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1. Analyse paléographique

L’écriture17 employée dans le corps du texte est une écriture humanistique cursive18 exécutée par une seule main. Malgré des variations visibles, le tracé récurrent de certaines lettres distinctives tout au long du manuscrit permet de conclure à l’intervention d’un seul scripteur du premier au dernier folio. La lettre la plus significative est sans nul doute le z oncial , tracé comme une capitale19. Il s’agit là d’une forme particulièrement surprenante dans la typologie de l’écriture humanistique de l’époque et qui constitue sans nul doute un trait distinctif. Le système de ponctuation des i, accentués lorsqu’ils sont placés avant ou après des jambages (m, n, u) pour éviter toute confusion dans la lecture, est un autre indice de cette cohérence. Le d droit , le r à pied 20 ou encore le e en deux traits, lié par le milieu à la lettre qui suit 21, sont d’autres constantes particulièrement remarquables. On citera encore le g en deux traits , qui commence par le tracé d’une panse ronde ; le scripteur lève ensuite la plume et fait partir la crosse du milieu de la panse.

Cette écriture appliquée, livresque, connaît une variante plus cursive dans de multiples fragments du manuscrit. Le a à panse a alors tendance à s’ouvrir , le pied du r disparaît , le e est fait en un seul trait et lié à la lettre suivante par le bas , le g est lui aussi tracé sans

17 Je souhaite remercier tout particulièrement ici Stéphanie Aubert qui m’a guidé dans l’analyse paléographique et plus spécialement dans l’identification des mains.

18 Voir la description de l’écriture humanistique cursive par María Josepa Arnall i Juan (Maria Josepa ARNALLI

JUAN, El Llibre manuscrit, Barcelona : Universitat de Barcelona, 2002, p. 103). On trouvera également des exemples d’écriture humanistique dans Josefina MATEU IBARS et María Dolores MATEU IBARS, Colectánea

paleográfica de la Corona de Aragón : siglos IX-XVIII, Barcelona : Universitat de Barcelona, 1980, reproductions nº 225, 248b, 251a, 263a.

19 Ce z se retrouve par exemple aux folios 3 (« Vitiz1 »), 10-10v (« Garcezium », « Azinario », « Azinarius », « Aprizium », « Aprizio »), 25v-26 (« Ferrizium » « Lizanum », « Gomezius », « Lizana », « Azenarius »), 63 (« Ruizius »), 85v (« Ruizio », « Dizpugio », « Azlorio »), 96v (« Castellozuelo », « Ruizius », « Azlore », « Munnozius »), 126 (« Algeziram », « Algezira »), 127v (« Elizabet »), 128 (« Elizabeth »), 133-133v (« Albarrazinum », « Perez », « Oloriz »), 137 (« Gomezium »), 138 (« Gomezius », « Albornozius »), 153v (« Elizabeth »), 155 (« Royzius »), 171v (« Ruyzius »), 180 (« Tunizi »).

20 Sauf lorsqu’il est redoublé.

lever la plume . Très exceptionnellement, on trouve même un z cursif 22 et un d à ligature fait en un seul trait 23.

Certains passages semblent plus propices à l’écriture appliquée, d’autres à l’écriture plus cursive. Ainsi le début et, moins clairement, la fin du manuscrit semblent être copiés plus uniformément dans la variante livresque. Au début des pages, figure à plusieurs reprises une écriture appliquée qui dégénère en une cursive rapide. Certains fragments du manuscrit présentent plus majoritairement la variante relâchée de l’écriture : c’est le cas des cahiers a[’] – sauf le premier folio –, b[’], [c]’ et [m]. Toutefois, la résurgence des traits cursifs se donne à voir dans tout le manuscrit. Inversement, dans les passages plus relâchés, les tracés livresques persistent. Ce mélange se retrouve dans un même bloc de texte, dans une même ligne, voire dans un même mot24, ce qui permet de conclure clairement à la continuité d’une même main dans tout le manuscrit. Le scripteur semble s’efforcer d’adopter une écriture soignée mais est fréquemment rattrapé par les habitudes liées à un tracé plus cursif. Il n’en reste pas moins curieux d’observer des variations aussi accusées que celles que présente le début du cahier a[’], entre blocs écrits plus rapidement et fragments très appliqués (Figure 6)25. Ces variations correspondent parfois, mais pas toujours, à des reprises d’encre et des retailles de plume26,particulièrement visibles dans le manuscrit.

