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Les Regum Aragonum res geste : éléments d’analyse

D. Interrogations autour d’un troisième texte

En toute rigueur, il faut cependant envisager que, malgré ce lien direct entre les auteurs et bien que Gonzalo ait lu, avant 1496, la Corónica de Vagad, l’œuvre de chacun d’entre eux ait pu être tirée d’une source commune, un troisième texte, inconnu de nous aujourd’hui. Or cette hypothèse n’est qu’un postulat théorique. Aucun élément ne permet, à l’heure actuelle, de l’étayer.

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G. F. de VAGAD, op. cit., premier prologue, fol. Aiiii.

508 Ibid., fol. CLXXX.

509 Cf. supra p. 141.

510 « RECONOCER : Examinar con cuidado alguna cosa [… ] » (REAL ACADEMIA ESPAÑOLA, Diccionario de la

lengua castellana, Madrid : Imprenta de la Real Academia Española, por los herederos de Francisco del Hierro,

1737, tome V, p. 523).

Dans la bibliographie relative à l’historiographie aragonaise, je n’ai rencontré aucune mention d’une chronique pouvant correspondre à une source commune aux deux textes, à savoir une histoire des rois d’Aragon s’étendant du début du règne de Garsias Jimenez jusqu’à la fin de celui d’Alphonse V512, fort développée et aussi proche, du point de vue de la trame narrative et de la formulation, de ces deux chroniques que celles-ci ne le sont entre elles. Parmi les textes historiographiques du XVe siècle connus, aucun ne répond à ce faisceau d’exigences513. Parmi les chroniques de l’Est péninsulaire disparues mais mentionnées dans d’autres écrits ou dans les répertoires bibliographiques, on ne trouve guère de référence pouvant satisfaire à ce schéma. Les chroniques de Saint-Victorien et de Vallclara (ou Poblet), citées par Vagad, semblent trop anciennes pour correspondre au texte historiographique recherché514. Dans la liste des chroniques de la couronne d’Aragon perdues qu’établit Anna Cortadellas515, seuls deux textes pourraient peut-être retenir notre attention, deux textes d’ailleurs cités par Vagad : la Crónica de Mossen Avinyó et le Hacecito o manojo de los tiempos. En ce qui concerne ce deuxième texte, il est totalement improbable qu’il s’agisse de la source recherchée puisque Vagad ne le cite que pour le critiquer acerbement, décrédibiliser le travail historique réalisé et se démarquer de sa lecture des faits516. Dans un compte-rendu de l’ouvrage d’Anna Cortadellas, Maria Toldrà i Sabaté indique que le Hacecito n’est autre

512 Il faudrait, en effet, que cette supposée source embrasse l’intégralité de cette chronologie puisque la proximité entre les RARG et la Corónica est constante et présente les mêmes modalités du début à la fin du récit. Un dernier scénario, plus complexe, consisterait à imaginer que les RARG et la Corónica s’inspirassent partiellement d’une source commune (une source n’arrivant pas jusqu’à la fin du règne d’Alphonse V) et que, pour terminer la narration par exemple, l’un des deux auteurs utilisât le texte de l’autre. Ce cas de figure me paraît peu probable ; il ramènerait toutefois à la question de la transmission directe d’un texte à l’autre pour une partie de la chronique.

513 L’analyse du fragment des origines anéantit d’emblée cette hypothèse.

514 Voir par exemple les citations suivantes : « La coronica mas cierta mas antigua y verdadera de sant Victorian » (G. F. de VAGAD, op. cit., fol. XXv) ou « segun que lo escriue la coronica de Val clara que es la misma que la de Pobled, y es en lengua latina y tan antigua y tan verdadera que della dudar no se deue » (Ibid., fol. XXXI). De fait, les références à la chronique de Saint-Victorien ne dépassent pas le règne de Sanche le Grand, tandis que la chronique de Poblet, vraisemblablement plus tardive, est citée jusqu’au règne de Pierre III. Concernant cette dernière, on sait par Vagad qu’elle était rédigée en latin. Or, j’ai déjà souligné en note 491 que la source de Gonzalo était probablement en langue vernaculaire.

515 Ana CORTADELLAS, Repertori de llegendes historiogràfiques de la Corona d'Aragó : segles XIII-XVI, Barcelona : Curial Edicions Catalanes, Publicacions de l'Abadia de Montserrat, 2001, p. 237-239.

