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À quelques exceptions près, l’eau-forte ne fut utilisée, parmi les éditions de Kahnweiler, que par des peintres en phase de création cubiste, comme Picasso et Laurens, d’une part, et par Masson d’autre part.

Hortense et Léonie décomposées

Picasso n’intervint, pour les éditions de Kahnweiler, qu’en second rang, rappelons-le, pour illustrer deux textes de son ami Max Jacob : Saint Matorel, en 1911135, et Le Siège de

Jérusalem, paru en 1914136.

Lorsque Picasso accepta, après le refus de Derain, d’« illustrer » Saint Matorel à l’été 1910, il n’avait pas jusque-là vraiment pratiqué l’illustration. En revanche, il gravait depuis plusieurs années à l’eau-forte ou à la pointe sèche, ayant été initié à ces techniques par ses amis espagnols et notamment par Ricardo Canals. Vollard lui avait acheté en 1904-1905 des séries d’eaux-fortes et de pointes sèches sur le thème des « saltimbanques » qu’il publia d’ailleurs en 1913137. En 1909, Kahnweiler avait lui-même édité plusieurs pointes-sèches de Picasso138. Pour

Saint Matorel puis, deux années plus tard, pour Le Siège de Jérusalem, Picasso fit donc le choix

de l’eau-forte, une technique qui correspondait à son expérience et à ses pratiques du moment, d’une part, et au type de dessin qu’il souhaitait joindre à ces livres, d’autre part.

La plupart des critiques rappellent les réticences de Picasso vis-à-vis de tout exercice d’illustration et soulignent le peu de liens existant entre l’imagerie de Saint Matorel – et, a

fortiori, du Siège de Jérusalem – et la trame des épopées mystiques de son ami.

En revanche, ces mêmes critiques mettent en avant la qualité plastique des gravures de Picasso, comme le fait ici Gérard Bertrand pour les gravures de Saint Matorel relevant du cubisme analytique (illustrations 1-9 et 1-10), en pensant notamment à l’une d’entre elles représentant « Mademoiselle Léonie » (illustration 1-9) :

135 Annexe 1 p. 841-50.

136 Annexe 1 p. 854-60.

137 J.-R. Thomé, « Pablo Picasso », dans Pierre Mornand, J.-R. Thomé, Vingt artistes du livre, Paris, A. Cymboliste, 1950, p. 224.

138 Gérard Bertrand, L’illustration de la poésie à l’époque du cubisme : 1909-1914, Derain, Dufy, Picasso,

Mais si l’on accepte maintenant de juger ces mêmes gravures sur leurs seules qualités plastiques, on pourra sans restriction aucune céder à l’attrait de leur beauté singulière, où s’allient délicatesse de l’exécution et sûreté du geste139.

Ils s’appesantissent également sur le caractère accompli des eaux-fortes du Siège de

Jérusalem (illustrations 1-15 et 1-16) pour lesquelles le peintre use des tailles et des

contretailles « pour atteindre à de surprenants effets de clair-obscur »140, l’une des caractéristiques des gravures relevant du cubisme synthétique.

La taille-douce – eau-forte ou pointe-sèche – fut en fait le procédé de gravure sinon unique du moins privilégié par Picasso dans ses années cubistes. Elle apparaît donc, par la précision de ses traits et par ses contraintes en termes de rendu des volumes, comme un outil particulièrement adapté aux recherches de l’artiste à cette période.

Le recours à l’eau-forte par Laurens en 1921 pour illustrer Les Pélican de Radiguet paraît corroborer ce constat. Le sculpteur n’avait débuté ses travaux cubistes qu’en 1914. Kahnweiler, éloigné de Paris pendant la guerre, ne l’intégra à sa galerie qu’à son retour. Le marchand tenait en haute estime les travaux de Laurens, y compris ses papiers collés et ses gravures : « Ses papiers collés, je les ai appelés jadis la fine fleur du cubisme »141. Parmi les artistes de la galerie Simon, Laurens était en fait, au cours des années 1920, le seul à pratiquer encore un cubisme « originel » puisque Gris et Braque avaient largement évolué dans leurs pratiques.

Laurens réalisa sept eaux-fortes pour illustrer Les Pélican (illustrations 29, 30 et

1-31), campant de manière humoristique plusieurs des personnages de la pièce « loufoque » de

Radiguet, dont Hortense et Anselme en jockey (illustration 1-31)142. Ces gravures sont considérées, avec celles de Picasso pour les Saint Matorel, comme des exemples-types d’eaux-fortes cubistes.

