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La guerre et l’immédiate après-guerre fut évidemment une période de silence critique sur l’œuvre de Kahnweiler. Tout au plus trouve-t-on quelques propos racistes à l’encontre du marchand d’art13.

En 1920, Morin-Jean14 fit paraître l’une des premières études rétrospectives sur la gravure sur bois française. Sans citer explicitement L’Enchanteur pourrissant ou Les Œuvres

burlesques…, le critique fit état des travaux xylographiques de Derain, évoquant notamment la

« vigueur » de l’artiste dans sa manière de graver15. Il s’agit d’un écho, assourdi, à « l’effroi des bibliophiles » lorsqu’ils découvrirent les gravures « nègres » de Derain pour L’Enchanteur notamment16. Mais, une décennie après la parution de l’ouvrage, ignorée alors par la presse, le contexte de sa réception avait changé du tout au tout.

12 On peut noter que ces relents de racisme s’appliquaient également à l’Espagnol Picasso, a contrario du cas de Derain.

13 Par exemple : Marc Henry, « Milieux juifs allemands », dans Le Mercure de France, 16 juin 1916, p. 639 ; ou, au moment des ventes Kahnweiler à Drouot : « Le carnet d’un curieux », dans La Renaissance de l’art

français et des industries de luxe, 4e année, 1921, p. 486.

14 L’archéologue et spécialiste de la xylographie Morin-Jean intervint curieusement assez peu pour l’édition de luxe et illustra essentiellement des ouvrages de la collection Le Livre de demain de Fayard, la série concurrente du Livre moderne illustré étudiée en troisième partie.

15 Morin-Jean, « Essai sur la gravure sur bois originale moderne », dans L’Art et les artistes, nouvelle série, 1920, p. 119.

16 Comme le rapporte Gérard Bertrand dans son ouvrage de 1971 : Gérard Bertrand, L’illustration de la

poésie à l’époque du cubisme : 1909-1914, Derain, Dufy, Picasso, op. cit., p. 25. Nous n’avons pas trouvé, en

Apollinaire, tout d’abord, déjà épargné en 1909 par la critique, se trouvait désormais auréolé d’une gloire posthume. Le peintre Derain, ensuite, tout récemment démobilisé, connaissait un large et vif succès. Les exemplaires invendus de L’Enchanteur pourrissant, mis sous séquestre en 1914 comme tous les biens de Kahnweiler17, partirent donc très vite lors des ventes de Drouot et Gallimard fut en mesure, en 1921, de rééditer18 l’ouvrage en fac simile19.

L’Enchanteur pourrissant fit désormais partie des ouvrages majeurs de la bibliophilie, souvent

cité dans les articles de revue, à l’instar du Bestiaire du même Apollinaire illustré par Dufy20.

Les très nombreuses éditions de Kahnweiler des années 1920 à 1926 ne connurent que des échos immédiats restreints, selon un scénario identique à celui qui prévalut pour ses publications d’avant la guerre.

La NRF ne rendit ainsi compte, pour toute la durée de l’entre-deux-guerres, que de trois éditions du marchand, Lunes en papier de Malraux21, Cœur de chêne de Reverdy22 et Soleils

bas de Limbour23. Les courtes interventions correspondantes, élogieuses, relèvent de l’analyse littéraire et les « illustrateurs » de ces ouvrages, de Léger à Masson, ne sont même pas cités. Bien qu’elle ne comportât pas de rubrique bibliophilique, la NRF commentait pourtant, assez souvent, des éditions illustrées. L’équipe de la revue semble donc avoir considéré Kahnweiler, à juste titre sans doute, comme un éditeur avant tout littéraire. Edmond Jaloux, en revanche, ajouta un commentaire sur l’intervention de Suzanne Roger pour La Couronne de Vulcain dans un article sur l’œuvre poétique de Max Jacob paru dans Les Nouvelles littéraires :

Et je signale, pour finir, un étrange conte breton, savoureux et pittoresque, princièrement édité par la galerie Simon. Il est illustré par Mme Suzanne Roger, qui est une admirable artiste peu connue et dont les œuvres dégagent une impression de mystère et de fièvre tout à fait singulière. C’est un illustrateur fantastique de la plus rare qualité, et je souhaite que les éditeurs utilisent ses dons, très personnels, de visionnaire24.

