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Comme nous l’avons vu, Kahnweiler avait un moment envisagé d’élargir le périmètre de ses éditions. Il avait dû renoncer à ce dessein du fait de la crise économique. Compte tenu de l’aisance financière de la galerie Louise Leiris à partir des années 1950, le marchand aurait pu reprendre ces projets. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire.

Kahnweiler laissa tout d’abord les artistes de sa galerie libres d’entreprendre des travaux d’illustration pour d’autres éditeurs comme nous venons de le mentionner. Il confia ensuite lui-même ses écrits sur l’art à Gallimard. Cet éditeur fit par exemple paraître en 1946 l’œuvre majeure du marchand, consacrée à Juan Gris299. Kahnweiler ne chercha pas non plus, a fortiori, à éditer les nombreux travaux qui furent publiés, pendant ces années 1945 à 1970, sur « ses » peintres. Lorsque, par exemple, Leiris et Limbour souhaitèrent faire paraître une monographie sur leur ami Masson, ils s’adressèrent, en 1947, aux éditions des Trois Collines à Genève300. La galerie Louise Leiris aurait sans doute pu assurer la publication de cet ouvrage. Si Leiris et Limbour en confièrent l’édition à François Lachenal, l’animateur de ces éditions genevoises, ce fut sans doute en raison de leurs relations avec ce dernier pendant l’Occupation. Pour mémoire, les éditions des Trois Collines jouèrent à cette période un rôle essentiel pour diffuser plus ou moins clandestinement en Suisse les œuvres d’écrivains français. Lachenal, diplomate suisse à Vichy, était en effet en relation avec Vercors, Pierre Seghers, Paul Éluard, Jean Lescure, Jean Paulhan etc. À partir de 1944, il développa une nouvelle collection « Les grands peintres par leurs amis » qui s'ouvrit en décembre avec À Pablo Picasso d’Éluard301, se poursuivit en 1946 par Braque le patron de Paulhan302 puis, en 1947, par cet ouvrage sur André Masson. Tous ces auteurs édités par Lachenal étaient en fait des amis ou des relations de Leiris et de Kahnweiler ou de « ses » peintres. Nombre d’entre eux, comme Éluard ou Lescure, signèrent par exemple les préfaces de catalogues des expositions de la galerie Louise Leiris.

298 Voir le chapitre 3.

299 Daniel Henry Kahnweiler, Juan Gris : sa vie, son œuvre, ses écrits, op. cit., 411 p.

300 Michel Leiris et Georges Limbour, André Masson et son univers, Genève, Paris, Éd. des Trois collines, 1947, 249 p.

301 Paul Éluard, À Pablo Picasso, Genève, Paris, Éd. des trois collines, 1944, 168 p.

Kahnweiler avait donc bien abandonné dès les années 1930 toute idée d’élargir le périmètre de ses publications, voire de créer une maison d’édition à part entière. Le succès de sa galerie après la Libération ne l’amena pas à revenir sur sa décision. Il resta cependant en relation avec le milieu de l’édition d’art, auteurs, artistes et éditeurs, comme Skira, Tériade ou Lachenal, et favorisa le cas échéant les projets en ce domaine de ses artistes ou de ses amis.

Des éditions intégrées à l’activité commerciale de la galerie Louise Leiris

Kahnweiler s’était impliqué dans le domaine de l’édition d’abord par goût pour la littérature et pour la poésie « émergentes ». À partir des années 1930, il perdit peu à peu contact avec le milieu des jeunes poètes ou écrivains, si ce n’est par l’intermédiaire de Leiris ou de Bataille. Il se trouva donc moins motivé pour reprendre après 1945, du moins sur les mêmes bases, ses publications. Le marchand avait également « perdu la main » dans ce domaine. Sa dernière édition d’avant la guerre, le Glossaire… de Leiris et de Masson était la reprise d’un projet antérieur d’au moins dix ans. Vingt années s’étaient donc écoulées entre sa période active d’éditeur et la parution du Verre d’eau de Ponge et de Kermadec.

L’activité débordante déployée par le marchand pour relancer – avec succès – sa galerie à partir de 1945, ses tournées de conférences, les souhaits aussi de Picasso et de Masson quant à leurs travaux d’« illustration » au sein de la galerie, son âge ensuite, contribuèrent également à ce que les éditions de la galerie Louise Leiris se centrent pour l’essentiel sur un accompagnement de l’activité principale de celle-ci, le commerce d’art. Un autre facteur alla dans le même sens. L’activité d’édition de Kahnweiler releva toujours de ses goûts personnels. Lorsqu’il se trouva trop occupé puis trop âgé pour suivre cette activité, ses collaborateurs, Louise Leiris et Maurice Jardot, ne prirent pas ou très peu sa relève en termes de prospection d’auteurs ou de projets de publications. Ils orchestrèrent en revanche la parution des albums de Masson et de Picasso et la mise en œuvre des quelques publications « résiduelles » relevant encore de l’« esprit Kahnweiler ».

Dès 1959, les éditions du marchand évoquaient donc plutôt « un temps révolu » selon l’expression de Peyré. Une exposition commémorative de son œuvre éditoriale, 50 ans d’édition

de D. H. Kahnweiler, fut organisée cette année-là, avec un catalogue303 préfacé par Jean Hugues, libraire et éditeur lui-même de multiples « livres de dialogue ». Nombre de critiques,

parmi lesquels Peyré, considèrent d’ailleurs Hugues, plus encore que Tériade par exemple, comme l’héritier de Kahnweiler en matière d’édition :

Si, parmi tous, quelqu’un fut l’exemple du meilleur, par l’ampleur de son projet, par la quête de l’alliance audacieuse entre peintres et poètes, par la rigueur touchant jusqu’à la matérialité des livres […], Jean Hugues immédiatement se désigne à l’attention […]. Jean Hugues est indéniablement l’héritier de Kahnweiler, le plus fidèle en esprit […]304.

Chapitre 3