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La première édition – phare – de Kahnweiler, L’Enchanteur pourrissant, fut illustré en 1909 par Derain avec des gravures sur bois. La dernière occurrence de cette même technique parmi les éditions du marchand eut lieu en 1923 lorsque Lascaux accompagna de bois gravés

Tric trac du ciel d’Artaud.

Les choix de la xylographie effectués au cours des années 1920 par Vlaminck, à deux reprises, par Léger, par Braque, par Manolo puis par Lascaux s’inscrivent dans l’engouement pour le bois gravé observé à cette période. Ces éditions ne constituent donc pas une originalité en termes de procédés de gravure.

L’Enchanteur pourrissant apparaît en revanche comme une œuvre-jalon dans le

renouveau du bois gravé en France. Nous nous proposons donc d’examiner plus avant les raisons de cette appréciation.

Un bref rappel sur le renouveau en France du bois gravé

Le renouveau du bois gravé en France à la fin du XIXe siècle fut le fait de deux grandes catégories d’acteurs, interagissant bien sûr entre elles : des artistes, d’une part, comme Félix Vallotton ou Paul Gauguin, et d’anciens graveurs professionnels, d’autre part, comme Auguste Lepère.

L’une des premières manifestations significatives de ce renouveau de la xylographie fut une exposition, en 1892, de gravures de Vallotton, un artiste d’origine suisse. Ses planches, faites de grands aplats de noir et de blanc, parurent à l’époque révolutionnaires121. Elles furent remarquées notamment par les peintres « nabis » ou de l’École de Pont-Aven dont plusieurs pratiquaient déjà la xylographie. Émile Bernard, par exemple, avait fondé en 1888 le journal Le

Bois qu’il imprimait lui-même. L’artiste « retrouvait dans ses émouvantes images, qu’il

rehaussait parfois à la main, l’ingénuité des gravures de piété et des livres de colportage »122. « Brouillé » en 1891 avec Émile Bernard, Paul Gauguin entreprit, lui aussi, de graver des bois. Lors de ses séjours dans les îles au cours des années 1890, l’artiste réalisa plusieurs séries de gravures d’allure primitive, taillées au canif dans des planches brutes « en bois de fil » et tirées, le plus souvent, en couleurs. Ses travaux resteront peu connus des autres graveurs et du public jusqu’aux années 1920. Retirées à l’époque en noir, ses gravures feront alors sensation123. « Gauguin a libéré la gravure [sur bois] d’un perfectionnement technique trop poussé et il l’a ramenée à la simplicité qui correspond à son essence même »124. Alors que Maurice Denis faisait souvent graver ses dessins par des professionnels, un autre « nabi », Aristide Maillol, gravait lui-même ses planches. Après ses premiers bois des années 1895, le sculpteur

121 Vallotton : l'expo, exposition, Paris, Galeries nationales, Grand Palais, 2 octobre 2013-20 janvier 2014,

Paris, Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2013, 334 p.

122 Claude Roger-Marx, La gravure originale au XIXe siècle, Paris, A. Somogy, 1962, p. 236.

123 Jean Adhémar, La gravure originale au XXe siècle, Paris, A. Somogy, 1967, p. 30.

entreprendra en 1908 d’illustrer, pour le comte Kessler, Les Églogues de Virgile. L’ouvrage ne paraîtra qu’en 1926.

Ce bouillonnement créatif parmi les artistes autour de la gravure sur bois au cours des années 1890-1900 fut suivi et soutenu par des écrivains comme Alfred Jarry ou Remy de Gourmont. Ces derniers créèrent, par exemple, en 1894 la revue L’Ymagier qui publia des bois récents ainsi que des gravures anciennes. Jarry lui-même s’essaya à graver quelques bois.

