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L’austérité des ouvrages publiés par Kahnweiler, en comparaison notamment avec l’édition de luxe de la période, se manifeste sur l’ensemble de leurs composantes : formats, types et nombres d’illustrations, usage de la couleur, présentation des couvertures et pages de titre etc.

Cette sobriété se perçoit d’abord dans les formats utilisés. Ils sont de trois types principaux : « large » (33 x 22 cm) – Lunes en papier, par exemple –, « intermédiaire » (25 x 18 cm) – comme Simulacre – et « petit » (17 x 12 cm) – le Glossaire…, par exemple –. Dans tous les cas, il s’agit de formats modestes pour l’édition de luxe. Le nombre de pages des volumes est également limité, en particulier pour les parutions de l’entre-deux-guerres. En ce

sens, l’essentiel des éditions de Kahnweiler sur la période de 1909 à 1939 peuvent être considérées comme des « plaquettes ».

On retrouve également ce souci de simplicité dans les modalités d’illustration de la plupart des ouvrages. Vingt-trois de ses vingt-huit publications de 1909 à 1939 ne comportent en effet que quelques gravures, de trois à dix, disposées en général en hors-texte. Il s’agit du « modèle » d’édition inauguré en 1911 avec Saint Matorel de Max Jacob et de Picasso, d’une présentation totalement étrangère, à l’époque, aux pratiques des éditions bibliophiliques. Nous verrons d’ailleurs au chapitre « réception » l’accueil fort mitigé réservé de ce fait à l’ouvrage.

Quatre éditions du marchand relèvent cependant d’une conception un peu plus traditionnelle. Il s’agit des deux volumes illustrés par Derain avant 1914 – L’Enchanteur

pourrissant et Les Œuvres burlesques… - et des deux ouvrages imagés par Vlaminck en 1920

et 1921. Apollinaire était un connaisseur en matière d’édition de luxe et il fut le principal « architecte » de L’Enchanteur...237 Ce fut certainement lui qui préconisa une conception plutôt classique du livre qui comporte, outre les 12 bois en hors-texte de Derain, 7 lettrines, 7 culs-de-lampe et 5 frises dans le texte. Bien que cette ornementation ait pu apparaître comme limitée en regard des pratiques de l’édition de luxe, ce ne fut pas cette présentation générale de l’ouvrage qui choqua les bibliophiles mais plutôt, comme nous l’avons vu, le caractère brut des gravures sur bois de l’artiste. Lorsque Derain eut « carte-blanche » en 1912 pour illustrer Les

Œuvres burlesques…, il fit d’ailleurs le choix d’une présentation du livre encore plus proche

des attentes du milieu bibliophilique, mis à part le choix de la gravure sur bois en noir, peu courant à l’époque238. Le livre comporte en effet 66 gravures – un record absolu dans les éditions du marchand – dont des culs-de-lampe et des vignettes. Les deux volumes illustrés par Vlaminck pendant les années 1920 restent modestes sur ce plan avec « seulement » une quinzaine de bois. Enfin, le Glossaire…de Leiris et de Masson, paru en 1939, fait également exception parmi les publications de Kahnweiler puisque l’ouvrage comporte 16 lithographies de l’artiste239. Il ne s’agit cependant pas, dans ce cas, d’une quelconque concession à la bibliophilie mais d’une sorte de pastiche de livre d’images, adapté à ce répertoire surréaliste.

Les illustrations des éditions de Kahnweiler sont très majoritairement en noir et blanc et, lorsqu’elles sont en couleurs, il ne s’agit pas de teintes franches et éclatantes comme Léger en usa, par exemple, en 1919, pour La Fin du monde filmée par L’Ange N.D. de Cendrars ou, plus

237 Annexe 1 p. 834-36.

238 Annexe 1 p. 852.

tard, Matisse pour Jazz. Il est difficile de savoir s’il s’agit d’une sorte de consigne esthétique donnée par le marchand à « ses » artistes ou d’un choix lié aux moyens limités que Kahnweiler souhaitait mettre en œuvre pour ses éditions. Cette option de sobriété dans la couleur était en tout cas clairement à contretemps des tendances bibliophiliques avant 1914, comme nous l’avons vu. Elle s’inscrivit en revanche plutôt dans l’air du temps intellectuel de l’entre-deux-guerres, comme le rappelle Françoise Levaillant à propos des gravures de Masson :

