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Les divers exégètes de l’œuvre éditoriale de Kahnweiler, Jean Hugues en 1959, François Chapon en 1987 et Yves Peyré en 2001, ont mis en évidence les principales caractéristiques « littéraires » de celle-ci, sensiblement constantes sur la période 1909-1939.

Kahnweiler n’édita, tout d’abord, que des auteurs « contemporains » avec qui, d’une manière ou d’une autre, il était entré en relation. Sur la période considérée, il n’y a qu’une exception, marginale, à cette « règle » : le cas de Denise de Raymond Radiguet, décédé trois années avant la parution du livre14. Il s’agit d’une sorte d’édition-souvenir – une seconde édition en fait après Les Pélican – dont le projet avait été décalé. Juan Gris, qui illustra l’ouvrage, avait par ailleurs bien connu et parrainé le jeune auteur. Mais, hors ce cas particulier, tous les artistes sollicités par Kahnweiler pour illustrer ses livres, s’« interfacèrent » – de manière plus ou moins active selon les circonstances – avec leur homologue littéraire. Il n’y a, en tout cas, parmi les publications considérées, aucun texte ancien, classique ou d’auteur « récent » mais décédé.

L’un des maîtres de Kahnweiler, Vollard, par exemple, édita, au contraire, essentiellement des textes « classiques », d’Homère à Baudelaire. Et s’il arriva à certains des artistes de Kahnweiler – ou à des artistes ayant, un moment, fait partie de son « écurie » – d’illustrer de telles œuvres, ils le firent pour d’autres éditeurs que lui.

Les textes publiés relèvent par ailleurs systématiquement de la poésie ou de la prose poétique, bien que leur « forme » puisse différer d’une édition à l’autre : recueil de poèmes comme Voyages de Fritz Vanderpyl ou Cœur de chêne de Pierre Reverdy, prose poétique comme L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire ou Saint Matorel de Max Jacob, pièce de théâtre comme Les Pélican de Radiguet ou Mouchoir de nuages de Tristan Tzara, « répertoire » comme le Glossaire de Leiris, voire une combinaison de ces mêmes genres.

Kahnweiler fut particulièrement strict sur cette orientation « poétique » de ses publications. Il n’édita, par exemple, aucun roman illustré, bien qu’il lui arrivât de s’adresser à des « romanciers », connus comme tels – c’était le cas, par exemple, de Marcel Jouhandeau15

dont Gallimard avait déjà fait paraître La Jeunesse de Théophile et Les Pincengrain lorsque

Brigitte… fut publié –, ou qui, plus tard, furent reconnus à ce titre, comme André Malraux16. Il faut rappeler à ce sujet les réticences des avant-gardes littéraires et artistiques – cubistes, surréalistes etc. – vis-à-vis des romans psychologiques17 et Kahnweiler était imprégné de ce même état d’esprit. Il arriva cependant à « ses » artistes d’illustrer des romans mais ils le firent hors du champ des éditions du marchand18. Si donc Kahnweiler s’adressait à ces « romanciers », c’était au titre de leur activité parallèle de poète.

Le marchand fut également sélectif, dans une certaine mesure, quant au « thème » des textes, poèmes ou prose poétique, qu’il choisissait de publier. Il n’y a pas, par exemple, de littérature ouvertement érotique parmi ses éditions, du moins jusqu’en 1939, alors qu’il s’agit d’un genre récurrent, pour ne pas dire essentiel, des publications bibliophiliques. Cela ne veut pas dire que tout érotisme était exclu de ses éditions. Il est même présent dans la plupart des œuvres éditées, et surtout des illustrations jointes, mais de manière sous-jacente. Les exceptions à cette orientation générale se trouvent d’ailleurs aux deux « extrêmes », celui d’une austérité

15 Annexe 1 p. 924-26.

16 Annexe 1 p. 867-69.

17 François Chapon mentionne par exemple le point de vue de Pierre Reverdy sur les romans psychologiques : François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op.

cit., p. 97.