Parallèlement à ces initiatives d’artistes ou d’écrivains, d’autres éléments furent à l’œuvre pour accélérer ce renouveau de la xylographie. Bon nombre des graveurs professionnels de reproduction se trouvèrent en effet, au cours de ces mêmes années 1890, sans débouchés du fait, notamment, de l’essor de la photographie. L’un de leurs chefs de file, Auguste Lepère, pressentit la nécessité d’évoluer. À partir de 1885, il se tourna d’abord vers la gravure originale, et non plus de reproduction, puis, soutenu par son ami Félix Bracquemond, il abandonna le « bois de teinte » – c’est-à-dire des gravures sur bois de bout sophistiquées arrivant à rendre les dégradés – pour une gravure plus franche et primitive. Ce même Félix Bracquemond, très écouté des bibliophiles, et l’éditeur Édouard Pelletan édictèrent en 1896 un certain nombre de principes qui devaient guider la conception des beaux livres illustrés. Parmi ceux-ci, ils décrétèrent : « La gravure sur bois [en noir] est la seule digne d’illustrer un beau livre »125, au motif de l’unicité typographique donnée aux ouvrages illustrés par cette technique.

Ces préceptes furent débattus à l’époque mais ne furent pas suivis d’effets immédiats. Sous l’influence du japonisme et de l’imagerie populaire, une large majorité, en effet, des bois gravés d’estampe et d’illustration furent réalisés, au cours des années 1900, en couleurs, à l’instar des travaux de Lepère lui-même126, des estampes japonisantes d’Henri Rivière ou des illustrations de Paul-Émile Colin.

Pour exemplifier ce goût, à l’époque, pour la couleur et pour la virtuosité technique en matière de xylographie, on peut citer le cas de Vita Nova de Dante illustré par Maurice Denis avec des bois gravés par Jacques Beltrand. Robert Brun commente la réalisation de l’ouvrage en ces termes :

125 Nous citons ce « principe » de Bracquemond et de Pelletan d’après le rappel de l’ensemble de leurs préceptes effectué en 1931 par Paul Angoulvent : Paul Angoulvent, « De la fin du romantisme à nos jours », dans Frantz Calot, Louis-Marie Michon et Paul Angoulvent, L'art du livre en France : des origines à nos jours, préface de Pol Neveux, Paris, Delagrave, 1931, p. 193.

Virtuoses du bois gravé en couleurs, un élève de Lepère, Jacques Beltrand, et ses frères, Georges et Camille, se mirent au service de l’apôtre du livre fastueux, Maurice Denis. De cette collaboration naquit une série d’ouvrages admirables. Dans la Vita Nova de Dante, publiée pour la Société du livre contemporain (1907), les bois ont la limpidité de la gouache, et rien ne laisse deviner qu’ils ont nécessité le repérage de douze à quinze planches127.

Telle était donc l’ambiance – colorée, fastueuse, sophistiquée – qui régnait dans le milieu de la xylographie bibliophilique lorsque Kahnweiler, Apollinaire et Derain entreprirent, en 1908-1909, de préparer l’édition de L’Enchanteur pourrissant.

Les choix effectués pour les gravures de L’Enchanteur pourrissant

Nous avons rassemblé en annexe128 les éléments de contexte ayant conduit au choix de Derain comme l’illustrateur de L’Enchanteur et à l’option de la gravure sur bois en noir comme technique d’illustration de l’ouvrage. Il s’avère donc qu’Apollinaire fut le maître d’œuvre essentiel de cette édition. Ce fut lui qui choisit Derain. Ce fut sans doute lui aussi qui fit le choix de la gravure sur bois, sachant que seul Derain, parmi les quatre « hussards » de Kahnweiler, avait, à l’époque, l’expérience de cette technique. Enfin, Apollinaire – ou Apollinaire avec Derain – prit le parti d’une gravure en noir, une option qui s’accordait avec sa geste médiévale, sans que, pour autant, l’artiste ait à produire des imitations de bois anciens.

