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Tant Peyré que Chapon222 se sont donc prononcés sur leur perception des éditions de Kahnweiler en tant que « livres de dialogue ». Après avoir mis en avant le caractère exceptionnel en la matière des publications du marchand, l’un et l’autre historiens du livre

217 Pour François Chapon, ibid., p. 99 et pour Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre,

1874-2000, op. cit., p. 30.

218 Ibid., p. 33.

219 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 106.

220 Cf. Jean-Marc Leveratto, La mesure de l'art : sociologie de la qualité artistique, Paris, la Dispute, 2000, 413 p.

221 En tant que, le cas échéant, un paradigme des « livres de dialogue ».

prennent soin de préciser, chacun à leur manière, le niveau inégal de dialogue observé au sein de ces ouvrages : « au titre de cet accord, les éditions de Kahnweiler proposent le plus souvent des réussites » 223 ou « même les mieux doués [des éditeurs] n’ont pas encouragé que des complicités essentielles, loin de là »224.

Peyré ne retient ainsi dans son anthologie que 9 des 28 éditions du marchand antérieures à 1939 et une seule de celles postérieures à 1945. Quant à Chapon, s’il incorpore toutes les éditions de Kahnweiler de 1909 à 1939 dans son répertoire des « grands illustrés modernes »225, il les différencie également, dans ses commentaires, en termes de « consonance » entre les images et le texte.

Les appréciations portées par Peyré et par Chapon sur le niveau de dialogue qu’ils observent pour chacune des éditions de Kahnweiler sont reprises en annexe 1226. Pour faciliter leur exploitation et la présentation des résultats de ce travail d’analyse, ces appréciations ont été « synthétisées » sous la forme d’un « score de niveau de dialogue » de 0 à 10. Un score de 10 est attribué aux ouvrages-phares en la matière. Les éditions considérées au contraire comme les plus pauvres en dialogue sont affectées d’un score de 2227. Le tableau 6 ci-après reprend, ouvrage par ouvrage, ces « scores » selon Chapon, selon Peyré, et moyennés, ainsi que les pages pertinentes de l’annexe 1. La mention « exclu » a trait à des livres à propos desquels les deux historiens ne se sont pas prononcés228 ainsi qu’à l’ouvrage de Vlaminck, Communications.

Les 22 éditions du marchand ayant fait l’objet d’une évaluation se partagent à égalité en 11 ouvrages de score supérieur à 5 et 11 de score inférieur. Il est également possible de scinder ces mêmes publications en trois grands groupes en termes de niveaux de dialogue : les grandes réussites, les ouvrages jugés de consonance limitée et les cas intermédiaires.

Les deux spécialistes du livre convergent largement pour désigner L’Enchanteur

pourrissant, Saint Matorel, Les Œuvres burlesques…, Simulacre, C’est les bottes… et L’Anus

223 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 106.

224 Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, op. cit., p. 6.

225 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 283-286.

226 Elles sont également confrontées, le cas échéant, aux évaluations ponctuelles émises par d’autres critiques.

227 Et non 0 car les deux critiques attribuent à l’ensemble des éditions de Kahnweiler, par comparaison à l’œuvre d’autres éditeurs, une sorte de valeur minimum positive.

228 Peyré et Chapon ne commentent ni Brigitte… de Jouhandeau et de Marie Laurencin, ni Le Glossaire…, ni aucune des éditions du marchand en langue étrangère.

solaire comme des archétypes de « livres de dialogue », avec sans doute une mention spéciale

pour l’ouvrage d’Apollinaire et de Derain et celui de Leiris et de Masson.

Tableau 6 Une évaluation de la « qualité de dialogue »

No Titre Auteur Illustrateur Année Score Chapon Score Peyré Score dialogue Réf. Annexe 1 1 L’Enchanteur pourrissant Apollinaire Derain 1909 10 10 10 p. 828-36

