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Rappelons tout d’abord que tout marchand d’art est amené à pratiquer une activité d’édition plus ou moins prononcée selon ses ambitions ou ses goûts. Celles-ci concernent par exemple l’impression et la diffusion d’estampes ou la réalisation de catalogues d’expositions ou d’œuvres. Kahnweiler fut donc amené à être éditeur avant même de publier L’Enchanteur

pourrissant comme le rappelle Jean Hugues :

Lorsqu’en novembre de la même année Henry Kahnweiler fait la première exposition Georges Braque – première manifestation du cubisme –, il demande à Apollinaire de préfacer le catalogue ; un an avant la parution de « L’Enchanteur pourrissant », Apollinaire écrivait donc déjà dans la maison de Henry Kahnweiler283.

281 Guillaume Apollinaire, L'enchanteur pourrissant, édition nouvelle illustrée de reproductions des bois gravés pour l'édition originale, par André Derain, Paris, éditions de la Nouvelle Revue française, 1921, 93 p.

282 Daniel Henry Kahnweiler, marchand, éditeur, écrivain, exposition, Centre Georges Pompidou, op. cit., p. 150.

283 Jean Hugues, dans 50 ans d'édition de D. H. Kahnweiler..., exposition, galerie Louise Leiris, 1959, op.

L’édition de textes de poètes illustrés par les artistes de sa galerie est cependant une spécificité de Kahnweiler et nous nous proposons d’examiner l’articulation entre son métier principal de marchand et cette activité « annexe » d’édition.

Sans être une finalité première, l’une des retombées du commerce d’art de Kahnweiler était bien évidemment les résultats financiers. Son activité d’éditeur relèverait-elle d’un tel objectif ? Cela ne semble pas être le cas et, quoi qu’il en soit, ses résultats ne furent pas au rendez-vous, du moins jusqu’en 1939. Du vivant de Kahnweiler, Jean Hugues affirme d’ailleurs clairement que le marchand n’avait pas de visées intéressées – ou directement intéressées – en entreprenant ces publications :

Évidemment le succès de vente n’est pas grand mais ce n’est pas là le but recherché. Aussi le jeune éditeur n’est pas découragé pour préparer ses nouveaux livres284.

Il apparaît dès lors que les motivations de Kahnweiler étaient autres. Nous avons bien sûr mentionné son goût pour la poésie et pour la littérature contemporaine. Mais au-delà de cet intérêt littéraire, des synergies existaient entre son commerce principal et son activité d’éditeur. Kahnweiler a pu tout d’abord user de ses publications pour accompagner sa « politique » de marchand. Un exemple probable de ce type de synergie est l’édition de Voyages de Vanderpyl et de Vlaminck en 1920. Comme nous le développons en annexe285, cet ouvrage peut être qualifié de « bleu horizon ». L’auteur, Vanderpyl, était en effet déjà connu pour son ouvrage de poésie patriotique, Mon chant de guerre, paru en 1917 et l’illustrateur, Vlaminck, pouvait, lui aussi, se qualifier d’ancien combattant. Il est possible dès lors que cette publication, préparée depuis Berne, soit un élément au service de la stratégie du marchand. Kahnweiler prenait en effet à cette époque ses dispositions pour tenter de faire lever les séquestres sur son stock et ses biens. Le marchand a peut-être donc voulu donner des gages au nationalisme ambiant en choisissant d’éditer, en premier lieu, cet ouvrage d’anciens combattants.

Au-delà de tels cas spécifiques, l’activité de marchand d’art de Kahnweiler bénéficia largement de son rôle d’éditeur du fait de l’imbrication des champs littéraire et artistique qui prévalut durant toute la période considérée.

Un recensement effectué sur les auteurs édités par le marchand montre en effet que la plupart d’entre eux – les trois-quarts environ – exerçaient un rôle souvent reconnu de critique

284 Ibid., p. [5].

ou de journaliste d’art. Le fait est évidemment bien connu pour Apollinaire. Max Jacob, un artiste lui-même, intervint ici ou là en tant que critique et disposait d’un réseau étendu dans le milieu artistique. Les interventions sur le cubisme de Reverdy, dans Nord Sud ou dans d’autres supports, ses analyses de l’œuvre de Picasso, de Braque, de Gris, de Gargallo, de Laurens, de Léger, de Matisse, etc. firent date. Vanderpyl, Malraux dès les années 1920, Gabory, Hertz, Limbour, Tzara, etc. ont tous écrit sur l’art. Desnos publia des articles sur les travaux de son ami Georges Malkine, sur ceux de Max Ernst, de Marcel Duchamp, de Francis Picabia, de Paul Klee…Gertrude Stein publiait aux États-Unis et joua presque le rôle de « représentante » du cubisme et de Kahnweiler outre-Atlantique. Carl Einstein faisait métier d’historien de l’art et de critique. Il publia, par exemple, entre 1928 et 1931 une anthologie sur l’art du XXe siècle qui incluait la plupart des artistes ou ex-artistes du marchand. Bataille publia sur les arts primitifs et Leiris fut l’un des premiers à écrire sur l’œuvre de Joan Miró et sur celle d’Alberto Giacometti286. Le fait même de publier ces auteurs-critiques en les faisant accompagner par « ses » artistes était, pour Kahnweiler, un moyen extrêmement efficace d’accompagner son commerce. Il ne s’agissait nullement d’une activité artificielle d’édition montée de toutes pièces à des fins commerciales comme pouvaient le pratiquer certains marchands d’art concurrents qui distribuaient, à des fins publicitaires, des plaquettes illustrées par leurs artistes. En revanche, en éditant des textes de valeur de poètes émergents, Kahnweiler pouvait ensuite compter sur eux, sauf aléas bien sûr, pour soutenir « ses » artistes et les orientations esthétiques de sa galerie.

Cette synergie entre édition et commerce d’art peut également se mesurer à l’aune d’un cas de dissensions entre un auteur-critique, en l’occurrence Apollinaire, et Kahnweiler. Dès lors, en effet, que le poète et le marchand divergèrent sur leurs appréhensions du cubisme et de la peinture en général, le « critique » Apollinaire fut plus enclin à « favoriser » d’autres marchands que Kahnweiler en termes de conseils, d’introduction auprès d’artistes ou de « publicité ». Paul Guillaume, notamment, doit pour beaucoup sa carrière au poète qui lança le jeune marchand avant même que Kahnweiler ne soit dans l’obligation de partir à Berne.

Kahnweiler entreprit ses publications d’abord par goût pour la littérature et pour la poésie. Bien qu’elle ne fût jamais rentable, du moins jusqu’en 1939, cette activité d’édition ne releva cependant pas du mécénat comme ce fut le cas, par exemple, du soutien à la parution de

Documents de son confrère Wildenstein. Kahnweiler n’en avait, en réalité, pas les moyens, ni

avant 1914 ni pendant l’entre-deux-guerres, et il dut interrompre ses publications pendant les

286 Les auteurs édités par Kahnweiler peu impliqués dans la critique d’art, comme Salacrou ou Jouhandeau, sont en réalité l’exception.

années de crise. S’il persévéra dans cette œuvre éditoriale malgré les demi-échecs commerciaux répétés de ses publications, ce fut sans doute aussi en raison des synergies à long terme qu’il y trouva avec son activité principale de marchand d’art.