Les titres courants et l’essentiel des notes marginales ont également été exécutés par la même main. Si leur grande majorité a été rédigée au fil de la plume, les cahiers a’, b’ et [c’] présentent plusieurs exceptions à ce schéma : certaines des notes semblent y avoir été apposées de manière postérieure ; par ailleurs, une encre et une plume différentes ont été manifestement employées pour les titres courants de b’ et c’, ajoutés ultérieurement par le même scripteur. Ces irrégularités font écho à des variations dans la typologie même des titres courants, comme le démontre le tableau suivant (Figure 7).

22 Il s’agit d’un z minuscule à crosse. Voir fol. 10v (« Aprizium »), 116 (« Almazanum »), 120 (« Ferrizum ») et 135v (« Martinez »).

23 Fol. 118 (« obsidione », « admotus »).

24

En voici des exemples, autour du e et du r : dans le même bloc de texte, fol. 117 (« perniciosum » / « haberi ») ; dans la même ligne, fol. 82v (« proceres qui propinquiores ») ; dans le même mot, fol. 66 (« expellere »).

25 Voir entre autres les folios 64, 66v, 68. Il y a plusieurs autres occurrences – moins spectaculaires – à divers endroits du manuscrit, par exemple au folio 30v.

26 La plume retaillée, nettement plus fine, s’élargit progressivement jusqu’au prochain calibrage, qui marque à nouveau une rupture franche (voir par exemple les folios 9v-10).

Figure 6 : Variations entre tracés livresque et cursif au folio 66 (BC, ms. 992)

Figure 7 : Typologie des titres courants

Folios Système utilisé

1-62

Système 1

Au recto, dans un ordre variable : nom du roi, titulature comprenant les territoires gouvernés et le nombre ordinal situant le roi dans la suite chronologique des souverains

de chaque territoire.

Exemple : « Alphonsi primi, Aragonum regis quarti, Suprarbii vero tredecimi » (fol. 36) 63-70 soit

a[’]

Système 2

Au verso : « Regis Aragonum » Au recto : « Jacobi primi » 71-79 soit

b[’] et 1er

fol. de [c’]

Système 3

Au recto : « Regis Jacobi primi vita » ou « Regis Jacobi primi »

80-91

Système 1

Exemple : « Regis Petri tertii, regis XVIII Suprarbum, Aragonum vero decimi, secundi vero Valenti1 Baleariumque, qui fuit primus rex Sicili1 » (fol. 81)

92-182

Système 1 fréquemment tronqué ou abrégé étant donné la longueur de la titulature Exemples : « Regis Petri tertii, Aragonum decimi et Sicilie primi » (fol. 93) ; « Regis Petri quarti etc. » (fol. 142) ; « Regis Joannis primi » (fol. 150) ; « Regis Alphonsi

2. Ponctuation, abréviations et signes particuliers

Les systèmes de ponctuation et d’abréviations sont cohérents dans l’ensemble du manuscrit.

En ce qui concerne la ponctuation, une grande diversité de signes est utilisée. Pour délimiter des syntagmes faisant sens ou indiquer des pauses dans l’énoncé, deux signes sont utilisés : les deux-points et le trait oblique suivi ou précédé d’un point ( ou ). Dans un système de ponctuation moderne, les deux-points, qui compartimentent les groupes de mots, devraient être parfois rendus par une virgule, parfois supprimés. Le trait oblique accompagné d’un point aurait pour équivalent une virgule, un point-virgule, deux-points ou même parfois un point. Le scripteur utilise également le point dans la même fonction que notre point moderne. L’interrogation est matérialisée par un point surmonté d’une virgule ( ). L’exclamation ne présente pas de signe de ponctuation propre : les phrases exclamatives s’achèvent soit par un trait oblique accompagné d’un point, soit par le signe d’interrogation. Le point final de chapitre revêt une forme particulière ; il s’agit d’une sorte de point-virgule ( ). Le tiret est utilisé pour signifier la partition d’un mot entre deux lignes. On remarquera l’emploi des parenthèses, parfois tracées par-dessus le signe des deux-points : tantôt elles sont l’équivalent de nos parenthèses modernes, tantôt elles servent à délimiter des groupes syntaxiques27. Enfin le signe est placé au-dessus des syntagmes au vocatif dans les discours directs.

