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Les Regum Aragonum res geste : éléments d’analyse

F. D’autres indices textuels

1. L’usage des déictiques

Le texte de la Corónica est farci d’éléments grammaticaux référentiels (pronoms personnels, possessifs, terminaisons verbales) qui renvoient à un sujet énonciatif se confondant avec la figure de l’auteur et reliant le propos à son expérience vitale. Dans les RARG, ces éléments sont, au contraire, rares. La première personne – en dehors des discours directs proférés par les personnages – n’y est qu’exceptionnellement utilisée au singulier573. Au pluriel, elle est plus fréquente mais renvoie tantôt à une énonciation indéfinie et impersonnelle574, c’est-à-dire à l’équivalent d’un « on », tantôt à une identité collective aragonaise575. Entre l’utilisation décomplexée de l’autoréférence chez Vagad et son évitement au profit de l’impersonnel ou du collectif chez García de Santa María, il existe un hiatus qui peut offrir des éléments intéressants du point de vue de l’analyse des mécanismes de transposition d’un texte à l’autre. J’ai retenu, ici, une occurrence qui m’a semblé pertinente du point de vue de la réflexion sur le sens de la traduction et sur la chronologie relative des textes considérés.

Dans le chapitre consacré à Alphonse V, se référant aux érudits qui participèrent, à partir de 1431, au concile de Bâle, Vagad commente qu’ils furent « de los de nuestra edad los mas esclareçidos doctores »576. Derrière ce « nuestra edad » (« notre temps »), je lis une identification, de la part de Vagad, avec une époque, peut-être les années centrales du XVe

siècle ou même le siècle dans son ensemble, un « temps » marqué par l’essor de la dynastie Trastamare et les succès en Méditerranée et que Vagad vécut pleinement en vertu de ses dates supposées de naissance et de mort577. Avec ce possessif à la première personne du pluriel, Vagad entraîne derrière lui ses lecteurs qui, au moment où Vagad compose sa chronique, dans la deuxième moitié du XVe siècle, pouvaient se reconnaître eux aussi dans l’appartenance à un même « âge ». En revanche, si Gonzalo écrivit bien, comme je le suppose, dans la deuxième décennie du XVIe siècle, pouvait-il encore associer la génération d’érudits présents au concile

(Alfonso de PALENCIA, Gesta Hispaniensia ex annalibus suorum dierum collecta, éd. R. B. TATE et J. LAWRANCE, Madrid : Real Academia de la Historia, 1998-1999, p. lxxx).

573 Je reviens sur ces cas rares au chapitre III.D.1. L’évitement de la première personne.

574 Voir par exemple « Tanti criminis sepe vidimus filios etiam contra patres de uxoribus suspicantes acerrimos matrum defensores » [Dans le cas d’une accusation d’une telle gravité, on a vu souvent les fils, même contre leurs pères qui ont des soupçons à l’encontre de leurs épouses, se faire les défenseurs acharnés de leurs mères] (G. GARCIA DE SANTA MARIA, Regum Aragonum…, fol. 16v, je souligne).

575 Ainsi « rex noster indignatus occurrit ei » [notre roi furieux alla à sa rencontre] (Ibid., fol. 11, je souligne).

576 G. F. de VAGAD, op. cit., fol. CLXXIXv.

577

Il serait né, je le rappelle, dans le premier tiers du XVe siècle. Sa date de mort, postérieure à 1496, est inconnue (S. HIREL-WOUTS, op. cit., p. 274). Il serait toutefois logique de la situer autour de 1500, peut-être dans les premières années du XVIe siècle.

de Bâle à d’éminentes figures d’un temps qui serait le sien et celui de ses lecteurs ? Le choix d’un adjectif démonstratif en lieu et place du possessif ne contredit nullement mon hypothèse chronologique en donnant, au dernier folio de la geste latine des rois d’Aragon, un indice discret mais clair du fait que celle-ci fut rédigée bien après la chronique de Vagad : « Ad Concilium enim Basiliense, excellentissimi totius populi christiani illius etatis doctores fuere quos ipse [Alfonsus Quintus] misit, Nicholaus Siculus ac Ludovicus Romanus » [En effet, au concile de Bâle, les plus excellents docteurs de toute la chrétienté de ce temps-là furent ceux qu’il envoya : Nicolas de Sicile et Louis de Rome]578. L’usage du démonstratif « illius » est révélateur de l’impossible superposition, au moment de la rédaction des RARG, du temps de l’écriture et du temps du récit. Ce déictique, qui renvoie en latin à un passé lointain, nous indique que, au moment où Gonzalo met un point final aux RARG, les temps ont changé : le dernier Trastamare est probablement déjà mort et l’espace méditerranéen, si intrinsèquement associé à la figure d’Alphonse V, n’est plus qu’un des appendices du vaste empire de Charles Quint.