L’eau-forte au service de l’écriture picturale de Masson

Masson n’avait pas encore pratiqué l’illustration ni d’ailleurs la gravure lorsqu’il intégra la galerie Simon. Lorsqu’il fut question de son intervention pour accompagner Soleils bas de son jeune ami Limbour, il semble, d’après Lawrence Saphire et Patrick Cramer, que Kahnweiler

139 Loc. cit.

140 Ibid., p. 101.

141 Propos de Kahnweiler rapportés par : Patrick Waldberg, Henri Laurens ou la femme placée en abîme, Paris, le Sphinx, Veyrier, 1980, p. 66.

142 Nous avons pu identifier les personnages représentés en rapprochant ces illustrations des gravures figurant dans l’ouvrage de Patrick Waldberg, ibid., p. 33 et 43. Ces gravures sont en effet légendées par l’artiste ou titrées, ce qui n’est pas le cas dans le livre Les Pélican édité par Kahnweiler.

ait insisté pour qu’il utilise l’eau-forte, un procédé « noble », et non la lithographie143. Le peintre utilisa effectivement cette technique et la pratiqua ensuite pour la plupart de ses travaux d’illustration.

Masson s’initia lui-même à la pratique de l’eau-forte et à celle de la pointe-sèche en lisant des manuels. Ses gravures pour Soleils bas, et pour les éditions suivantes d’ailleurs, ont de ce fait un caractère encore expérimental. Ce sont des eaux-fortes retouchées à la pointe-sèche et les intitulés des diverses éditions portent d’ailleurs tantôt la mention d’« eaux-fortes » et tantôt celle de « pointes-sèches », sans que Masson ait en fait procédé différemment pour réaliser ses illustrations. Ces « imperfections » de gravure furent même, sans doute, à l’origine d’une certaine déception de Desnos, selon Anne Egger, après la réalisation de C’est les bottes… : « Desnos, à ce sujet, regrette que le livre ait été « saboté par l’éditeur » (un livre chat botté ?!) »144. Les motifs précis de ces regrets ne sont cependant pas explicités et Anne Egger ne cite pas ses sources. Quoi qu’il en soit, Masson apprit apparemment assez vite à « utiliser » ces aléas techniques à ses fins, comme l’explique Françoise Levaillant :

Or, les accidents de morsure, les erreurs, les incidents d’encrage, au lieu de demeurer des substituts d’une intention parallèle, devenaient les auxiliaires de l’invention. Utiliser l’accident au cours du travail, là où l’on attend précision et raison, évoque inévitablement quelque chose de l’idée surréaliste. La gravure sur cuivre (pointe sèche, eau-forte, aquatinte, vernis mou) devint pour Masson un acte de surréalisme.145.

L’eau-forte et la pointe sèche devinrent donc, pour Masson, des outils au service de son écriture plastique, jusque dans leurs aléas.

On peut ainsi suivre les évolutions du graveur au travers des illustrations de Soleils bas146 (illustrations 1-51, 1-52 et 1-53) puis de C’est les bottes…147 (illustrations 1-68 et 1-69), tirées cette fois en bistre, de Ximénès Malinjoude148 (illustrations 1-73, 1-74 et 1-75) et enfin de

L’Anus solaire149 de Bataille (illustrations 1-82 et 1-83). Compte tenu de la nature des textes que ses eaux-fortes accompagnaient, ses traits se firent aussi plus frénétiques et plus violents. Indéniablement, l’eau-forte et la pointe sèche ont été pour l’artiste des techniques adaptées à

143 Lawrence Saphire, Patrick Cramer, André Masson : catalogue raisonné des livres illustrés, Genève, P. Cramer, 1994, p. 22.

144 Anne Egger, Robert Desnos, Paris, Fayard, 2007, p. 277, note 512.

145 Françoise Levaillant, « Le prétexte du livre, André Masson graveur et lithographe », dans André Masson,

livres illustrés de gravures originales, exposition, Royaumont, Centre littéraire, Asnières-sur-Oise, juin-juillet

1985, Asnières-sur-Oise, Fondation Royaumont, 1985, p. [2].

146 Annexe 1 p. 908.

147 Annexe 1 p. 938-40.

148 Annexe 1 p. 949.

ses fins. François Chapon a d’ailleurs bien mis en évidence ce point en commentant la « fusion intense » atteinte entre Masson et Bataille dans L’Anus solaire :

Au dynamisme universel détecté par le premier [Bataille] correspond le rythme linéaire de Masson, cette sorte de frénésie du trait, cette superbe saccade que le cuivre ne ralentit pas, à laquelle la pointe sèche confère une allure de griffure. On ne peut plus parler, à ce niveau de violence, de l’accord de deux pulsions : il s’agit d’une conflagration où ce petit livre trouve sa « beauté convulsive »150.

L’eau-forte s’avère donc bien, au sein des éditions de Kahnweiler, un outil efficace au service de l’écriture plastique des cubistes et de Masson.