17 Il restait, en 1914, 5 des 25 exemplaires sur Japon et 38 des 75 exemplaires sur Hollande.

18 Nous ignorons, comme nous l’avons indiqué, dans quel cadre juridique cette réédition eut lieu : accord commercial avec Kahnweiler ou rachat à l’État par Gallimard des droits sur L’Enchanteur pourrissant mis sous séquestre.

19 Encart dans laN.R.F., no 89, 1er février 1921.

20 Voir par exemple « Au pays des livres », dans Plaisir de bibliophile, 1ère année, no 1, février 1925, p. 56.

21 Georges Gabory, « LUNES EN PAPIER, par André Malraux avec des gravures sur bois de Fernand Léger (Éditions de la galerie Simon) », dans N.R.F., no 101, 1er février 1922, p. 228.

22 Paul Morand, « CŒUR DE CHÊNE, par Pierre Reverdy (Éditions de la galerie Simon) », dans N.R.F., no 104, 1er mai 1922, p. 599.

23 Marcel Arland, « SOLEILS BAS, par Georges Limbour (Kahnweiler) », dans N.R.F., no 136, 1er janvier 1925, p. 89.

24 Edmond Jaloux, « L’esprit des livres », dans Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 3 mai 1924, p. 3.

L’Exposition des arts décoratifs de 192525 comportait une section du livre. Tous les métiers correspondants furent invités à y participer. La galerie Simon fit ainsi partie des exposants26 au même titre que Vollard, la NRF27, Émile-Paul frères28, Ferenczi29 et bien d’autres éditeurs. Pendant quelques semaines, les « modestes » plaquettes de Kahnweiler, du moins celles qu’il édita après 1920, côtoyèrent donc les ouvrages prestigieux de Vollard, les illustrés de luxe de Daragnès et les brochés « grand public » imagés par Serveau et par ses collaborateurs.

L’Exposition donnait lieu à la remise de récompenses. La galerie Simon n’en reçut aucune30 et son nom n’est cité ni dans le rapport officiel31, ni dans les comptes rendus de l’évènement publiés à divers titres dans des ouvrages ou des revues. L’Exposition mettait en effet en exergue les arts décoratifs français et les productions austères d’un Kahnweiler n’intéressèrent que fort peu le jury et la critique. Tout au plus peut-on trouver ici ou là32 des références aux travaux xylographiques de Vlaminck, et donc, sans nécessairement les citer, aux éditions de Voyages de Fritz Vanderpyl et de Communications de Vlaminck lui-même.

Un premier article s’intéressant d’un peu plus près à des œuvres récentes éditées par Kahnweiler parut en 1926 sous la plume de Claude Roger-Marx. Le critique mit ainsi en avant précisément ces deux ouvrages illustrés par Vlaminck ainsi que Brigitte… de Jouhandeau et de Marie Laurencin :

Qu’il grave sur bois ou sur pierre, Vlaminck triomphe dans le blanc et le noir. Quand les bibliophiles rendront-ils justice aux deux plaquettes, Voyages, Communications, publiées avec soin et sans réclame par la Galerie Simon où vient de paraître un charmant opuscule, Brigitte, orné de lithographies de Marie Laurencin ?33

L’intervention de Roger-Marx constitue donc l’un des rares « coup de chapeau » donné à Kahnweiler au cours de ces années difficiles. On remarquera cependant que le critique se base

25 Le titre complet de l’évènement était : Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925.

26 Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes : catalogue général officiel, Paris, avril-octobre 1925, Paris, impr. de Vaugirard, 1925, p. 110.

27 La NRF,rappelons-le, publiait, sous la houlette de Roger Allard, des ouvrages illustrés de luxe.

28 Daragnès dirigea une collection d’illustrés de luxe chez Émile-Paul frères à partir de 1923.

29 Serveau assura, chez Ferenczi, la direction artistique du Livre moderne illustré.

30 « Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925 : liste des récompenses », dans Journal officiel de la République Française, 5 janvier 1926, p. 100-104.