S’agit-il d’un phénomène d’époque ? Paul Valéry (qui avait lui-même gravé chez Lacourière), dans un remarquable « Petit Discours aux peintres graveurs » le 29 novembre 1933, place la communion de l’écrivain et du graveur dans la « gloire » du Noir et Blanc : « Voilà qui nous rapproche, Messieurs. Nous communions dans le Blanc et le Noir, dont la Nature ne sait rien faire. Elle ne sait rien faire avec un peu d’encre. Elle a besoin d’un matériel littéralement infini. Mais nous, fort peu de chose, et, s’il se peut, beaucoup d’esprit » 240. Les couvertures des volumes et les pages de titre sont également sobres. Une petite moitié des ouvrages arbore une gravure en couverture. Certains d’entre eux n’affichent que le titre du volume. Fait symptomatique de la « modestie » du marchand, le nom de l’illustrateur n’apparaît pas souvent sur ces couvertures. En revanche, toutes les éditions de Kahnweiler sont signées de la main de l’auteur et de l’illustrateur241, soulignant ainsi la parité des deux intervenants.

La mise en page et la typographie des volumes sont souvent soignées. Cet aspect des éditions de Kahnweiler paraît dû, en partie du moins, à l’intérêt que l’auteur ou l’illustrateur, ou les deux, portaient à ces questions. On voit ainsi intervenir Apollinaire pour toute l’architecture de L’Enchanteur…242, Picasso et Vlaminck pour la typographie de « leurs » ouvrages243, Reverdy pour la disposition précise de ses textes244, Leiris et Masson pour le détail de la mise en page de leurs œuvres communes245 etc. François Chapon rappelle d’ailleurs l’importance que l’avant-garde littéraire attachait à la disposition spatiale des poèmes :

Kahnweiler maintient la balance entre la volonté des peintres et celles des poètes. L’imprimerie Birault est celle de l’avant-garde – Apollinaire, Reverdy, Soupault – pour qui la

240 Françoise Levaillant, « Le prétexte du livre, André Masson graveur et lithographe », dans André Masson,

livres illustrés de gravures originales, op. cit., p. [5].

241 Une seule édition fait exception à cette règle, L’Anus solaire de Bataille et de Masson, qui n’est signée que par l’auteur. Masson avait en effet quitté la galerie Simon quand l’ouvrage parut : annexe 1 p. 971.

242 Annexe 1 p. 834-36.

243 Ce qui peut apparaître, au premier abord, comme paradoxal pour les interventions de Picasso. L’artiste avait certes sa propre conception de « l’illustration » mais il portait une grande attention à la présentation des ouvrages auxquels il participait.

244 Annexe 1 p. 888-89.

245 Françoise Levaillant, « Le prétexte du livre, André Masson graveur et lithographe », dans André Masson,

disposition formelle du poème doit frapper le regard avant même qu’il se livre à la lecture, le faisant participer par une saisie immédiate à l’architecture du texte246.

L’option prise de ne joindre aucune légende aux gravures s’inscrit dans l’air du temps, à un moment où il s’agissait de souligner le caractère interprétatif de l’imagerie des livres. Cette option choqua cependant certains « lecteurs » pour les gravures difficilement « lisibles » de Picasso notamment. On peut penser que l’artiste et/ou Kahnweiler maintinrent cette absence de légende dans ce cas pour insister sur la libre interprétation de ces illustrations247. L’absence générale de ces « sous-titres » participe aussi à la présentation épurée des ouvrages qui ne comportent donc, en règle générale, qu’un texte et des images, sans ornements ni « explications ». On peut également considérer que l’absence de pagination des volumes, un oubli accidentel pour L’Enchanteur…248 reconduit ensuite pour toutes les éditions ultérieures249, participe du même esprit.