2. L’erreur de compréhension

Dans un autre épisode relatif au règne d’Alphonse V, et plus particulièrement à ses pérégrinations italiennes, une erreur de compréhension perpétrée dans un premier moment par Gonzalo illustre encore que c’est bien Gonzalo qui a traduit Gauberto. L’action se déroule à Gaeta, en Sicile. Alphonse, qui a engagé une politique de conquête en Méditerranée, convoite le trône de Naples. Il s’est allié à la reine Jeanne II contre la rébellion du capitaine Sforza, associé aux Génois et au duc d’Anjou. Mais, sous les instigations de son Grand Sénéchal, la reine commence à douter des intentions de son allié et soupçonne une trahison. Vagad raconte :

Temen las mugeres y a las vezes demasiado, y reçelan tan sin causa, que se dexan engañar por estremo, por ahi supo armar sus cautelas el gran senescal. Puso la reyna en sospecha, que para esso la tenia el rey en gayeta para la embiar como presa a sus reynos de Aragon. Y por se quedar con el reyno en las manos. Penetro en la reyna este reçelo, y causo tantos miedos, que no se tenia por segura do estaua. Sospechaua de cada dia mas. Y temia se ya tanto del rey, que no teniendo se por segura en Gayeta, acordo de se boluer para Napoles. Estouo algunos dias en lucha consigo, temiendo que si partia sin lo fazer saber al rey que le offenderia demasiado, y tambien que en se

descubrir, ponia su fecho en peligro mayor, que auisaua al enemigo, y daua causa dela engañar579.

La reine, « en lucha consigo », ne sait quelle attitude adopter vis-à-vis d’Alphonse V. Gonzalo, quant à lui, évoque de la sorte les doutes de la reine :

Cumque a rege cauere inciperet nec se Caiet1 securam fore existimaret, Neapolim redire decreuit nonnullosque dies mente diuersa secum agitabat, verebatur enim, si rege insalutato abiret, eum moleste ferre, sin vero eidem consilia sua detegeret, magno se periculo atque discrimini credere, cum ei causam se fallendi preberet580.

Son texte était toutefois, au départ, quelque peu différent, puisqu’il écrivait, dans un premier jet : « Cumque a rege cavere inciperet [...], Neapolim redire decrevit nonnullosque dies Luc1 egit […] » [Et comme elle commençait à se méfier du roi…, elle décida de retourner à Naples et pendant quelques jours elle séjourna à Lucca]. Ici, le juriste s’est arrêté, a rayé les deux derniers mots puis a repris : « mente diversa secum agitabat » [elle réfléchissait à diverses choses], etc. Le lecteur se demandera à juste titre ce que vient faire ici cette intempestive référence à la ville toscane de Lucca (« Luc1 »)581 où l’auteur semble insinuer que la reine passa un temps (« egit dies »). Manifestement, il s’agit d’une erreur d’interprétation, dans une lecture rapide et par tronçons, du texte vernaculaire « estouo algunos dias en lucha » : au lieu d’identifier l’expression verbale « estar en lucha », le juriste comprend séparément « estar » comme un localisateur spatial et « lucha » comme un nom propre. La confusion entre nom propre et nom commun est tout à fait plausible puisque dans l’imprimé de la Corónica, reflet typographique probable du manuscrit à partir duquel il fut élaboré, les noms propres de lieux et de personnes sont tantôt affublés, tantôt dépourvus de majuscule, et ce de manière indiscriminée. Gonzalo pouvait donc parfaitement comprendre que ce « lucha » désignait la ville de Toscane, avec une orthographe quelque peu fantaisiste mais cohérente du point de vue de la phonétique italienne. Tout concordait… sauf le sens, en contexte, ce dont ne tarda pas à se rendre compte le traducteur. Il corrigea son erreur, sans pouvoir toutefois effacer la trace d’une méprise qui confirme une fois de plus, le sens de la transmission textuelle et les

579 G. F. de VAGAD, op. cit., fol. CLXVIv.

580

G. GARCÍA DE SANTA MARÍA, Regum Aragonum…, fol. 167.

581 L’orthographe présentant un seul c est correcte comme forme latine (Joan ALBERICH, et al., Diccionari llatí-catalá de noms propis, Barcelona : Columna, 1994, p. 106).

rapports existants entre les RARG et la Corónica, le premier texte étant bien une traduction du second582.