31 Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925 : rapport général,

Livre, classe 15, Paris, Lib. Larousse, 1929, p. 45-68.

32 Par exemple : « Au pays des livres », dans Plaisir de bibliophile, 1ère année, no 4, automne 1925, p. 188 ou Noël Clément-Janin, « Le livre et ses éléments », dans Exposition internationale des arts décoratifs et

industriels modernes, Paris, 1925, « L’Art vivant » éd., Paris, Larousse, 1929, p. 65.

sur les œuvres les plus « accessibles » au milieu bibliophilique parmi les productions du marchand. Il n’est en effet ici question ni des Lunes en papier illustrées par Léger, ni des Pélican illustrés par Laurens, ni d’aucun des ouvrages illustrés par Masson. Roger-Marx était sans doute, à l’époque, l’un des plus ouverts des critiques de bibliophilie mais il appartenait bien à ce milieu qui appréciait peu ou pas les avant-gardes, qu’elles soient cubistes, post-cubistes, abstraites ou surréalistes.

La revue Plaisir de bibliophile avait lancé en fin d’année 1925 un référendum parmi ses lecteurs pour désigner les dix plus beaux livres illustrés du XXe siècle. Le critique Georges Première avait alors proposé une liste indicative d’une cinquantaine de volumes allant de

Parallèlement de Verlaine accompagné de lithographies de Bonnard (Vollard, 1900) à Thaïs

d’Anatole France illustré par Louis Jou (Les Cent Bibliophiles, 1924). L’Enchanteur

pourrissant figurait bien entendu dans cette liste34. La revue rendit compte des résultats de l’enquête quelques mois plus tard. Aucune des œuvres de Kahnweiler ne figura au palmarès final35 bien que des ouvrages comme L’Enchanteur de Derain ou Communications de Vlaminck aient réuni un certain nombre de suffrages. Le milieu bibliophilique restait donc toujours réticent vis-à-vis des ouvrages publiés par le marchand, trop éloignés dans leur conception de ses goûts.

Roger-Marx, grand amateur, dès cette époque, de livres illustrés par des peintres, fit paraître peu après, dans la même revue, un article entièrement consacré à « Vlaminck illustrateur ». Le critique y confirmait son appréciation des deux ouvrages imagés par l’artiste,

Voyages et Communications :

Une âme naïve, populaire, brusque et pathétique s’exprime ici par la plume et le canif. Ces étonnements, ces sursauts, cette invention du monde sont d’un homme-enfant que n’a pas encore ligoté l’habitude […]. Il a besoin de contraste : partout il en crée. C’est ce qui fait de lui un graveur unique. Du blanc, du noir, cela lui suffit : il va les déchaîner l’un contre l’autre, jamais on n’aura vu d’ombre plus opaque, de plus brusques clartés […]. Sans archaïsme volontaire, Vlaminck, d’instinct, a retrouvé la fraîcheur d’âme et de métier des illustrateurs du

XVe […]. Vlaminck est, avant tout, un imagier. Aimons-le dans sa force et sa chaude sauvagerie36.

L’intérêt de Roger-Marx pour les travaux de Vlaminck, et donc pour ces deux éditions, est cependant l’exception. C’est, en effet, pour l’essentiel L’Enchanteur pourrissant qui est cité

34 Georges Première, « Les plus beaux livres illustrés du XXe siècle », dans Plaisir de bibliophile, 1ère année, no 4, automne 1925, p. 226-230.

35 Georges Première, « Enquête sur les plus beaux livres illustrés du XXe siècle », dans Plaisir de bibliophile, 2e année, no 5, hiver 1926, p. 37-44.

36 Claude Roger-Marx, « Vlaminck illustrateur », dans Plaisir de bibliophile, 3e année, no 10, printemps 1927, p. 74-82.

dans les nombreux ouvrages ou articles de revue bibliophilique qui parurent à cette période37. La réception de l’œuvre éditoriale de Kahnweiler fut donc éminemment sélective pendant les années 1920, la critique ne retenant pratiquement, a posteriori, que L’Enchanteur et, pour les productions récentes, les deux ouvrages de Vlaminck.