher d’Uruel]597.

595

Ibid., fol. IIIIv.

596 La glose marginale peut-être provisoire ou définitive selon qu’elle permet simplement à l’auteur de marquer un passage sur lequel il devra revenir ultérieurement ou qu’elle a vertu à être copiée pour guider le lecteur dans son interprétation du texte. Ce dernier cas correspond par exemple aux gloses expliquant des termes savants que le juriste se plaît à employer mais qui peuvent être difficiles à comprendre (voir le cas de l’hellénisme « helencos » glosé en marge au fol. 74v : « firmalles, joias »).

Le mot « dieta » est glosé en marge : « unius diei itinere » [un jour de route]. Si Du Cange répertorie le mot avec l’acception « Iter, quod una die conficitur, vel quodvis iter » [Trajet qui est fait en un jour ou n’importe quel trajet]598, le sens classique du terme est soit « régime, diète », soit « corps de logis, chambre, pièce, appartement »599. Gonzalo rechigne donc à employer ce substantif mais comme il est fort pratique, il l’adopte finalement, agrémenté d’une glose600.

Dans plusieurs cas concrets, les marges reprennent la traduction littérale du texte de la Corónica, là où Gonzalo a décidé d’adopter, en plein texte, une version plus éloignée. Probablement gêné par la formulation maladroite de Vagad « Simon de Monte fuerte […] le [l’infant Jacques, futur Jacques Ier d’Aragon] guardaua como la vida con desseo dele

alcançar para yerno »601, García de Santa María opte pour une formulation plus traditionnelle dans le corps du texte (« ut eidem filiam suam nuptui collocaret » [pour lui donner sa fille en mariage]) mais il reporte la traduction littérale en marge (« sibi generum ascisceret » [afin de se l’associer comme gendre]602). Parfois, c’est au contraire dans le corps du texte que figure la traduction littérale et en marge qu’une variante est proposée. Ainsi, dans la marge du folio 68, Gonzalo emprunte à Salluste et César l’expression « natura munita » [naturellement fortifiés] comme alternative à la traduction littérale de Vagad « inexpugnabilia » [inexpugnables]. Au folio 69v, une annotation suggère de substituer la dénomination chrétienne du 1er janvier ou fête de la Circoncision, reprise de la Corónica, par l’expression équivalente de cette date selon le calendrier romain603.

Le texte-source vagadien est à ce point présent dans les marges que celles-ci incorporent parfois directement le terme castillan qui apparaît invariablement dans la chronique du moine. Au folio 23v, Gonzalo commente en marge le syntagme « populatus est

598 Charles du Fresne sieur DU CANGE, Glossarium mediae et infimae latinitatis, Niort : L. Fabre, 1883-1887. Il cite entre autres références « Rodericus Tolet. lib. 8. de Reb. Hisp. cap. 1 ».

599 Félix GAFFIOT, Le grand Gaffiot : dictionnaire latin-français, nouvelle éd. revue et augmentée, Paris : Hachette, 2000.

600 On trouvera, au folio 70, un exemple du même acabit : pour traduire la réalité monétaire hispanique des « doblas », Gonzalo traduit en plein texte « duplas », qui n’est nullement un terme classique ; il tente une équivalence latine en marge : « minas aureas, minas ». Conserver le terme de « duplas » est important du point de vue du lecteur, qui comprend bien mieux à quoi le texte se réfère, mais faire figurer une équivalence dans les unités monétaires classiques démontre, du point de vue du traducteur, sa volonté de cohérence stylistique et sa conscience linguistique. La glose permet de conserver côte à côte les deux aspects. Il est toutefois difficile de savoir jusqu’à quel stade de l’élaboration du texte, au fil des manuscrits successifs, ces gloses devaient être transmises. Il paraît peu probable qu’elles puissent figurer dans un imprimé, si la diffusion sous ce support était envisagée.

601 G. F. de VAGAD, op. cit., fol. LXXIII (je souligne).

602

G. GARCÍA DE SANTA MARÍA, Regum Aragonum…, fol. 64.

603 « kalendas januarii » [les calendes de janvier] pour « Circumcisionis festum » [la fête de la Circoncision] (Vagad parle de la « Circunçision », fol. LXXVIIv).