Pour ce qui est des signes particuliers et des abréviations, il faut souligner, tout d’abord, l’emploi récurrent – quoique non systématique – du e à queue avec ogonek à la flexion ou en début de mot28. Le scripteur use, par ailleurs, de diverses abréviations : suspensions, contractions, abréviations par signes spéciaux à valeur propre ou relative et abréviations propres à certains mots29. L’abréviation des n et m, finaux ou non, est représentée par un tilde dont la forme se décline du trait droit au trait à courbure simple descendante (sorte de grande brève inversée). Ce signe est également utilisé pour signifier des contractions, comme par exemple celle des deux s de « esse ». Le signe 2, à l’initiale, équivaut à con- ou cum-. En fin de mot, il vaut généralement pour -us. Une ligne ondulée placée au-dessus du mot ( ) sert à abréger r ou re. Un signe ressemblant au chiffre arabe « deux » placé en

27 Par exemple au folio 38v : « cum tercentum equitibus et iis quidem non delectis sed (ut eos casus optulerat) aggregatis ».

28 Très exceptionnellement, le e à queue apparaît au milieu du radical (fol. 33, « Tud1l1 » et fol. 67, « C1sarem »).

29 La plupart des signes sont répertoriés dans Adriano CAPPELLI, Lexicon abbreviaturarum : dizionario di

exposant ( ) est parfois utilisé pour abréger la désinence passive -ur, surtout après un t. Ce même signe, en fin de mot, reporté sur la ligne et avec une queue allongée, croisée par une barre verticale ou légèrement oblique descendant sous la base d’écriture doit être lu comme la désinence -rum ( ). La petite barre horizontale qui coupe la hampe descendante du p abrège par- ou per- ; si elle est oblique, il faut comprendre pro-. Une sorte d’apostrophe placée en l’air abrège parfois le groupe -ri-, comme dans « p’nceps » ou « pat’moni ». Le signe 3 placé après q vaut pour -que ; après s il traduit le mot « sed ». On le retrouve également avec le sens de -et dans les terminaisons verbales et dans l’abréviation de « licet » ou « libet » écrite « l3 ». Très ponctuellement, il prend la valeur d’un m en fin de mot. Enfin, plusieurs mots possèdent une abréviation propre comme « enim » (·n·), « propter » (pp avec une barre horizontale traversant les deux hampes) ou la série des relatifs et des conjonctions de subordination commençant par -qu : « qui » ( ), « quod » ( ou ), « quam » ( ), « quoniam » ( ), etc30. Ces signes et abréviations sont tout à fait classiques.

3. Systèmes et signes de correction

Le codex présente un nombre très important de corrections et annotations marginales, qui, s’ajoutant aux multiples ratures et aux blocs de textes supprimés en plein texte, montrent clairement qu’il s’agit d’un brouillon. L’absence de toute décoration – les titres de chapitre sont simplement mis en relief par une justification plus importante et, pour certains, par un encadrement partiel de deux accolades verticales tracées à la plume31 – et la facture, relativement simple, de la reliure sont d’autres arguments en faveur de cette évidence. On dénombre au total environ six mille cinq cents corrections sur l’ensemble du manuscrit. Un décompte, folio à folio, montre que la fréquence des corrections et annotations est grossièrement constante sur l’ensemble du manuscrit – un peu plus de trente par page en moyenne –, sauf pour les folios 63 à 75, où leur nombre est supérieur à soixante.

