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Si l’étude paléographique semble indiquer que, du début à la fin, le manuscrit est l’œuvre d’un seul scripteur, l’analyse des autres aspects codicologiques du manuscrit mettent en relief une certaine hétérogénéité. Le tableau suivant permet de récapituler les principales caractéristiques du codex et de visualiser plusieurs blocs (Figure 10). Les irrégularités sont mises en couleur.

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Il figure aussi aux folios 2 (sur la note collée), 3 et 182v.

40 Dans B. J. GALLARDO, op. cit., III, n. 2315, on retrouve la même attribution et la même transcription (y compris pour la date finale).

41 Cet ex-libris est une marque bien connue sur les livres ayant appartenu à Zurita (voir Josep Antoni IGLESIASI

FONSECA, « El ms. S.II.26 de El Escorial (o la desaparición de textos de Cicerón de un códice propiedad del notario Bernat d’Esplugues, † 1433) », Convenit Selecta, 7. Cicero and the Middle Ages, disponible en ligne : http://www.hottopos.com/convenit7/iglesias.htm [réf. du 24/03/2011]).

Figure 10 :

Tableau récapitulatif des caractéristiques codicologiques significatives

Tous les éléments convergent pour détacher deux ensembles aux caractéristiques particulières : d’une part les cahiers a[’], b[’] et [c]’, et d’autre part le quinion [m]. Toutefois, ces deux blocs ne sont nullement comparables entre eux. Schématiquement, la formule

I [a-g’] + II [a’-c’] + III [g’-l] + IV[m] + V[n-t]

où II et IV constituent des ensembles clairement différenciés, pourrait représenter la composition du manuscrit42. Deux questions se posent alors : comment II et IV s’articulent-ils avec le reste du manuscrit ? Le reste du manuscrit (I, III et V) constitue-t-il réellement un ensemble homogène ?

1. Le cas du bloc II

L’analyse des cahiers a montré que le bloc II a clairement été inséré au milieu du quaternion g’. Il convient d’examiner en détail les transitions avant et après ce bloc. À la fin du chapitre consacré à Pierre II (fol. 62v), le texte s’arrête à mi-page. Sont alors insérés des cahiers à la facture distincte et dont les signatures alphanumériques recommencent au début de l’alphabet. Un titre spécifique, rajouté postérieurement dans l’angle supérieur droit du folio, renforce l’idée d’une pièce conçue à part. Si le nombre de corrections très élevé que présente cette partie pourrait faire penser à la réutilisation de cahiers tirés d’une version antérieure du manuscrit, cette hypothèse doit être écartée au vu de la réinitialisation du comput des signatures. Il pourrait, certes, s’agir d’un texte rédigé antérieurement43 mais en tout cas en tant que biographie indépendante de Jacques Ier et non comme partie intégrante, semble-t-il, d’une chronique générale. Toutefois, l’analyse de la transition entre le bloc II et le bloc III semble invalider cette hypothèse chronologique. Le scripteur achève le chapitre consacré à Jacques Ier au verso du premier folio d’un singulion fait du même papier que les deux quaternions précédents (fol. 79v). Il insère en cet endroit un saut de page symétrique à celui qui ouvrait le chapitre et enchaîne sur la vie de Pierre III, au recto du deuxième folio du singulion (fol. 80), puis continue sur les quatre derniers folios du cahier g’, entamé avant l’insertion (fol. 81-84). Rien ici d’étonnant : une fois cette biographie, hypothétiquement antérieure, ajoutée, le scripteur reprend le fil du récit. Pourtant, l’analyse paléographique est discordante. Dans le singulion, entre la fin du règne de Jacques Ier et le début de celui de Pierre III, aucune rupture paléographique n’est visible ; or, si le document inséré était plus

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Dans l’annexe 2 figurent des reproductions de folios appartenant à chacun de ces blocs.

