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Kahnweiler et Lucie furent donc accueillis à Berne par Hermann Rupf. En ami fidèle, Rupf lui fit même un prêt et Kahnweiler s’efforça de reprendre une activité de négoce, bien que son stock de tableaux fût resté en place à Paris. N’ayant pas cru à l’imminence de la guerre, Kahnweiler s’était en effet refusé à déménager ses toiles en province, comme l’avaient fait nombre de galeristes, ou à les expédier aux États-Unis, comme le lui avaient recommandé ses correspondants de la Washington Square Gallery. En tant que propriétés d’un citoyen allemand, sa galerie de la rue Vignon, son stock et même ses biens propres étaient maintenant sous séquestre. Ne pouvant accéder à ses réserves ni quitter la Suisse, Kahnweiler n’avait, évidemment, que des possibilités réduites d’exercer son commerce, d’autant plus qu’hormis son ami Rupf, il n’y avait dans ce pays qu’un nombre limité d’amateurs d’art moderne.

Kahnweiler essayait, autant que possible, d’avoir des nouvelles de « ses » peintres et de ses connaissances parisiennes. Braque fut gravement blessé83 à Carency en avril 1915. Vlaminck, exempté de service actif puisqu’il avait quatre enfants, était employé dans une usine de munitions. Derain était artilleur. Il sortit miraculeusement indemne de presque trois années passées au front mais ne sera démobilisé qu’en 1919. Léger devint brancardier après avoir été

81 Daniel Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis Crémieux : mes galeries et mes peintres, op. cit., p. 62.

82 Pierre Assouline, op. cit., p. 159.

83 Parmi les artistes blessés pendant la Grande Guerre, on peut citer Othon Friesz, La Fresnaye, Fautrier, Gromaire, Masson ou La Patellière.

dans le Génie. Il fut gazé à Verdun. Apollinaire, engagé volontaire puis versé dans l’infanterie pour devenir officier, fut blessé à la tempe en mars 1916. En convalescence à Paris, il reprit très vite ses activités littéraires et, auréolé par son statut de soldat blessé, il devint une figure marquante du monde culturel parisien. Max Jacob, réformé, travaillait dans un bureau à Montmartre. Les espagnols de Paris, comme Picasso, Gris ou Manolo, étaient évidemment épargnés dans cette tourmente et furent les seuls qui purent continuer leurs activités artistiques. Kahnweiler prit aussi, bien sûr, des nouvelles de sa famille en Allemagne, où son petit frère, Gustave, avait été mobilisé dans l’artillerie montée.

Très vite, Kahnweiler se soucia pour ses peintres, qui n’avaient plus de revenus, et, évidemment, pour son commerce. En son absence, et ses biens ayant été mis sous séquestre, son fonds de commerce attirait nécessairement les convoitises, en particulier de la part de jeunes marchands souhaitant s’installer ou développer leurs activités. Ce fut le cas de Paul Guillaume, conseillé par Apollinaire. Derain, par exemple, alors qu’il était au front, s’engagea auprès de ce nouveau marchand pour la durée du conflit. Léonce Rosenberg, l’un des fils du galeriste Alexandre Rosenberg84, souhaita lui aussi développer son activité en art contemporain. Juan Gris se tourna vers lui, en accord d’ailleurs avec Kahnweiler. Léonce Rosenberg se trouva donc bientôt acheteur de tableaux auprès de Picasso, de Braque, de Léger…Kahnweiler n’avait pas beaucoup d’estime pour ce marchand mais il lui sut gré d’avoir fait vivre ses peintres lors de cette période difficile.

À Berne, et souvent par l’intermédiaire de Rupf, Kahnweiler rencontra nombre d’« immigrés », comme les peintres Paul Klee – citoyen allemand né à Berne – ou Hans Arp – citoyen « allemand » né à Strasbourg – ou comme le poète Yvan Goll – lui aussi citoyen « allemand » né à Saint-Dié –. Il fit également la connaissance du jeune poète roumain Tristan Tzara à Zurich. C’est dans cette ville que Tzara, Arp et leurs amis lancèrent début 1916 « Dada ». Kahnweiler resta distant vis-à-vis du groupe mais attentif à son influence en peinture. Kahnweiler mit également à profit ces temps d’inactivité forcée pour réfléchir aux évolutions artistiques qu’il avait vécues ces dernières années. Il rédigea son premier ouvrage de critique d’art, Der weg zum kubismus85, qui ne sera publié, dans son intégralité, qu’en 1920 et

84 Alexandre Rosenberg exposait les impressionnistes et les postimpressionnistes. Ses fils, Léonce et Paul Rosenberg, tinrent chacun une galerie et s’ouvrirent à l’art contemporain, Léonce en premier lieu, puis Paul Rosenberg, lequel devint, pendant l’entre-deux-guerres, le marchand de la plupart des ex-peintres de Kahnweiler et notamment de Picasso.