assumée, comme en font montre les poèmes de Reverdy dans Cœur de chêne19 – et, dans le domaine des images, comme les illustrations de Juan Gris – et celui d’un érotisme brut à l’instar de L’Anus solaire de Bataille illustré par Masson20. Cet ouvrage n’a cependant que peu de points communs avec les publications licencieuses « habituelles ». Il s’agit d’un érotisme primordial – si coïts il y a, ils ont lieu entre les astres – ayant partie liée avec la mort : « seule est assez sale la mort, seule elle dit des corps débauchés la vérité de leur désir : il est désespéré »21. Les pointes sèches de Masson, des ébats entre chevaux, sont par ailleurs fort peu explicites, à la suite sans doute de « consignes » données – une fois n’est pas coutume – par Kahnweiler. Le marchand avait en effet pu voir le même tandem Bataille-Masson à l’œuvre pour produire, peu avant, dans un autre cadre d’édition, Histoire de l’œil. Cet ouvrage, à l’érotisme un peu plus « traditionnel » que celui de L’Anus solaire, avait été illustré très explicitement par Masson. Or Kahnweiler ne souhaitait pas que, dans ses éditions, « ses » peintres se livrent à un exercice d’illustration servile, ce qui était la loi du genre pour la bibliophilie érotique courante. Un autre texte des éditions de l’entre-deux-guerres, A Book Concluding with "As a Wife Has a Cow" de Gertrude Stein22, paraît également relever d’un certain érotisme selon Ulla E. Dydo qui perçoit l’ouvrage comme ayant trait à l’histoire d’amour entre Gertrude Stein et Alice Toklas, avec des références sexuelles répétées. Mais il s’agit, dans ce cas, d’un érotisme « codé » par l’écriture très particulière de l’auteur. En tout cas, le très pudibond Juan Gris, qui illustra le texte de son amie, n’en laissa rien paraître.

Si donc l’érotisme est peu présent, du moins explicitement, dans les éditions du marchand, il apparaît qu’un trait commun à nombre des textes parus soit l’humour, la fantaisie ou, selon l’expression judicieuse de François Chapon, une certaine « verve acidulée » dont l’historien explique la finalité :

Il ne faut jamais oublier que l’humour, le goût de la parodie et de la mystification ont été – selon une tradition qui remontait aux poètes maudits – un moyen pour les créateurs de ce milieu de désamorcer les hypothèques que la société dirigeante faisait peser sur leur liberté. Ainsi, l’« ironie fluette, un mysticisme un peu charentonesque, le sens de tout ce qu’il y a de bizarre dans les choses quotidiennes et la destruction de la possibilité de l’ordre logique des faits »23qu’André Malraux se plaisait à définir à propos de Max Jacob, ne furent pas les armes les plus faibles pour déconsidérer à la fois la logorrhée du symbolisme finissant, avec tout ce

19 Annexe 1 p. 885-87.

20 Annexe 1 p. 967-69.

21 Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l'œuvre, Paris, Gallimard, 2007, p. 134.

22 Annexe 1 p. 945.

23 André Malraux à propos de Max Jacob dans « Des origines de la poésie cubiste », La Connaissance, janvier 1920, cité par François Chapon.

qu’elle comportait de prétention au sublime, et le rationalisme satisfait qui triomphait dans les sphères officielles24.

Cette veine fantaisiste ou décalée devait correspondre particulièrement au goût de Kahnweiler, puisqu’une majorité de ses éditions, pour les deux premiers cycles du moins, en relève. Peut-être fut-il aussi influencé en cela par Max Jacob25, lequel, comme nous le verrons plus loin, suscita auprès du marchand nombre d’éditions de jeunes auteurs animés par la même « verve acidulée » que lui.