43 C’est ce que semblent dans un premier temps confirmer l’existence de notes visiblement postérieures au strict moment de la rédaction du corps du texte et la reprise des titres courants, symptômes d’une relecture.

ancien, ceci serait impossible. C’est la même encre et la même plume – visiblement retaillée au milieu du folio 79 – qui sont employées. Faut-il chercher une rupture paléographique dans les folios antérieurs (la biographie ancienne réutilisée aurait alors été incomplète) ? D’une part, cette entreprise est vaine, en raison de la diversité des séquences graphiques observables dans tout le bloc II ; des passages très appliqués alternent en effet constamment avec des passages très cursifs, sans qu’un fragment puisse être désigné comme présentant une scission plus franche que les autres. D’autre part, si la rupture était antérieure au folio 79, comment le scripteur pourrait-il réutiliser un papier théoriquement plus ancien (cahier [c’]) ou pourquoi le réutiliserait-il au lieu de reprendre sur le cahier g’ ? Le bloc II marque bel et bien une coupure mais le réemploi de matériaux textuels antérieurs semble finalement peu envisageable. Une autre piste à suivre pourrait être celle de la rupture, non pas chronologique, mais spatiale. Le scénario pourrait être le suivant : le scripteur, considérant peut-être sa source défaillante, aurait décidé de se déplacer pour aller consulter un ou plusieurs autres documents dans une autre bibliothèque afin d’élaborer le récit de la vie de Jacques Ier. Sorti de son atelier de travail, il aurait élaboré ce chapitre sur un papier à part, dans des conditions différentes et peut-être avec l’appui de sources distinctes, ce qui aurait donné à cette partie du manuscrit sa facture particulière et expliquerait les nombreuses corrections qu’elle renferme. De retour dans son étude, le scripteur aurait alors repris son texte et rajouté certains titres courants.

2. Les blocs I et III

La facture de ces deux blocs est analogue. Le papier du cahier h est très semblable à celui du cahier b, les filigranes repérés étant des variétés similaires. Ils constituent donc, à mon avis, un ensemble cohérent et s’inscrivant dans une même continuité chronologique. Toutefois, le module de l’écriture est progressivement réduit. Peu à peu, celle-ci devient également plus posée, en particulier à partir du cahier l. Si mon hypothèse reste celle d’une rédaction chronologique du manuscrit, celle-ci semble s’être déployée sur une longue durée.

Par ailleurs, dans le bloc I, une irrégularité doit être commentée : la réitération de la signature du cahier g44. Aucune rupture codicologique ou paléographique n’ayant pu être relevée, je ne vois ici qu’une explication possible : l’erreur de numérotation.

3. Le cas du bloc IV

Le bloc IV correspond au cahier [m], qui se distingue avant tout par sa nature de quinion. Qui plus est, ce quinion est en réalité un quaternion serti dans un assemblage à la colle de deux folios faits d’un autre papier. Le folio 126 a manifestement été remplacé. Cet étrange cahier combine trois autres variables spécifiques : l’absence de signature, la réglure tracée à la pointe de plomb et le non-respect de cette réglure au dernier folio du cahier.

Si le type de réglure du bloc IV est inédit dans le manuscrit, tel n’est pas le cas du papier. Les filigranes des papiers G1 et G2, que l’on trouve dans le quinion, sont en effet des variétés – similaires ou divergentes – de celles des papiers de [o], [p], [q], [r] et [s]. Sans être strictement identiques, ces papiers semblent devoir être rattachés à une même période chronologique au cours de laquelle le scripteur se fournit auprès d’un même fabriquant. Les cahiers [m] et [o]-[s] pourraient alors appartenir à une même phase de composition.

