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Le cycle « Apollinaire/Picasso » : l’homologie de structure

Les modes d’illustration de L’Enchanteur pourrissant d’Apollinaire et de Derain (illustrations 1-6 et 1-7) relèvent de l’interprétation du texte – les images rappellent l’atmosphère envoutante du récit – et de l’homologie de structure, que François Chapon évoque, pour cet ouvrage, sous le terme d’un accord de rythme :

Seule la coexistence de deux tempéraments proches, et mieux le voisinage de deux rythmes, l’un fait de mots, l’autre d’éléments plastiques, est justifiée comme un accord de deux réalités d’où pourrait naître d’ailleurs une tierce réalité qui résulterait de leur fusion. Le premier livre édité par Kahnweiler, L’Enchanteur pourrissant, est exemplaire de cette consonance200.

Pour Les Œuvres burlesques…de Max Jacob, en revanche, le même Derain privilégia l’interprétation (illustrations 1-11 à 1-13).

Les illustrations de Picasso pour Saint Matorel et pour Le Siège de Jérusalem sont, avant tout, en accord de structure avec les récits de Max Jacob. Il s’agit de gravures « cubistes » accompagnant, selon nombre de critiques, des textes « cubistes »201. L’imagerie du Siège de

Jérusalem ne cherche d’ailleurs en rien à rendre l’atmosphère de l’œuvre. Le seul mode utilisé

dans ce cas-limite est l’homologie de structure. Une part, très succincte, d’interprétation

200 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 99.

s’observe en revanche pour Saint Matorel, comme dans le cas de la gravure représentant « Mademoiselle Léonie » (illustration 1-9).

Le « cycle Max Jacob » : l’interprétation

L’interprétation domine dans la plupart des éditions du « cycle Max Jacob ». Ce mode est d’ailleurs le seul pratiqué pour quelques-uns de ces ouvrages comme Le Nez de Cléopâtre de Max Jacob et de Derain, Le Guignol horizontal de Hertz et de Togorès, deux des cinq éditions illustrées par Juan Gris, Le Casseur d’assiettes et Mouchoir de nuages, ou encore Brigitte… de Jouhandeau et de Marie Laurencin.

Les éditions ornées de natures mortes cubistes dites « cristallisées »202, c’est-à-dire trois ouvrages illustrés par Juan Gris203 ainsi que Le Piège de Méduse de Satie et de Braque, relèvent également de l’interprétation mais avec une composante de « décoration par défaut ». Nous explicitons ce propos sur l’exemple du Piège de Méduse204. Braque accompagna le texte – et les partitions – de son ami par trois natures mortes « à la guitare » (illustrations 1-34 et 1-35). Ces illustrations rejoignent donc le thème musical de l’œuvre. Mais ce lien est bien lointain et il est difficile de parler, pour ces images très « classiques », d’une interprétation de la comédie loufoque de Satie. Il n’est pas question, a fortiori, d’homologie de structure avec le texte fantasque du Piège de Méduse. Dès lors, il nous faut ranger « par défaut » ces « exquises constructions de Braque »205 dans le registre de la décoration, pour une part au moins des modes d’illustration mis en œuvre.

Le cas de Lunes en papier est assez proche206. Les bois de Léger relèvent indéniablement de l’« écriture picturale » (illustrations 1-23 et 1-25). L’homologie de leur structure avec celle du texte du jeune Malraux est cependant discutable. Leur niveau d’interprétation du récit est également limité – quelques lunes apparaissent ici ou là dans les structures géométriques de Léger –. Une composante de « décoration par défaut » a donc été également attribuée à cette édition. La même conclusion a été tirée de l’analyse du texte et des images de La Couronne de

Vulcain de Max Jacob et de Suzanne Roger (illustration 1-50) et de Cœur de chêne de Reverdy

et de Manolo (illustrations 1-37 et 1-38). Ce dernier ouvrage constitue d’ailleurs l’exemple-type, au sein des éditions de Kahnweiler, de ces éditions « décorées par défaut ». Selon

202 Selon le commentaire effectué précédemment lors de l’analyse des factures d’illustration.

203 Il s’agit de Ne coupez pas…, de Denise et de A Book…

204 Annexe 1 p. 883-84.

205 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 110.

l’analyse effectuée en annexe 1207, en effet, il n’y a de rapport ni de sens ni, en tout cas, de structure entre les images de Manolo et les poèmes de Reverdy.

Cette notion de « décoration par défaut », liée au questionnement sur le sens à donner à ces interventions d’un Juan Gris, d’un Braque, d’un Léger etc. fait écho aux réflexions de Robert Klein sur l’art moderne :

[…] tous ceux qui reprochent aux modernes leur subjectivisme les condamnent du même coup à être mal compris : leur art n’enferme pas de sens, donc on en fera ce qu’on voudra – il deviendra « décor »208.

