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A contrario de la gravure sur bois et de la taille douce, utilisées de manière

« caractérisée » dans les éditions de Kahnweiler, la lithographie apparaît comme un procédé de gravure polyvalent, convenant tant aux artistes de la galerie débutant dans leurs métiers de graveur ou d’illustrateur qu’à des peintres chevronnés comme Juan Gris, Marie Laurencin ou même Masson qui en apprécièrent, chacun à sa manière, la spontanéité d’expression. Nous ferons donc quelques commentaires sur les diverses pratiques de ce procédé dans les éditions du marchand.

Les lithographies de Togorès, de S. Roger et de Roux : un mode d’expression de « débutants »

Le peintre espagnol Togorès n’était certainement pas un « débutant » quand il intégra la galerie Simon. Il n’avait cependant pratiqué ni la gravure ni l’illustration151 et ce fut son compatriote Juan Gris qui l’initia à la lithographie. Son intervention pour accompagner Le

Guignol horizontal d’Henri Hertz152 apparaît donc comme une double « première » (illustrations 1-42 à 1-44).

Lorsque Kahnweiler confia à la très jeune Suzanne Roger l’illustration de La Couronne

de Vulcain, un « conte breton » de Max Jacob, il lui demandait un exercice délicat153. Elle n’avait en effet jamais pratiqué l’illustration et sans doute pas ou peu la gravure. Il lui était demandé, de plus, d’accompagner un texte d’une figure de la poésie française, plus âgée qu’elle d’une génération. Suzanne Roger fit le choix, logique, de la lithographie et produisit trois

150 François Chapon, Le peintre et le livre : l'âge d'or du livre illustré en France, 1870-1970, op. cit., p. 116.

151 Togorès, du réalisme magique au surréalisme, exposition, Châteauroux, op. cit., p. 248.

152 Annexe 1 p. 896-97.

images en couleurs (illustration 1-50) traduisant, dans son univers poétique propre, l’atmosphère fantastique du récit du poète.

Roux n’avait que 25 ans quand il s’attela aux illustrations des poèmes de Carl Einstein (Entwurf einer Landschaft, 1930)154. Le jeune peintre n’était cependant pas, à proprement parler, un « débutant » en la matière. Il avait par exemple déjà réalisé des travaux « alimentaires » d’illustration pour le tandem éditorial Pascal Pia - René Bonnel spécialisé en littérature érotique clandestine155. Roux fit aussi le choix de la lithographie pour les illustrations de Entwurf einer Landschaft, une option bien adaptée à ses esquisses enlevées (illustrations 1-79 et 1-80), voire « bâclées » selon l’interprétation que l’on souhaite faire de ses travaux dans l’ambiance particulière régnant à l’époque au sein de la rédaction de la revue Documents156.

Le procédé de gravure privilégié de Juan Gris

Juan Gris utilisa la lithographie pour tous ses travaux d’illustration chez Kahnweiler à une exception près, ses prestations en 1925 pour Mouchoir de nuages de Tzara, pour laquelle il fit le choix de l’eau-forte. Kahnweiler regretta d’ailleurs que Gris n’ait pas, plus tôt, pratiqué cette technique :

On ne peut que regretter que Gris n’ait débuté que peu de temps avant sa mort dans la gravure à l’eau-forte dans laquelle il aurait excellé157.

Gris a peut-être privilégié la lithographie en souhaitant produire, pour ses travaux d’illustration, une imagerie en couleurs, ce que permettait facilement cette technique de gravure. Ne coupez pas Mademoiselle ou les erreurs des P.T.T.158, ce conte de Max Jacob paru début 1921, est ainsi la première édition de Kahnweiler comportant des illustrations colorées (illustrations 1-20 à 1-22). Bien entendu, ces effets de coloration restent retenus – selon les canons d’austérité des éditions du marchand – puisqu’il s’agit de l’utilisation d’une teinte unique et pâle, bleu, verte ou bistre, propre à chacun des hors-texte. Il en est de même pour les illustrations de Denise159 (illustrations 1-65 et 1-67), cette nouvelle de Radiguet éditée en 1926, et pour celles de A Book Concluding… de Gertrude Stein160 (illustrations 1-70 à 1-72). Trois des quatre éditions illustrées de lithographies par Juan Gris sont donc colorées, ce qui tendrait

154 Annexe 1 p. 958-59.

155 Roux illustra ainsi Les Exploits d’un jeune Don Juan d’Apollinaire et Mademoiselle de Lustelle et ses

amies de Pierre Mac Orlan.

156 Annexe 1 p. 958-961.

157 Daniel Henry Kahnweiler, Juan Gris, sa vie, son œuvre, ses écrits, op. cit., p. 271.

158 Annexe 1 p. 866-67.

159 Annexe 1 p. 933.

à étayer ce motif de préférence de l’artiste en matière de procédé de gravure. Il reste cependant l’exception du Casseur d’assiettes161 du jeune Salacrou que Gris illustra de lithographies en noir (illustrations 1-54 à 1-56).