Comment interpréter les spécificités du bloc IV ? Mon hypothèse est la suivante : à un moment donné après la rédaction de n, le scripteur a voulu revenir sur le contenu d’un hypothétique cahier m original, probablement pour en densifier le contenu ou y incorporer un passage qu’il avait initialement écarté. Pour ce faire, il a choisi d’utiliser un quaternion qu’il avait alors sous la main, préparé à la pointe de plomb, et présentant une justification plus grande que celle du cahier destiné à être remplacé. Il a par ailleurs ajouté à ce quaternion un bifeuillet supplémentaire pour s’assurer de ne pas manquer de papier. Malgré ces précautions, le dernier feuillet ne lui a peut-être pas permis d’arriver jusqu’à la transition avec n. Il l’a donc remplacé, en optant pour une écriture plus serrée45 et en prenant la licence d’écrire dans la marge inférieure à la fin du folio 126. Cette reconstitution n’est qu’une simple conjecture. Toutefois, l’hypothèse d’un bloc IV correspondant à un second état de rédaction pourrait être corroborée par la réduction de la dimension des marges46 et par le nombre proportionnellement moins élevé de corrections dans le cahier47.

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Voir en particulier le début du folio 126 et la fin du folio 126.

46 La largeur des marges, dans les brouillons et copies de travail, peut être un indicateur d’un stade plus ou moins avancé de rédaction. Souvent – mais pas toujours –, les brouillons de premier stade présentent des marges plus amples. Voir I. FERNANDEZ-ORDOÑEZ, art. cit., p. 93.

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Numériquement, il y a autant de corrections dans les folios de [m] que dans la majorité des autres cahiers. Or, en raison de la justification choisie, le nombre de mots par page est bien plus élevé. Proportionnellement, les corrections sont donc moins nombreuses.

4. Le bloc V et ses rapports aux blocs I et III

Le bloc V se caractérise codicologiquement par une suite de quaternions le plus souvent mixtes en ce qui concerne le papier utilisé48 et dépourvus de signatures de cahiers à partir du milieu de n. Pour le reste, la facture générale reste similaire aux blocs I et III. L’abandon de la signature au milieu de n est difficile à interpréter. Il pourrait s’agir d’une recomposition d’un cahier dont les feuillets centraux auraient été remplacés. En effet, paléographiquement, essentiellement pour une question de module, l’écriture de n1-2 et n7-8 renvoie aux cahiers précédant [m] tandis que l’écriture des folios n3-6 se rapproche de celle des cahiers [o] et suivants. C’est peut-être au moment de reprendre le cahier [m] que certains folios de n ont également été remplacés ? Au début du bloc V se trouverait donc en réalité une zone de transition entre les blocs I, II et III et la partie finale du manuscrit, contemporaine du remaniement du bloc IV.

5. Hypothèse de reconstitution globale

Au vu des analyses jusqu’ici produites, il semblerait que la composition du manuscrit reflète, dans son ensemble, une rédaction chronologique de son contenu. Deux grandes parties doivent à mon avis être distinguées. La première, correspondant à une première grande phase de rédaction, irait du cahier a au cahier n (fol. 3 à 134v). Au sein de cette première partie, les cahiers a’, b’ et [c’] marquent une rupture, que j’ai identifiée hypothétiquement comme une rupture spatiale – un déplacement du scripteur dans une autre bibliothèque – plutôt que comme une réutilisation d’une copie ancienne. Une deuxième partie, du cahier [o] à la fin du manuscrit, correspondrait à une deuxième grande phase de rédaction, au cours de laquelle le scripteur serait revenu sur le cahier [m] et sur les feuillets centraux de n pour les remplacer. Il s’agirait là des deux seules interventions rétrospectives ayant affecté le manuscrit dans sa composition codicologique. Par ailleurs, le début du manuscrit comportant quelques rares notes visiblement ultérieures, il est possible d’imaginer que le scripteur, ayant achevé son ouvrage, ait commencé une relecture générale, sans que celle-ci ait toutefois pu être achevée. Il est très probable, enfin, que la rédaction de ce manuscrit se soit étalée sur plusieurs années.