516 « Y si dezis pues que responderes al moderno cartuxo, que scriuio en su hazezito o manojo de los tiempos, que recibio tan graue ferida el magnanimo rey don Pedro en la pelea de los françeses, que della a la postre murio, y murio dixo el cartuxo, como fijo desobediente y perseguidor dela yglesia, que assi mueren los tales. A esso respondo, que do la contra parece tan clara, que nunca de ferida el rey nuestro murio, parece tan publica y manifiesta nuestra verdad, que fasta la justicia diuina, mas el mismo dios que es mas toma nuestra parte, por suya y responde por nosotros, que es demasiado curar de los hombres y hombres tan decebidos, que escriuen lo que no saben, ni pueden auerigar » (G. F. de VAGAD, op. cit., fol. CXIIv). Gonzalo, qui ne cite pas cette chronique, ne reprend pas non plus la version de la mort de Pierre III par blessure.

que le Fasciculus temporum du moine chartreux allemand Werner Rolewinck (1425-1502)517, une chronique universelle latine qui connut une forte diffusion aux premiers temps de l’imprimerie et qui n’évoque qu’incidemment l’histoire hispanique518. Quant au premier texte, dont nous ignorons tout, je ne crois pas que le point de vue d’un chevalier catalan519 puisse avoir nourri la trame et le propos de deux chroniques si profondément aragonaises dans la défense d’une terre, d’un peuple et d’un système politique520. Qui plus est, si la Crónica de Mossen Avinyó était la source commune des RARG et de la Corónica, Vagad la citerait-il au milieu d’autres chroniques, sans lui accorder un traitement particulier521 ?

Si ce troisième texte existait bien, nous serions donc face à un fantôme historiographique n’ayant pas laissé de trace. Certes, dans un corpus où les lacunes sont grandes et où les textes conservés sont laborieusement redécouverts, l’absence de référence est loin de constituer un argument définitif. Mais il resterait tout de même troublant que Zurita associât dans 80 % des cas la Corónica et les RARG et ne fît nullement mention explicite à leur hypothétique source commune522. Par ailleurs, c’est la démarche historiographique même de Vagad, telle qu’il la décrit dans sa chronique, qui, si l’on veut bien prêter foi à ses dires, semble contredire l’existence d’une telle source.

517 Maria TOLDRÀ I SABATÉ, « Cortadellas i Vallès, Anna (2001) : Repertori de llegendes historiogràfiques de la Corona d'Aragó (segles XIII-XVI). Barcelona : Curial Edicions Catalanes / Publicacions de l'Abadia de Montserrat, 243 p. (Textos i Estudis de Cultura Catalana, 79) (Recensió) », Estudis Romànics, 27, 2005, p. 509-512, p. 512.

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« The Fasciculus temporum was first printed in Cologne in 1474. It passed through more than thirty editions in its author’s lifetime, and was apparently an indispensable work of reference until after 1532, when it was superseded by others more up-to-date. It was translated into Flemish, German, and French, and an edition appeared in Seville in 1480 » (Virginia MOSCRIP, « Werner Rolewinck’s Fasciculus temporum », University of

Rochester Library Bulletins, 9 (3), disponible en ligne : http://www.lib.rochester.edu/index.cfm?PAGE=3422

[réf. du 11/07/2012]). Une version digitalisée de l’édition de 1477 est consultable sur le portail Les Bibliothèques

Virtuelles Humanistes de l’Université François-Rabelais de Tours (disponible en ligne :

http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=688).

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Cette chronique est mentionnée par Vagad au moment de la bataille de Muret et de la mort de Pierre II en 1213 : « escriuelo el mismo coronista Catalan, que dizen mossen Auiñon » (G. F. de VAGAD, op. cit., fol. LXXIv). La « coronica del cauallero mossen Auiñon » est à nouveau citée au sujet du règne de Jacques II au moment du siège de Mayorga en 1296 (Ibid., fol. CXXIIIv). L’auteur de cette chronique pourrait être Lluís d’Avinyó, chevalier catalan, huissier de Charles de Vianne puis proche du roi Jean II d’Aragon, connu sous le nom de « Mossén Avinyó » pour son œuvre poétique. Voir les rapprochements effectués dans Montserrat GALI, et al.,

« De mossèn Avinyó a Lluís d’Avinyó, uixer del Príncep de Viana », in : Anna ALBERNI, et al. (éd.), Translatar i transferir. La transmissió dels textos i el saber (1200-1500), Actes del Primer Col·loqui Internacional del Grup

Narpan « Cultura i Literatura a la Baixa Edat Mitjana » (Barcelona, 22 i 23 de novembre de 2007), Santa Coloma de Queralt : Obrador Edèndum-Publicacions URV, 2010, p. 475-510.

520 Cf. chap. IV. Appropriation et réorientation du discours historiographique : quelques pistes (p. 261 et suiv.).

521 « escriuelo el mismo coronista Catalan, que dizen mossen auiñon. Otros dizen que aznar Pardo murio ahi con su fijo, y Miguel de luesia, con otros. Y creo que todos murieron como caballeros » (G. F. de VAGAD, op. cit., fol. LXXIv).

522 Zurita n’envisage à aucun moment un « trio » de sources. C’est ce qui m’incline à penser que, derrière la référence à une « historia general de Aragón » citée plus haut (cf. p. 157), c’est encore à l’œuvre de Vagad, et à