Il est enfin mis en avant que les publications de Kahnweiler seraient souvent une « première édition » d’un jeune écrivain, qui n’aurait donc fait paraître jusque-là de textes qu’en revue ou à compte d’auteur. Ce constat est certainement fondé relativement aux autres éditeurs d’ouvrages illustrés de la période comme Vollard ou Skira. Ces « premières éditions » ne correspondent toutefois qu’à huit cas sur les 28 publications du marchand jusqu’en 1939 : Apollinaire pour L’Enchanteur pourrissant, Max Jacob pour Saint Matorel, Malraux avec

Lunes en papier, Erik Satie pour Le Piège de Méduse, Artaud avec Tric trac du ciel, Limbour

avec Soleils bas, Armand Salacrou pour Le Casseur d’assiettes et Leiris pour Simulacre. Cette liste d’écrivains, même si elle ne correspond qu’à un petit tiers des ouvrages parus, est cependant suffisamment notable pour justifier la réputation de l’œuvre d’éditeur de Kahnweiler. Les exceptions, nombreuses, à ces « premières éditions » relèvent d’abord du cas d’écrivains ayant été, sans ambiguïté, déjà édités comme le furent Vanderpyl, Vlaminck, Radiguet, Reverdy, Gabory, Hertz, Tzara, Jouhandeau ou Desnos. Il y a ensuite le cas intermédiaire d’auteurs jamais édités en France mais déjà édités dans leur pays d’origine, comme Gertrude Stein ou Carl Einstein. Un autre cas intermédiaire est celui de Georges Bataille qui, avant la parution de L’Anus solaire, avait bien été édité mais sous un nom d’emprunt, Lord Auch, pour le texte érotique Histoire de l’œil déjà cité. L’Anus solaire est donc le premier livre de Georges Bataille publié sous son vrai nom.

Il y a ensuite un certain nombre de textes édités par Kahnweiler qui, sans être de « premières éditions », sont des ouvrages « charnières » dans la carrière d’auteurs. Un exemple de ce type d’œuvre est sans doute la pièce de théâtre Mouchoir de nuages de Tzara26. Lorsque cette « tragédie ironique » fut jouée, le public – futurs surréalistes compris, alors qu’ils venaient

24 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 96.

25 On peut se demander également si les goûts littéraires partagés par Kahnweiler et par Max Jacob ne relèveraient pas de leur judéité commune. Voir par exemple le dossier « Les juifs et la littérature » du Magazine

littéraire avril 2008. Cette question dépasse le cadre de cette étude.

de se séparer de l’ex-meneur de « dada » – put découvrir, derrière l’humour et la provocation, la poésie émouvante et imprévue de l’auteur. Mouchoir de nuages apparaît ainsi comme une pièce conçue à une période charnière où Tzara délaissa le nihilisme « dada » pour, véritablement, faire œuvre de création. Kahnweiler a donc su non seulement détecter de jeunes talents, non encore édités, mais également percevoir le moment où un écrivain, le cas échéant déjà publié, arrivait à produire une œuvre marquante ou d’une portée qui dépassait l’école ou le mouvement dont l’écrivain se réclamait.

Au-delà de cette question des « premières éditions » ou quasi-telles, il faut souligner le « palmarès » exceptionnel des auteurs publiés par Kahnweiler de 1909 à 1939. Sur les 20 auteurs édités pendant cette période – compte tenu des publications multiples d’un même écrivain –, l’« histoire littéraire »27 en a en effet retenu les trois-quarts, voire la quasi-totalité si l’on tient compte des cas particuliers comme celui des auteurs étrangers, Gertrude Stein et Carl Einstein, ou comme celui du compositeur Erik Satie. Nous nous emploierons de ce fait, cycle par cycle, à comprendre comment le marchand a pu se mettre en relation avec de tels talents ou futurs talents.

Poésie ou prose poétique d’auteurs toujours contemporains, publication d’écrivains qui se révèleront marquants pour la période et souvent édités pour la première fois, absence de textes « commerciaux », toutes ces caractéristiques démontrent l’ambition littéraire des éditions de Kahnweiler. Avant donc d’éditer « ses » peintres, le marchand publia des auteurs et des textes marquant leur époque, comme le résume fort bien Yves Peyré :

Kahnweiler a d’abord pensé livre, donc texte, et texte présent au présent. Le texte ne fut jamais pour lui un prétexte, il fut au contraire le point de départ obligé de l’épopée du livre de dialogue28.