Les illustrations de Vlaminck pour Voyages et pour Communications font exception, dans les éditions de Kahnweiler, en étant, pour partie, narratives, à l’encontre des « canons » de l’époque. La personnalité robuste du peintre lui permettait, visiblement, de s’affranchir de toute mode ou de toute injonction tacite quant à ses travaux. Vlaminck alla même jusqu’à sous-titrer l’un de ses bois (illustration 1-27)209. Il n’est pas exclu d’ailleurs qu’il s’agisse d’une fanfaronnerie de l’artiste quand on sait que même les gravures cubistes de Picasso ou de Laurens, indéchiffrables par le lecteur non initié, n’étaient pas légendées210.

Un seul ouvrage du « cycle Max Jacob », enfin, se distingue par la mise en œuvre d’une part d’homologie de structure, Les Pélican de Radiguet et de Laurens.

Le « cycle Masson » : l’homologie de structure, à nouveau

Les éditions du « cycle Masson » relèvent pratiquement toutes, en premier lieu, d’un rapport d’homologie de structure entre images et texte. Pour les ouvrages illustrés par Masson lui-même, plusieurs critiques, que nous avons déjà cité, parlent ainsi d’équivalence sémiotique. Leiris et Masson eux-mêmes utilisaient d’ailleurs le terme de « gloses pictographiques » pour l’imagerie du Glossaire211. Nous nous intéresserons donc plutôt aux exceptions.

Une premier cas s’écartant de l’homologie de structure en tant que mode principal émane de Masson lui-même. Il s’agit de Soleils bas212. Limbour avait proposé à Kahnweiler ce recueil de poèmes lyriques plus proches dans leur manière de l’œuvre d’Apollinaire que des exercices « surréalistes » auxquels le poète se livrait au même moment. L’ouvrage fut néanmoins

207 Annexe 1 p. 889-90.

208 Robert Klein, La forme et l’intelligible : écrits sur la Renaissance et l’art moderne, articles et essais réunis et présentés par André Chastel, Paris, Gallimard, 1983, p. 422.

209 Annexe 1 p. 872-74.

210 Voir par exemple à ce sujet pour Le Siège de Jérusalem : annexe 1 p. 857-59.

211 Annexe 1 p. 982-83.

« labellisé » par André Breton qui venait, il est vrai, d’adouber le poète au sein du groupe. Masson joignit au recueil de Limbour quatre eaux-fortes (illustrations 1-51, 1-52 et 1-53) reproduisant les motifs dominants de ses travaux à cette période, oiseaux morts, couteaux, têtes isolées. Leur articulation avec les poèmes de Soleils bas n’est pas évidente, bien que ces derniers traitent de la mort. Cette première intervention de Masson pour les éditions de Kahnweiler, tout en relevant bien de l’interprétation et de l’homologie de structure, ne présente donc pas la même homogénéité images-texte que Simulacre.

Deux autres exceptions à la primauté de l’homologie au sein de ce cycle sont les ouvrages illustrés par Lascaux, Tric trac du ciel d’Artaud et A Village… de Gertrude Stein. L’interprétation du texte domine dans les deux cas, bien que l’on puisse identifier une part d’homologie de structure dans le cas de A Village…

La question du ou des modes d’illustration pratiqués par Roux pour Entwurf einer

Landschaft d’Einstein est délicate. Dans une interprétation donnée de cette édition213, en effet, le jeune peintre pourrait avoir bâclé sa prestation dans le cadre de conflits de personne au sein de la rédaction de la revue Documents. Il est donc préférable de laisser le sujet en suspens.

Modes d’illustration et factures d’image

Nous ne ferons qu’un seul commentaire sur l’articulation entre les factures d’illustration pratiqués et les modes d’illustration observés. La mise en œuvre par un artiste d’une « écriture picturale » apparaît ainsi comme une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que le rapport images-texte de l’ouvrage qu’il illustre relève de l’homologie de structure.

On remarquera, par exemple, que trois éditions mettant en œuvre une facture d’image catégorisée « écriture picturale », les interventions de Léger pour Lunes en papier, de Masson pour Soleils bas et de Laurens pour Les Pélican (tableau 4), ne relèvent pas ou que très partiellement de l’homologie de structure en termes de rapport images-texte (tableau 5).

La pratique d’une « écriture picturale », qui caractérise sans doute l’avant-garde artistique de l’entre-deux-guerres, offrait ainsi la possibilité aux artistes concernés de s’accorder avec la structure du texte qu’ils illustraient. Encore fallait-il que ce texte ait les « propriétés » voulues, et qu’eux-mêmes aient les dispositions adéquates. Nous explorerons ces conditions en quatrième partie.

Le dialogue entre peintres et poètes au sein des éditions de