2 Saint Matorel Max Jacob Picasso 1911 6 10 8 p. 841-50

3 Les Œuvres burlesques… Max Jacob Derain 1912 8 8 8 p. 851-53

4 Le Siège de Jérusalem Max Jacob Picasso 1914 4 8 6 p. 854-60

5 Voyages Vanderpyl Vlaminck 1920 4 2 3 p. 860-63

6 Ne coupez pas… Max Jacob Gris 1921 5 2 4 p. 863-67

7 Lunes en papier Malraux Léger 1921 2 9 6 p. 867-72

8 Communications Vlaminck Vlaminck 1921 exclu exclu exclu p. 872-74

9 Les Pélican Radiguet Laurens 1921 9 2 6 p. 874-79

10 Le Piège de Méduse Satie Braque 1921 4 2 3 p. 880-84

11 Cœur de chêne Reverdy Manolo 1921 2 2 2 p. 884-90

12 Le Nez de Cléopâtre Gabory Derain 1922 2 2 2 p. 890-94

13 Le Guignol horizontal Hertz Togorès 1923 2 2 2 p. 894-97

14 Tric trac du ciel Artaud Lascaux 1923 2 2 2 p. 897-902

15 La Couronne de Vulcain Max Jacob Roger 1923 2 2 2 p. 902-04

16 Soleils bas Limbour Masson 1924 7 7 7 p. 904-09

17 Le Casseur d’assiettes Salacrou Gris 1924 2 2 2 p. 909-12

18 Simulacre Leiris Masson 1925 10 10 10 p. 912-18

19 Mouchoir de nuages Tzara Gris 1925 6 2 4 p. 918-24

20 Brigitte… Jouhandeau Laurencin 1925 exclu exclu exclu p. 924-29

21 Denise Radiguet Gris 1926 2 2 2 p. 929-34

22 C’est les bottes… Desnos Masson 1926 9 9 9 p. 934-41

23 A Book Concluding… Stein Gris 1926 exclu exclu exclu p. 941-45

24 Ximénès Malinjoude Jouhandeau Masson 1927 9 2 6 p. 946-51

25 A Village… Stein Lascaux 1928 exclu exclu exclu p. 951-52

26 Entwurf einer Landschaft Einstein Roux 1930 exclu exclu exclu p. 952-61

27 L’Anus solaire Bataille Masson 1931 10 9 10 p. 961-71

28 Glossaire… Leiris Masson 1939 exclu exclu exclu p. 971-84

Peyré et Chapon s’accordent également sur le niveau limité de consonance images-texte de neuf des éditions du marchand : Voyages, Le Piège de Méduse, Cœur de chêne, Le Nez de

Cléopâtre, Le Guignol horizontal, Tric trac du ciel, La Couronne de Vulcain, Le Casseur d’assiettes et Denise.

Les mêmes historiens émettent enfin des avis intermédiaires, quelquefois divergents d’ailleurs, pour sept autres ouvrages : Le Siège de Jérusalem, Ne coupez pas…, Lunes en papier,

Les Pélican, Soleils bas, Mouchoir de nuages et Ximénès Malinjoude.

Il peut être intéressant de commenter rapidement les cas de divergences significatives d’opinion entre Peyré et Chapon. Le Siège de Jérusalem, par exemple, est perçu par Chapon, et par nombre de critiques d’ailleurs, comme un ouvrage où les « illustrations » de Picasso – quelles que soient leurs qualités esthétiques – ont un rapport trop ténu avec le récit de Max

Jacob pour être en plein accord avec celui-ci. Peyré évalue le même livre presqu’à l’égal, en niveau de dialogue, de Saint Matorel229. Chapon fait le constat d’une « rupture de rythme parallèle » pour Lunes en papier, attribuée à l’écart de maturité entre le jeune Malraux et Léger, tandis que Peyré considère l’ouvrage comme un exemple de dialogue réussi230. Pour Les

Pélican de Radiguet et de Laurens231 et Ximénès Malinjoude de Jouhandeau et de Masson232, c’est au contraire Chapon qui perçoit un haut niveau de consonance entre les illustrations et le texte, tandis que Peyré ne retient aucun des deux livres dans son anthologie. Diverses hypothèses ont été proposées en annexe 1 pour expliquer ces écarts d’appréciation.

On peut noter que les cycles « Apollinaire/Picasso » et « Masson » ont donné lieu aux meilleures réussites de « dialogue », comme L’Enchanteur pourrissant ou Simulacre. En revanche, la plupart des ouvrages jugés de consonance images-texte limitée ont été produits au cours du « cycle Max Jacob » et seuls deux livres de ce cycle font en partie exception à cette observation, Lunes en papier de Malraux et de Léger et Les Pélican de Radiguet et de Laurens.

« Livres de dialogue » et modes d’illustration

Nous rapprochons dans ce paragraphe des éléments de nature différente, bien que tous deux relatifs au rapport images-texte. L’appréciation du niveau de dialogue peintre-poète d’un ouvrage relève en effet, comme nous l’avons rappelé, d’un jugement de valeur subjectif. Les modes d’illustration pratiqués se veulent au contraire être des constats objectifs233.

Le tableau 7 ci-après regroupe, pour chaque édition du corpus, les modes d’illustration observés (tableau 5) et le score de dialogue attribué (tableau 6).

Il s’avère tout d’abord qu’il existe, au sein du corpus Kahnweiler, deux types d’ouvrages de haut niveau de dialogue, ceux basés sur un mode principal d’illustration de type « interprétation », comme L’Enchanteur pourrissant, Les Œuvres burlesques… et quelques autres, et ceux relevant en premier lieu de l’homologie de structure, comme les titres illustrés par Picasso et par Masson. Dans une hypothèse que nous discuterons en quatrième partie, le dialogue peintre-poète par l’interprétation pourrait caractériser entre autres les ouvrages de l’avant-garde artistique « antérieure » au cubisme (ici le Derain d’avant 1914). Le dialogue par

229 Annexe 1 p. 857-59.

230 Annexe 1 p. 870-72.

231 Annexe 1 p. 878-79.

232 Annexe 1 p. 949-50.

233 Cette affirmation pourrait faire l’objet de développements complémentaires. L’observation sur un ouvrage d’une homologie de structure images-texte peut en effet, mais dans certaines limites, être considérée comme subjective.

l’homologie caractériserait au contraire l’œuvre des avant-gardes cubistes puis surréalistes (ici Picasso, Laurens et Masson).