85 Daniel Henry Kahnweiler, Der Weg zum Kubismus: mit 47 Zinkatzungen und 6 Gravüren, München, Delphin Verlag, 1920, 55 p.

traduit en français bien plus tard, en 1961, comme partie des Confessions esthétiques86. Ce texte

retrace l’histoire de la naissance du cubisme, dont Kahnweiler fut le témoin quasi journalier. Il avait pu notamment voir les états successifs de chacun des tableaux-charnières de ce mouvement et partager les hésitations et les avancées de ses peintres. Mais cet essai n’est pas qu’un historique. Il traduit également la conception de l’art et du cubisme de Kahnweiler, conception imprégnée de ses lectures à la bibliothèque de Berne, celles d’Emmanuel Kant, d’Arthur Schopenhauer, de Georg Simmel ou d’Aloïs Riegl. Pour expliciter, par exemple, le passage du cubisme analytique au cubisme synthétique, Kahnweiler invoque Kant :

Au lieu d’une description analytique, le peintre peut aussi, s’il le préfère, réaliser de cette manière une synthèse de l’objet, c’est-à-dire, selon Kant : « Ajouter les unes aux autres les différentes représentations de celui-ci et saisir leur multiplicité en une connaissance »87.

Si le « kantisme » de l’œuvre de Picasso a pu être discuté88, le « critique d’art » Kahnweiler se reconnut lui-même, plus tard, comme néo-kantien et certains critiques le considèrent même comme plus kantien qu’Emmanuel Kant lui-même :

Kahnweiler serait-il alors plus kantien que Kant lui-même ? Moraliste, acharné à traquer l’erreur hédoniste où se sont fourvoyés selon lui l’histoire et la philosophie de l’art89.

Mais au-delà de ses réflexions et de ses travaux d’écriture, Kahnweiler « rongeait son frein » à Berne. Il avait lu dans la presse les échos de l’esclandre de Parade, réunissant Jean Cocteau, Erik Satie, Picasso, les Ballets russes…Le marché de l’art avait également repris à Paris, malgré la situation, du fait des achats, sans grandes nuances, des Américains et des enrichis par la guerre. La galerie Bernheim-Jeune et Léonce Rosenberg reprenaient leurs affaires. La nouvelle de l’armistice le réjouit évidemment mais il apprit bientôt le décès de Guillaume Apollinaire, puis celui de son ami et correspondant fidèle à Paris, Eugène Reignier, tous deux emportés par la grippe espagnole.

Kahnweiler avait maintenant hâte de revenir à Paris, de retrouver « ses » peintres et de se battre pour récupérer son stock. Les nouvelles en provenance de Paris étaient en effet alarmantes : Picasso exposait avec Matisse chez Paul Guillaume ! Mais il lui fallait attendre la signature d’un traité de paix…De Berne, Kahnweiler essaya de réactiver ses accords contractuels avec Gris, mais dut y renoncer – momentanément du moins – du fait des

86 Daniel Henry Kahnweiler, Confessions esthétiques, Paris, Gallimard, 1963, 144 p.

87 Der Weg zum Kubismus, traduit et intégré dans les Confessions esthétiques : Daniel Henry Kahnweiler,

Confessions esthétiques, op. cit., p. 34.

88 Florence de Mèredieu, Kant et Picasso : « le bordel philosophique », Nîmes, J. Chambon, 2000, 263 p.

engagements que le peintre avait pris auprès de Léonce Rosenberg. Il entreprit une démarche identique auprès de Braque, qui traitait avec le même Léonce Rosenberg ainsi qu’avec Paul Guillaume, mais Braque était également engagé jusqu’en 1920. Derain et Léger ne purent également se libérer, pour l’essentiel, des engagements pris. Quant à Picasso, les orientations esthétiques de ses travaux avaient largement évolué depuis 1914. Il n’exposait plus aucune toile ou dessin cubiste90. Et l’artiste pouvait visiblement se passer de ses services, traitant avec plusieurs marchands, dont Paul Rosenberg qui se plaçait maintenant sur le même marché que son frère Léonce. À ce stade donc, seul Vlaminck91 fut en mesure d’assurer à Kahnweiler le négoce d’une part de sa production.

À l’occasion de ces échanges, Kahnweiler découvrit également les dissensions qui existaient maintenant entre « ses » peintres. Derain, conforté dans ses orientations classicistes, critiquait le cubisme – passé ou encore pratiqué – et le travail de Braque en particulier. Braque critiquait tout à la fois le travail actuel de Picasso – « un retour à Ingres » – et celui de Gris. Quant à Picasso, il dénigrait la peinture d’à peu près tous ses confrères. La « reprise en mains » par Kahnweiler de son équipe ne s’annonçait donc pas des plus simples.

Kahnweiler se prépara également au combat à livrer pour récupérer ses biens. Il réussit, dans ce but, à convaincre, depuis Berne, les quatre anciens combattants du groupe, Braque, Léger, Derain et Vlaminck, d’appuyer ses futures démarches. Ayant ainsi préparé au mieux son retour, Kahnweiler et son épouse Lucie quittèrent Berne pour Paris le 22 février 1920.