La typologie des corrections et annotations est complexe et doit être reliée à différents actes d’écriture : j’aurai loisir de revenir sur leur description complète dans le chapitre consacré à la présentation des critères d’édition du manuscrit32. Du point de vue de l’analyse codicologique et paléographique, il est cependant important de détailler ici l’éventail des signes spécifiques utilisés pour matérialiser certaines d’entre elles. Ces signes se situent en

30 Le recensement de ces abréviations n’est nullement exhaustif. Il mentionne simplement quelques-unes des plus utilisées.

31

Voir fol. 15v, 16, 20, 39, 46, 115, 119. Certains titres courants portent également ces accolades (fol. 18, 24, 37, 45, 136, 177).

plein texte ou dans les marges. Dans le corps du texte, lorsqu’une seule lettre d’un mot doit être éliminée, figurent plusieurs exemples d’exponctuation, un ou deux points étant alors placés sous la lettre en question. Pour signifier qu’un morceau de texte sera déplacé, celui-ci est encadré par une paire de signes s’apparentant à des guillemets droits doubles. L’endroit où le fragment devra être inséré est quant à lui indiqué par un guillemet double bas ou haut. Ce dernier signe, se rapprochant d’une double barre oblique (//) est aussi utilisé, en alternance avec le caret inversé (V), pour matérialiser les insertions supra-linéaires. Il est également employé comme signe d’addition d’un syntagme annoté en marge : l’appel est placé dans le corps du texte, le syntagme à ajouter est précédé, en marge, d’un rappel du signe d’insertion. Sur le même principe, on trouve divers signes faisant office d’appels de note. En voici un tableau récapitulatif (Figure 8).

Figure 8 : Tableau récapitulatif des signes d’appel de note et de leurs fonctions.

Lorsqu’un signe possède divers usages et qu’une fonction se distingue quantitativement, celle-ci est soulignée. Les signes les plus utilisés sont portés en gras.

// Addition

·/. Addition, substitution (texte original barré), variante, reformulation, glose

% Variante du précédent en cas de possible confusion

º/. Addition

/º Addition

·//. Addition

/. Variante, glose, addition, substitution (texte original barré)

^ Addition, variante

o– Variante, glose, équivalent castillan, addition, substitution (texte originel barré)

o–o Variante du précédent en cas de possible confusion. Parfois employé indépendamment de tout risque de confusion. Glose, variante, reformulation, addition o Variante, glose

Les trois signes les plus utilisés sont les deux barres obliques (//), le lemnisque (·/.) et le rond augmenté d’une barre horizontale (o–). Le signe // ne donne lieu à aucune ambiguïté : il s’agit toujours d’additions. En revanche, les fonctions des signes ·/. et o– se recoupent parfois, quoique leur utilisation principale soit distincte : additions et substitutions pour ·/., variantes et gloses pour o–. Seule une prise en compte du contexte permet de comprendre leur rôle au cas par cas. On trouve en outre plusieurs variantes à ces trois signes principaux, en particulier dans les passages où les corrections sont nombreuses, afin qu’il n’y ait pas de confusion entre les différents appels de note. C’est surtout le cas des cahiers a[’], b[’] et [c’]. Lorsque les corrections ou variantes se rapportent à un mot ou un syntagme situé au bord du cadre de justification, celles-ci sont portées directement à proximité sans appel de note. Certaines notes sont partiellement encadrées. Lorsque les notes s’étalent sur plusieurs lignes et sont particulièrement proches du corps de texte, le signe // peut faire office de séparateur. Les variantes ou gloses sont souvent précédés de l’abréviation al. ( ) pour « aliter ». À une occasion, le déplacement d’un paragraphe est signifié par une mention textuelle : « hoc est ponendum fine » [ceci doit être placé à la fin] (fol. 39v). Des pieds de mouches indiquent vraisemblablement qu’un saut de paragraphe devra être inséré lors d’une copie ultérieure. Ils sont également utilisés pour introduire des manchettes.

On remarquera enfin que tantôt un passage est souligné, tantôt il est repéré par un trait en marge. Un de ces traits est mis à profit par le scripteur pour dessiner une sorte de drôlerie réalisée comme distraction ; il s’agit d’un profil anthropomorphe de petite dimension situé au fol. 73v (Figure 9)33.

Figure 9 : Profil anthropomorphe dans son contexte textuel au fol. 73v (BC, ms. 992)