Le poète était très au fait des tendances du moment en matière de gravure. Il avait, par exemple, côtoyé, en 1903-1904, Alfred Jarry129 et Rémy de Gourmont130. Apollinaire était également bien informé des dernières publications bibliophiliques. Il savait donc que les options prises pour L’Enchanteur allaient à l’encontre des attentes des bibliophiles. Le poète réitéra néanmoins ces choix lorsque, peu après la parution de L’Enchanteur, il demanda à Raoul Dufy d’illustrer son Bestiaire avec, à nouveau, des bois en noir131.

Quant à Derain, ses travaux de gravure sur bois effectués jusque-là étaient aussi en noir, ce qui peut apparaître comme paradoxal pour un ancien « fauve », comme l’était d’ailleurs Dufy. Peinture « fauve » et gravure sur bois en noir avaient en fait en commun une même brutalité des contrastes et l’utilisation de la teinte pour sculpter les volumes. On peut expliquer ainsi que Derain, Dufy et plus tard Vlaminck firent les mêmes choix.

127 Robert Brun, op. cit., p. 141.

128 Annexe 1 p. 831-32.

129 Décédé en novembre 1907.

130 Laurence Campa, « Des joies de toutes les couleurs », dans Apollinaire, le regard du poète, exposition, Paris, musée de l'Orangerie, op. cit., p. 28.

131 En ce qui concerne Le Bestiaire, ce fut sans ambiguïté Apollinaire qui fit le choix de la gravure sur bois en noir.

Derain prit enfin l’option, pour les gravures de L’Enchanteur, d’une taille brute et anguleuse (illustrations 1-6 et 1-7) qui accentua le primitivisme de ses images, et, par-là, leur résonance avec le récit d’Apollinaire :

La convergence entre le texte et l’image est également, comme le souligne Jean Burgos, stylistique, la taille anguleuse des gravures, la brutalité des contrastes obtenus, l’exotisme exacerbé entrant en résonance avec la poétique d’Apollinaire qui se constitue alors132.

Plusieurs critiques ont d’ailleurs rapproché ces gravures de Derain des travaux de Gauguin133.

On peut comprendre, dès lors, que L’Enchanteur pourrissant n’eut guère de succès auprès du milieu bibliophilique, comme d’ailleurs Le Bestiaire de Dufy deux années plus tard. L’absence de couleurs, la brutalité de taille, la « pauvreté » générale de l’ouvrage allaient à l’encontre de ses goûts. S’ajoutait, pour L’Enchanteur, la facture « primitive », proche de l’« art nègre », des gravures de Derain qui choqua encore un peu plus les bibliophiles, point sur lequel nous reviendrons dans un paragraphe ultérieur.

L’Enchanteur pourrissant : une œuvre-jalon

Malgré cet accueil initial mitigé, L’Enchanteur fut assez vite reconnu comme une œuvre-jalon dans le renouveau en France de la xylographie ainsi que le suggère Jean Hugues :

[…] « L’Enchanteur pourrissant » est regardé aujourd’hui comme un livre dont l’apparition marque le renouveau de la gravure sur bois134.

L’Enchanteur pourrissant s’avère en effet l’un des premiers ouvrages dont les

illustrations alliaient l’élégance du noir à la modernité du dessin. La plupart des livres ornés de bois publiés jusque-là étaient en effet soit des réalisations luxueuses en couleurs, comme nous l’avons exposé précédemment, soit des imitations médiévales, dans ce cas en noir, ou les deux à la fois.

132 Extraits de la notice critique de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : Notice critique, Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, illustré par André Derain, 1909, éd. galerie Kahnweiler, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, source [consultée le 02/01/2017] : http://my.yoolib.com/bubljdlec/apollinaire-derain-lenchanteur-pourrissant-en-cours-implementation/ .

133 Sans que l’on sache cependant si le jeune Derain a pu réellement prendre connaissance des bois gravés de Gauguin, restés confidentiels à l’époque.

134 Jean Hugues, dans 50 ans d'édition de D. H. Kahnweiler..., exposition, galerie Louise Leiris, 1959, op.

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