Cette éventuelle préférence de Juan Gris pour la lithographie du fait de la couleur reste cependant incertaine. Il est possible aussi que la facilité, relative bien sûr, d’exécution d’images avec ce procédé soit à l’origine de cette prédilection. Tout au long de ces années, Gris était en effet malade avec des crises répétitives. Il n’eut sans doute pas toujours la disponibilité nécessaire pour graver à l’eau-forte ou par d’autres techniques. La réalisation, par exemple, des illustrations du texte de son amie chère Gertrude Stein fut pour lui un vrai calvaire du fait de ses problèmes de santé162 et l’ouvrage parut quelques mois avant son décès.

La lithographie également pour Marie Laurencin

Quand Kahnweiler sollicita Marie Laurencin pour illustrer Brigitte… de Marcel Jouhandeau163, l’artiste était un peintre en vogue et une illustratrice reconnue. Elle pratiquait essentiellement la lithographie. Elle utilisa donc également ce procédé pour accompagner de quatre hors-texte le récit de Jouhandeau (illustrations 1-63 et 1-64). Curieusement, cependant, ces lithographies pour l’édition de Kahnweiler sont en noir alors que ses travaux étaient généralement en couleurs, des demi-teintes de rose ou de bleu. S’agirait-il d’une concession au jansénisme esthétique du marchand ?

Un usage bien spécifique de la lithographie par Masson

Comme nous l’avons vu, Masson pratiqua essentiellement l’eau-forte pour ses travaux d’illustration. Deux ouvrages de Leiris font exception, Simulacre et Glossaire, j’y serre mes

gloses, pour lesquels l’artiste fit le choix de la lithographie. Il est intéressant de cerner, au moins

pour Simulacre164, les raisons de cette particularité.

L’ouvrage, paru en 1925, suivit l’édition du recueil de poèmes de Limbour, Soleils bas, édité un an plus tôt. Le texte et les illustrations de Simulacre avaient cependant été conçus plus d’un an auparavant, lors d’une période d’intense création commune, rue Blomet, de Masson et de Leiris :

161 Annexe 1 p. 911.

162 Les péripéties de ce travail de Gris sont rapportées par Kahnweiler lui-même : Gertrude Stein

Remembered, [ed. by] Linda Simon, Lincoln [Neb.], University of Nebraska press, 1994, p. 23-24.

163 Annexe 1 p. 924-27.

Ce livre appartient à cette période foisonnante de l’automne-hiver 1923-1924, où l’atelier de la rue Blomet devient un lieu de travail et de vie pour le poète comme pour le peintre. Simulacre est signé des deux noms d’André Masson et de Michel Leiris pour bien montrer que ces poèmes, « conçus dans l’ambiance de cet atelier et imprégnés tant des œuvres que des propos du maître de maison, représentaient moins une série de textes qui ensuite auraient été illustrés, que le résultat d’une quasi-collaboration » 165 166.

Pour concevoir ses « poèmes », Leiris se livra, avant l’heure « surréaliste », à un exercice d’écriture automatique dans l’atelier même de Masson et le peintre, s’inspirant peu ou prou des écrits de son ami, aurait fait de même pour ses dessins. Il s’agirait donc d’une œuvre de création commune et quasi-simultanée. Leiris reconnut cependant plus tard que le processus de conception de Simulacre fut un peu plus classique, comme l’expliquent Lawrence Saphire et Patrick Cramer :

Simulacre eut longtemps la réputation d’avoir été une œuvre « automatique » conjointe du poète et du peintre, symbolisant un idéal surréaliste, avec les pulsions subconscientes partagées de Masson et de Leiris. Alors qu’il y avait incontestablement des points communs entre ces deux amis intimes et que tous deux œuvraient dans la même pièce, Leiris a reconnu que cela se passait souvent de façon plus conventionnelle – il écrivait ses poèmes et Masson exécutait de son côté les lithographies automatiques –. À preuve la coutume de Masson de faire des dessins préparatoires pour ses estampes, dont deux au moins existent pour Simulacre167. Il n’en reste pas moins que les illustrations de Simulacre (illustrations 1-57 à 1-59) ou leurs esquisses ont été créées par Masson en privilégiant la rapidité et la spontanéité d’exécution. Le peintre a donc sans doute fait le choix de la lithographie dans ce contexte.

On peut donc constater que, pour nombre des éditions de Kahnweiler, et en tout cas pour ses grandes réussites, « ses » artistes ont su choisir une technique de gravure adaptée à leurs finalités, à l’instar de Derain pour L’Enchanteur, de Picasso pour Saint Matorel ou de Masson pour Simulacre.