Castellarem » (correction du premier jet « populavit Castellarem »). Il reprend le terme castillan « poblo », employé par Vagad604, et le glose : « poblo : posuit incolas apud Castellarem ». En effet, en latin classique le verbe « populare » a le sens de « dépeupler » ou « ravager » ; la forme « populari », quant à elle, a le seul sens de « ravager »605. Or Gonzalo veut précisément dire le contraire, c’est-à-dire « peupler », acception possible, pour les deux formes verbales, en latin non-classique606. Ici encore, la glose démontre la conscience linguistique du juriste et prévient tout contresens. Elle lui permet également de conserver la formulation non-classique qu’il a spontanément utilisée dans le corps du texte607. Au folio 22, la glose marginale du mot « feciales », « reyes darmas, caduceatores », montre les hésitations de García de Santa María pour trouver un équivalent en latin classique – visiblement insatisfaisant – pour ce titre et cette fonction. D’autres exemples similaires portent sur les termes « mazas »/« maceros » (fol. 26), « baronias » (fol. 66), « choças » et « ballesta de passa » (fol. 69v), invariablement tirés de la Corónica et reportés en marge. Certaines annotations fonctionnent également comme une aide pour pouvoir distinguer, derrière un terme classique parfois obscur une réalité hispanique familière608.

L’analyse des gloses et variantes marginales illustre donc bien combien le texte de la Corónica nourrit les choix lexicaux de García de Santa María et le confronte non seulement à un défi de traduction mais également à une véritable réflexion lexicale, linguistique et conceptuelle pour transposer le texte de Vagad dans un univers antique609. Les marges ne sont d’ailleurs pas le seul lieu de cette réflexion : plusieurs gloses ou variantes se trouvent exceptionnellement incorporées au corps du texte et renvoient à un questionnement similaire. Certaines prennent la forme d’une simple alternative articulée par la conjonction de coordination « aut ». Par exemple, au folio 156v, Gonzalo ne sait comment traduire le mot

604 G. F. de VAGAD, op. cit., fol. XLIv.

605

F. GAFFIOT, op. cit.

606 « POPULARE : Habitare, hinc Galli “Peupler une ville” » ; « POPULARI : Populo replere », (C. DU CANGE, op.

cit.).

607 D’une certaine manière, la glose normalise et officialise l’intromission d’une forme médiévale. Ceci offre au traducteur des possibilités d’alternance lexicale enrichies face aux répétitions vagadiennes (« Poblo despues muchas villas, y fortelezas. Fundo muchos castillos. Y porque tenia mas puesto el ojo sobre Çaragoça ciudad tan principal. Que requeria sobrado aparejo, y gente para la poder bien çercar. Poblo El Castellar que ya su padre

poblara de gente comun, y de gente mas escogida y guerrera. No consintio que morasse vezino en el, saluo

adalid o almogauar. Y desde ahi fatigo mucho tiempo toda la vega dela ciudad. Poblo de mas desto la ciudad de Soria. Poblo a Berlanga, Vilforado, Almansa, y otros muchos logares. Poblo sobre todo el fuerte y tan çercado burgo de Pomplona, que es hoy lo mas fuerte de toda la ciudad. Poblo muchos otros lugares y villas, que nunca pareçe que descanso », G. F. de VAGAD, op. cit., fol. XLIv, je souligne) qu’il s’applique à déconstruire par différents procédés, de la mise en facteur commun à la variation lexicale.

608

Au folio 137v, le mot « apparitorem » est glosé, en marge, par « alcalde ».

609 Je reviendrai en détail sur les enjeux et les modalités de cette transmutation dans le chapitre consacré au style de Gonzalo.

« pie » désignant le support d’une machine de guerre. Là où Vagad nous dit « fallaron que en amaneçiendo le houieron cortado el pie los mismos del real […] »610, le juriste tergiverse : « cumque postridie artificio illo spem haberet expugnandi illud, comperit suosmet milites

pedem aut basim machin1 illius ligne1 precidisse » [et alors qu’il avait l’espoir de la

conquérir le lendemain avec cet artifice, il découvrit que ses propres soldats avaient coupé le pied ou la base de cette machine en bois]611. Au folio 4, l’« Alemania » de Vagad devient « Cimbria aut Germania » dans le corps du texte. Ailleurs, le texte intègre de sommaires commentaires ou gloses explicatives. Pour traduire le terme de « mesnadero »612, le juriste finit par opter pour un terme médiéval « valvassor », qu’il se sent obligé de justifier en ces termes : « (ut vulgo notis nominibus utar) » [pour reprendre les termes vulgaires courants]613. Gonzalo pousse même sa démarche jusqu’à expliquer le sens spécifique du concept d’infant (« Hic autem rex, tunc Infans, quod nomen dignitatis etiam est in Hispania » [Ce roi, alors infant – ce nom est aussi un titre honorifique en Espagne –]614), précision que l’on ne trouve bien sûr pas sous la plume de Vagad615. Il en va de même pour l’explication du nom donné à Sanche Abarca, tiré de l’appellation d’un type de chaussures (« perosque et calciamenta quas Aragonenses vulgo et lingua vernacula abarcas vocant, gestantem in pedibus » [portant aux pieds des guêtres et des chaussures que les Aragonais appellent couramment, et en langue vernaculaire, des « abarcas »]616).